Les pays modernes ont toujours besoin de “héros”, de figures qui incarnent un “combat”, une idée-force. On forge ou exhausse les héros que nous trouvons, suivant les moments, ce qui est disponible. La Suède a Greta Thunberg, la France Cyril Dion. À l’âge de 15 ans, en 2018, Greta proteste devant le Parlement suédois contre l’inaction du pouvoir face au Changement Climatique, et lance sa fameuse grève hebdomadaire scolaire (Skolstrejk för klimatet) pour le même motif. Thunberg devient assez vite connue et reconnue internationalement, non sans avoir essuyé les assauts d’une haine irrationnelle, tandis que cette jeune fille pense à juste titre que son avenir est devant elle et qu’il sera préférable en tant que vivable. Greta, rien qu’en se mettant dehors, par tout temps, avec son jour de grève par semaine, agit, implique son corps et sa personne ; c’est un geste politique. Éminemment. Là encore, nombreux sont ceux qui n’auront pas voulu comprendre ou voir ce qui se passait là, et préféré, et par exemple dans notre beau pays, en bons vieux misogynes, moqué son action politique (et on pense à ce vieux gâteux de Régis Debray, ou encore Marc Lambron). En France, hélas!, nous n’avons pas de personnalités aussi courageuses que Greta ; à vrai dire, il n’y a personne, à ma connaissance, qui aurait initié des actions similaires. Mais il faut bien parler tout de même de ce “problème”, le Réchauffement Climatique”, espèce de formule qui, si elle concerne bien un véritable bouleversement, ne constitue qu’un sur Dix des cavaliers de l’apocalypse (graphique explicite plus bas). Mais c’est bien commode d’utiliser à volonté cette expression, ajoutée parfois à l’Extinction (très accélérée) des Espèces, ça permet de faire entrer l’idée que, somme toute, au niveau cosmologique (notre planète est un système cosmologique), il n’y a que deux dangers qui nous menacent, et que c’est en construisant des voitures électriques et en isolant les passoires thermiques que nous allons nous en sortir. Non. Non et mille fois non. Mais il ne faut pas angoisser les gens (il y a déjà tellement de problèmes !), il ne faut pas non plus prévenir que l’on va “punir” écologiquement les citoyens dans leurs usages quotidiens, non, surtout pas ! On va faire comprendre tout cela en douceur, avec pédagogie, avec le temps, et vous verrez que finalement, et bien vite, on acceptera de ne manger de la viande que deux fois par semaine. Et sans oublier de trier ses déchets (sur les 8,3 milliards de tonnes de plastique produites dans le monde, seules 9% sont recyclées ; et, autre exemple, en 2016, la France a exporté 700 000 tonnes de détritus-plastique dans le monde ! Mais nous sommes sur la bonne voie !) Bref, vous l’aurez compris, il faut agir, mais à la cool, on va pas se prendre la tête, on va y aller tranquille, sans violence, avec douceur et amour. Quel est, dans nos contrées, le modèle disponible pour ce genre de messages ? Hulot est grillé, reste Cyril Dion ! Ça tombe bien, Cyril, c’est son combat depuis longtemps. Son parcours assez erratique au début a trouvé sa voie en 2006, avec l’association Colibris, fondée par Pierre Rabhi et d’autres, et dont il sera le premier Directeur. C’est à cette date que Dion voit vraiment la lumière. L’association s’est donnée pour mission « d’inspirer, relier et soutenir les citoyens engagés dans une démarche de transition individuelle et collective » (dixit le site afférent). On ajoutera juste que l’association Colibris ne connaît pas de scrupules quant à l’exploitation des bénévoles et à l’aspiration vorace et experte des subventions (en références plus bas). Influence du Maître ou pas, ce qui est sûr, c’est que Dion a le sens du business : il co-fonde le magazine mensuel Kaizen (c’est du japonais, = “changement bon”) en 2012, qui propose plein de solutions révolutionnaires, comme par exemple “fabriquer son propre sac de courses réutilisable”, ou encore apprendre à élaborer un “masque de beauté au marc de café”, sans oublier sa page “Spiritualités”, où l’on nous parle de biodynamisme, de Pierre Rabhi (encore…) où on nous invite à vérifier l’affirmation merveilleuse qu’en guise de randonnée, “tous les chemins mènent à soi”. C’est quand même autre chose que Greta ! Ajoutons que Dion dirige une Collection chez Actes Sud, qu’il se publie lui-même chez son éditeur, c’est pratique !, qu’il fait des films, des conférences. Toute cette activité écologique débridée et sincère pourrait se résumer à ce principe simple : En attendant la fin du monde, autant faire du pognon !
