Journal #9. À-propos de l’homme Picasso et de son art

En 1963, Françoise Gilot (mère de Claude et Paloma) co-écrit un livre titré Life with Picasso. Picasso tentera trois de faire interdire sa publication. La traduction française paraît en 1965. Dans Les Lettres Françaises, dirigées à l’époque par Louis Aragon, Pierre Daix démolit le livre et s’attaque à Gilot. S’ajoute à cela une pétition signée par quatre-vingt personnalités en soutien à Picasso, dont Hartung, Miro, Magnelli, Manessier, Pignon, Vieira da Silva, Soulages… Une anecdote : Un jour, F. Gilot, qui appartenait au même groupe d’artistes que Nicolas de Stäel, lui dit que, le lendemain, elle va visiter Picasso, et nous sommes alors au tout début de leur connaissance mutuelle. De Stäel lui répond que demain il visitera Georges Braque. F. Gilot lui dit que cela revient au même. Pas du tout, lui répond de Stäel ; qui lui décrit Braque  comme un homme fort sympathique, tandis qu’il ajoute que Picasso la “dévorera” ; ce à quoi rétorque Gilot que c’est “son problème”. Dans le documentaire Picasso sans légende, sur Arte, on apprend donc que F. Gilot est la seule femme qui aura dit “non” à Picasso, non à ces manipulations, non à son emprise, tandis que les cinq autres femmes précédentes ont été détruites par lui, sort qu’elle s’est absolument refusée de suivre. Aussi, le surnom “La femme qui dit non” a été inventé par Picasso lui-même à l’adresse de F. Gilot ! Cette dernière a très vite compris qu’il fallait qu’elle résistât au dévoreur de femmes qu’était Picasso, tant sur le plan corporel que surtout psychique. Elle s’est donc protégée, et, fait remarquable, a toujours refusée d’accepter de se reconnaître, mieux, de s’identifier aux portraits que Picasso peignait d’elle, geste mental extraordinaire, qui lui a permis d’encore mieux contrer l’emprise du peintre. Par ailleurs, peintresse elle-même, et pour rééquilibrer les rapports, F. Gilot a produit de nombreux autoportraits. Nous avons donc affaire ici à une femme, à tout point de vue, exceptionnelle. Picasso était un ogre, et cinq femmes y auront laissé leur santé, tant physique que mentale (le cancer mortel de M. Humbert, a l’âge de 30 ans, n’a évidemment pas été causé par Picasso, quoique certaines maladies peuvent être aussi, bien entendu, psychosomatiques). Redonnons leur noms : Fernande Olivier, Eva Gouel (i.e., Marcelle Humbert), Olga Khokhlova, Marie-Thérèse Walter (suicidée), et Dora Maar.     

Et il est bien évident que toutes les femmes en pleurs peintes par Picasso témoignent de sa cruauté, tandis que le cheval dans le tableau Guernica symbolise Olga Khokhlova, comme nous l’apprend  F. Gilot, aussi ce fait  notable que Picasso craignait les chevaux, jusqu’à ce qu’il en vienne à admirer les dons de cavalière de Gilot, dons vis-à-vis desquels il était bien en peine de rivaliser, puisqu’il avait peur des équidés. Il paraît, comme l’écrit Claire Moulène dans Libération (06 avril 2023), que la commémoration du cinquantenaire du décès du malaguène, accompagnée d’expositions afférentes, contribuent à « [D]onner du grain à moudre aux jeunes détracteurs qui, dans les écoles d’art ou sur les réseaux sociaux, dénoncent l’hégémonie envahissante et la misogynie encombrante de l’artiste le plus célèbre au monde ?» Il est très facile de décrier, conspuer, insulter Picasso. Il y a belle lurette que personne ne vient le défendre, car il est devenu indéfendable. Picasso s’appropriait les découvertes des artistes, pourvu que ces dernières motivassent sa soif de nouveauté et de créativité, exigeait de ses compagnes une présence 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, comme le dit F. Gilot, etc. Mais ça, à l’époque, ou, plutôt, dans toutes les époques successives de conquêtes, son entourage devait bien le savoir, que Picasso était un saligot sadique (il a brûlé à la cigarette la joue de F. Gilot quand elle a, au début de leur relation, refusé de vivre avec lui). Maintenant, on doit supposer que ces « jeunes détracteurs dans les écoles d’art », dans leur propre contemporanéité, ne connaissent aucune personne d’influence, professeur-re (c’est à la mode), artiste, etc., qui se comporterait régulièrement comme un vrai salopard avec tel ou tel jeune étudiant ou étudiante… Non n’est-ce pas ? Tout est clean, ce pourquoi on ne peut aboyer que sur Picasso. Pourtant, dans le milieu de l’art (comme dans tous les milieux), aujourd’hui, on connaît des hommes, plus ou moins influents, qui se comportent très mal avec les femmes (mais aussi les hommes), et une grande partie du milieu est parfaitement au courant. Que se passe-t-il pour les contrer, faire davantage connaître sur la place publique leurs agissements ? Rien. Il est vrai que s’attaquer à une personne bien vivante, même si c’est un pervers narcissique, c’est tout de même plus risqué… Et là, déjà, un certain nombre de lecteurs et lectrices auront des noms en tête. Mais l’avantage des morts, c’est qu’ils ne vont pas vous harceler ni vous griller dans le milieu !  