Dion s’est trouvé une niche médiatique, la propagation des solutions et bonnes idées en attendant le pire. C’est sympa, ça ne mange pas de pain, et ça ne fait peur à personne. A contratio, Greta n’a pas le sens du business ; elle ne tire nul profit de son action politique et militante ; elle n’a pas dirigé une association repérée pour ses dérives sectaire (Colibris mentionnée dans le Rapport Miviludes 2016-17), elle ne fait pas de film, n’a pas créé de magazine, etc., et, préciosité suprême, elle refuse de prendre l’avion. Dion écrit que, pour son dernier l’ouvrage il a « synthétisé deux années de recherches, de lectures, de rencontres à travers dix-huit pays…» On supposera qu’à l’instar d’une Greta, il a visité tous ces pays en bateau, en train, à vélo, et qu’il ne prend jamais l’avion ? J’ai écouté à la radio ce que peut dire Dion. Je le trouve pathétique, soit le produit d’une espèce de “pensée” mièvre et gentille bourgeois-bohème, que l’on retrouve chez un Frédéric Lenoir, parmi d’autres Développeurs personnels de supermarché. Ainsi, n’ayant nulle envie de taper à l’écran certains des propos de Dion, je me fais les dents sur un extrait de son dernier pensum :
« Nous sommes face à un danger d’une ampleur comparable à celui d’une guerre mondiale. Sans doute même plus grave. Danger porté par une idéologie, matérialiste, néolibérale, principalement soucieuse de créer de la richesse, du confort, d’engranger des bénéfices. Qui envisage la nature comme un vaste champ de ressources disponibles au pillage, les animaux et autres êtres vivants comme des variables productives ou improductives, les êtres humains comme des rouages sommés de faire tourner la machine économique. Nous devrions résister. Tels nos aïeux résistant au nazisme, tels les Afro-Américains résistant à l’esclavage puis à la ségrégation, il nous faudrait progressivement refuser de participer à ce dessein funeste. Nous dresser et reprendre le pouvoir sur notre destinée collective. Ce n’est pas vers la ruine et la destruction que nous voulons nous diriger. Ce n’est pas un monde absurde, où chacun est cantonné à un rôle de producteur-consommateur, que nous voulons construire. Nous n’avons pas décidé d’éradiquer toute forme de vie sur Terre, simplement pour pouvoir nous asseoir dans un canapé, smartphone en main, musique douce en fond, télé allumée en arrière-plan, livreur à la porte, chauffage réglé à 22 °C… Ou, si c’est le cas, nous sommes définitivement dégénérés.»
La première phrase est consternante. Comment dire que ce qui est en train de se passer (le “danger”) est plus grave qu’une guerre mondiale ? Cinquante millions de morts pour la Seconde. Comment minorer cela avec quoi que ce soit ? Continuons. Dès la deuxième phrase, Dion est en porte-à-faux avec son combat courageux contre l’« idéologie, matérialiste, néolibérale, principalement soucieuse de créer de la richesse ». En effet, on supposera que ses films, son magazine, ses livres, ne sont pas créés pour être vendus et lus, on supputera que toute la chaîne de production qui permet la mise au jour de ses livres, magazine, films, etc., que tout cela s’inscrit dans un cercle vertueux, écologique, dans une démarche affichée de non-profit. Bien entendu. On supposera que Dion a bien vérifié que le moindre employé impliqué dans sa production industrielle est bien rémunéré, par exemple. Bref. Continuons, pour nous arrêter sur cette injonction :« Nous devrions résister. » Oui, mais plus encore, il faut s’opposer, comme, par exemple, Greta (je refuse d’aller à l’école une fois par semaine). Le verbe « résister », surtout pour les Français, a un sens très fort. Et Dion le sait, puisqu’il enchaîne :« Tels nos aïeux résistant au nazisme, tels les Afro-Américains résistant à l’esclavage puis à la ségrégation, il nous faudrait progressivement refuser de participer à ce dessein funeste. Nous dresser et reprendre le pouvoir sur notre destinée collective.» Ça déraille. Voilà le nazisme ! Mais aussi les résistants, nos aïeux résistants… Ah bon ? Tous nos aïeux ont résisté ? Non. Mais, dit comme ça, c’est plus sympa, c’est moins violent que de dire que la majeure partie des Français s’est bien tue, certes bien souvent terrorisée et traumatisée, et qu’une partie non congrue a collaboré. Mais peu importe, le verbe est lâché. Oui ! Il faut résister aussi comme les Afro-Américains qui ont résisté à l’esclavage ? Première nouvelle ! On connaîtrait des cas d’esclaves noirs qui auraient résisté, en masse, à l’esclavage américain ? Et puis quel est le rapport entre nazisme et esclavage ? Mais voyez comme le réel rattrape les bonnes intentions. À ses yeux, si nous nous contentons de regarder la télé en écoutant de la musique etc. (relisez plus haut) alors nous sommes définitivement dégénérés. Le mot « dégénéré » est un terme très fort, excessif. En tant qu’écrivain, je ne l’emploie jamais, c’est un mot tabou. Pour moi, ce mot, évoque justement le nazisme, avec son expression d’“Art dégénéré” (Entartete Kunst), quand les nazis exposaient ce qu’ils considéraient comme de l’“art dégénéré” — les artistes allemands contemporains, sans oublier Nolde, Kokoschka, ou encore Picasso. Voyez la violence du propos. Bien étrange d’ailleurs… En sus, de quel droit ou sapience Dion caractérise-t-il ainsi ceux et celles qui, dans nos sociétés, se comportent de cette manière ? Quel est le problème ? C’est bien le fruit du travail et du progrès qui a permis à ce que, parfois, on puisse s’installer dans un canapé, en écoutant de la musique, en regardant la télé, avec le chauffage à 22°, etc. Quel est donc ce soudain violent mépris et ce jugement de valeur ? Mais, que l’on se rassure, Dion n’est pas pour la violence, ni pour l’agir physique. Après tout, il pourrait s’inspirer de Greta, aller par exemple, un jour par semaine, faire le pied-de-grue devant le Parlement français pour exiger des mesures radicales… Mais non !, il nous dit comment faire :« Les perspectives plus radicales d’insurrection ou d’affrontements radicales d’insurrection ou d’affrontements violents nous conduiraient certainement à reproduire ce que nous prétendons combattre. Selon moi, il ne s’agit pas de prendre les armes, mais de transformer notre façon de voir le monde. De tout temps, ce sont les histoires, les récits qui ont porté le plus puissamment les mutations philosophiques, éthiques, politiques… Ce sont donc par les récits que nous pouvons engager une véritable “révolution”.» Voilà ! Dion n’invite pas le lecteur à descendre dans la rue, ne dit pas aux élèves de sécher les cours, ne propose pas aux salariés de faire grève un jour par semaine, ou même deux heures hebdomadaires, rien de tout cela !, le Système (O Sistema) peut dormir tranquille ; il s’agit d’écrire, de raconter des histoires, des récits, parce que, tout le monde le sait, les révolutions ne sont pas faites dans la rue, mais dans les livres ! Cela suffira pour « transformer notre façon de voir le monde ». Ici un summum, on ne sait, d’hypocrisie ou de niaiserie. Pour sa part, le message subliminal dionesque est moins benêt, et se résume à ceci : “Achetez mes livres, allez voir mon film, donnez-moi des thunes, je m’occupe du reste !”, c’est-à-dire de rien. Voilà pourquoi, du point de vue éthique, et du simple bon sens, on préférera Greta Thunberg, jeune personne courageuse, mue uniquement par sa volonté de voir son avenir pérenne et respirable, répétant inlassablement que les adultes doivent faire face à leur responsabilité : assurer un avenir à la jeunesse, et entraînant des milliers de manifestants dans le monde entier qui exigent un avenir viable. Surtout, Thunberg est une activiste, ce que n’est en aucun cas Dion. Agir, s’activer, de manière rationnelle et éthique, pour notre Monde, ressemble plutôt à cela.