À dire vrai,  celles et ceux qui voudraient jeter à la poubelle les œuvres de Picasso, cette autre qui, financée par le CNC, le traite de « grosse merde » dans ses vidéos, confondent deux catégories, l’universel et le particulier. L’art, c’est assez banal de le rappeler, connaît une vocation universelle : n’importe qui sur la planète peut y être sensible ; n’importe qui peut apprécier un tableau de Pablo Picasso, un dessin de Julie Mehretu, une pièce de Luigi Nono, une chanson d’Esperanza Spalding, etc. Une œuvre d’art, et c’est aussi banal de le rappeler, dès lors qu’elle touche une personne, ou des milliers, voire des millions, n’appartient plus en propre à son créateur, elle est dépersonnalisée, même si l’artiste y a mis tout son être. En revanche, ce que l’artiste fait de sa vie quotidienne, la manière dont il traite ses semblables, cela lui appartient et ne peut pas lui être retiré. Si un artiste se comporte mal avec un/une proche, il ne viendrait à l’idée de personne d’universaliser ce comportement ; c’est d’ailleurs bien pour cette raison que tel entretient d’excellents rapports avec untel, tout en sachant qu’il se comporte ignominieusement avec d’autres… sous-entendu implicite et non-dit patent : « je sais que tu es un vrai fumier, mais tant que tu ne t’en prends pas à moi, tout va bien » ; ce qui, bien entendu, du point de vue de l’éthique, pourrait soulever quelques questions, mais c’est un autre sujet.

Prenons un cas plus extrême. On incarcère un meurtrier non pas parce qu’il pourrait assassiner l’humanité entière ou une partie conséquente, mais parce qu’il a tué une personne. Cela ne relativise en rien son acte, mais la justice, justement, ne généralise pas le délit, elle est particulariste, sauf, évidemment, en ce qui concerne l’innovation qu’a constituée la notion de Crime contre l’Humanité, dans le statut final du tribunal militaire de Nuremberg, établie par l’Article 6 de la Charte de Londres. Inversement, donc, il serait absurde d’inculper un meurtrier isolé sous le chef de Crime contre l’Humanité. De la même manière, il est encore plus absurde d’“inculper” les œuvres de Picasso au prétexte qu’il a, dans sa vie privée, maltraité un certain nombre de femmes. Les œuvres ne commettent pas de délit, elles ne portent physiquement atteinte à personne, même si, bien entendu, une œuvre d’art peut nous bouleverser aux larmes, nous heurter, nous choquer, nous émouvoir, entre autres. Dans le cas des apprentis procureurs actuels contre Picasso, on confond donc le particulier et l’universel à un second niveau d’absurdité : Les œuvres d’art (de Picasso) ne peuvent être tenues coupables de quoi que ce soit, même si, en ce cas particulier, la série des “Pleureuses” pourra être perçue différemment en raison justement de ce que l’on sait de sa vie privée (ce que Pierre Cabanne avait par ailleurs  bien remarqué, il y a déjà longtemps, en écrivant tout net que les portraits de femmes en larmes symbolisaient la transformation de l’amour en mépris cruel); mais cela ne justifie en aucun cas que l’on en vienne à confondre la partie pour le tout ; en rappelant, par ailleurs, que tous les tableaux de Picasso ne sont pas forcément des chefs d’œuvre. 

Il faut absolument visionner ce documentaire, qu’on eût aimé plus long, car la parole de Gilot y est précieuse et passionnante : https://www.arte.tv/fr/videos/095167-000-A/pablo-picasso-et-francoise-gilot/

 

PS. La régression intellectuelle qui consiste à demander des certificats de moralité aux artistes et surtout dans leurs productions n’est pas le seul apanage de la jeunesse, comme le prouve par l’image et les mots cet article du journal Le Monde :

Quand on lit le titre de cet article, qui fait s’entretenir André Gunthert, historien des cultures visuelles, avec Carole Talon-Hugon, philosophe spécialiste d’esthétique, et Mario Dupont, journaliste, a-t-on envie d’aller plus loin ? Non. Pourquoi ? Parce que l’énoncé est grotesque. Il n’existe pas de “valeur morale” dans une œuvre d’art. Si tel était le cas, il faudrait purger les musées d’un bon nombre d’œuvres, et il serait urgent alors, au préalable, d’instaurer une Haute Autorité de la Morale Artistique, qui validerait ou non toute œuvre — plastique, littéraire, théâtrale, etc. —, avant qu’elle ne soit livrée à la visite du public. On voit le grotesque d’une telle proposition. Surtout, et primordialement, la morale concerne le vivant, et pas les objets. Gagner 500 000 € par mois (le salaire du patron de Total), est-ce moral ? Un missile à ogive nucléaire, est-ce moral ? Avoir tué près d’Un million d’irakiens à partir d’un mensonge d’État, est-ce moral ? Affirmer et défendre l’“idée” que les œuvres sont soumises à un code moral est d’un ridicule achevé, qui renvoie au réquisitoire d’Ernest Pinard contre Les Fleurs du Mal, de Baudelaire, dont nous citons cette merveilleuse saillie :« Réagissez, par un jugement, contre ces tendances croissantes, mais certaines, contre cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire, comme si le délit d’offense à la morale publique était abrogé, et comme si cette morale n’existait pas. » Mais il y a belle lurette que la morale n’existe plus, pas plus que les “bonnes mœurs” ; il ne reste que l’éthique, et, encore une fois, l’éthique ne concerne que le vivant, et pas les objets. Mais je n’irais pas jusqu’à ajouter, comme l’immense philosophe Hilary Putnam (aucun équivalent en France, hélas !), que « l’éthique est devenue un infect cheval mort » (Ethics without Ontology, 2004), même s’il avait sûrement raison de l’écrire, mais c’est encore une autre histoire….

En Une : photographie de Françoise Gilot.

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 

 

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