Le graphique qui calme le steak de soja
Ci-dessus un tableau francisé issu des recherches du Stockholm Resilience Centre, qui est pionnier dans les études des bouleversements cosmologiques terrestres. Sur ce camembert on compte dix secteurs, plus ou moins identifiés. Par exemple, c’est l’incertitude complète sur l’“Introduction de nouvelles entités dans l’environnement”. On sait que la pollution, notamment au perturbateurs endocriniens, ces derniers innombrables, entraîne des modifications dans les biotopes et les organismes. On sait aussi qu’il existe très peu de recherches à ce sujet, d’où, aussi, le point d’interrogation. On peut en dire autant de l’“Accroissement de la charge atmosphérique en aérosols”. Par ailleurs, on peut voir que la “frontière planétaire” (‘planetary boundary’) des cycles phosphate-nitrate est défoncée. Qu’un élément agent de la destruction systémique se trouve dans la zone rouge signifie qu’il devient impossible de modéliser quoi que ce soit ; ce dont on est sûr, c’est que tout cela est mauvais, pire : catastrophique. On constate aussi que la “Diversité génétique”, ce qu’on appelle aussi la variété des espèces, s’appauvrit et se retrouve dans des situations tragiques qui sont subsumées sous le terme générique d’Extinction du Vivant. À ce sujet, indiquons que la “diversité fonctionnelle”, c’est la diversité des rôles écologiques joués par les espèces. On voit que ce rôle, concomitamment à l’extinction en cours, est son corollaire dans l’interaction sociale des espèces. On le constate encore, seuls les indices de la “couche d’ozone”, de la “perturbation des cycles de l’eau douce”, et de l’“acidification des océans”, sont encore dans le vert, avec cette précision que, s’agissant de l’acidité des océans, on a repéré déjà, à tel et tel endroit du globe, des mollusques dont la coquille est attaquée et trouée par l’eau trop acide, ce qui n’est pas bon signe pour la chaîne alimentaire.
Bien sûr aussi, ce camembert avec ses dix cavaliers apocalyptiques ne peut inclure les autres opérations d’avant-garde ; elles se composent, par exemple, du ralentissement de la circulation thermohaline. Les océans avancent à partir de “tapis-roulant” en eaux très profondes, ce sont eux qui conditionnent la température des courants, et donc, très indiciellement, le climat mondial. Or les océans sont gavés, saturés de dioxyde de carbone, car les forêts ne peuvent pas tout absorber des rejets de CO2 dans l’atmosphère, et les océans prennent aussi leur part. Mais leur part est maintenant au-delà du raisonnable, et, pour le dire ainsi, les océans sont tellement saturés de CO2 que leur eau est plus “lourde”, ce qui provoque un ralentissement généralisé de la circulation océanique (i.e, circulation thermohaline), et donc un bouleversement de tous les équilibres climatiques. Pour exemple, la dérive nord-Atlantique (les eaux réchauffées par le Gulf-stream, pour le dire vite) absorbe chaque année 1 milliard de tonnes de dioxyde de carbone atmosphérique. Quand on parle de Réchauffement climatique, on croit naïvement que seul les Gaz à effets de serre sont responsables du Changement climatique. On voit bien que non.
Voici, très succinctement, quelques éléments relatifs aux catastrophes en cours. Aucun livre, aucun film, aucune conférence, aucun magazine, ne va commencer de diminuer le moindre de ces signaux d’alarme, inouïs dans l’Histoire humaine.
En Une : 16 avril 2019, au Parlement européen, Greta Thunberg, pendant son allocution. Photo AFP.
Refs. Sur la sixième extinction : Elisabeth Kolbert, La 6e extinction, Le livre de poche. Sur Colibris et Pierre Rabhi : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/11/MALET/59190 et https://www.monde-diplomatique.fr/2018/08/MALET/58981. Sur Greta, sa propre mise au point : https://reporterre.net/La-jeune-militante-du-climat-Greta-Thunberg-repond-a-ses-detracteurs
Léon Mychkine
mychkine@orange.fr
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