Julie Navarro à la Galerie Liusa Wang, Paris. Une expérience esthétique.

“Cosmopool”, Julie Navarro, Galerie Liusa Wang, 77, rue des Archives, jusqu’au 23 septembre !

Sur le long terme Julie Navarro, comme de nombreux artistes, s’entiche d’une idée, rémanente, un tantinet obsédante. Pour elle, mais sans exclusive, ce sont les ondes. Et même quand elle travaille avec de l’eau, elle pense aux cercles, aux gouttes, aux ronds dans l’eau ; et les ronds dans l’eau, ce sont encore des ondes, des ondes circulaires. Mais on pourrait tout autant penser aux fentes de Young et aux coefficients de Fresnel (Google est votre ami), et, pour le dire simplement, à ce que nous pouvons voir en terme de mouvement, comme, par exemple, en été, les ombres des chauds rayons lumineux s’agitant au plafond comme des vagues. Avez-vous déjà vu cela ? Il faut déjà un plafond blanc… bref. Navarro regarde la nature, et, comme de nombreuses artistes, elle hypostasie ce qu’elle voit, entend, et ressent. Elle peint donc, entre autres, différents phénomènes ondulatoires, certains statiques et d’autres qu’elle parvient à rendre à la fois — mimétiquement et non —, plus dynamiques, telles ces étonnantes peintures sur moustiquaire et tutu. En chercheuse, Navarro a étudié tous les types de résille, qu’elle a testés, pour ne retenir, à la galerie, que les deux susnommés. Ainsi il en va de “Purple rain”, (premières vidéos artistiques sur Galerie Mychkine ici !), ainsi qu’avec “Nymphéas [dédicace]” 2022, ici. Dira-t-on que les peintures-résilles de Navarro sont pour partie ondulatoires ? Nous pouvons le dire. Mais c’est sous la surface que “cela” ondoie, ondule, module et turbule, le champ de vision, modifications perceptuelles qui ne sont pas transmissibles via l’image fixe photographique :            

Julie Navarro, “Purple rain”, 2022, acrylique sur moustiquaire, photo Valérie Archeno

 Image qui ne fige le mouvement qu’à l’instant T, ne disant donc rien de “juste avant” et de “juste après”, donc là, plus que pour beaucoup d’images, il est nécessaire de voir en présentiel, ou bien alors en vidéo, car les jeux ondulatoire sont si nombreux et variables, suivant la lumière, votre façon de mouvoir, votre vitesse neuro-motrice (le flux nerveux électrique = 300 km/h, soit 80 m/s), que vous verrez ou pas tel ou tel effet. Ainsi donc, et quelque part (comme on dit, mais où ?), Navarro réussit ici quelque chose d’étonnant et de déroutant ; on a l’impression que les ondes viennent perturber l’espace du peint. Mais ce n’est pas une impression, c’est bien réel, car l’artiste est parvenue à produire ce petit chaos ondulatoire dans l’espace du cadre, du peint deux fois — une première peinture superposée sur une autre. Et là, et c’est original aussi, Navarro se sert enfin de l’épaisseur du cadre, de la fameuse tranche, dont souvent, les peintres ne savent que faire. Ici, la tranche ne sert pas de support à proprement dit, mais à la projection, du dessous vers le dessus. Peinture à double-fond. C’est très astucieux. Comme on dit : il fallait y penser. Eh oui ! Mais je tiens à signaler ce fait très curieux. Hier, quand j’ai commencé d’écrire, j’ai noté en légende de l’image ci-dessus « capture d’écran », et, à droite de la flèche mauve, j’ai de nouveau mentionné cette “capture d’écran”, comme si, précisément, il s’agissait de la capture d’une vidéo, cependant que l’on peut bien trouver des vidéos pour chaque moustiquaire, réalisées par l’artiste. Or, comprenez, l’image ci-dessus n’est pas une capture d’écran, c’est une photographie ! Voilà donc la preuve d’une confusion assez inattendue de ma part face à ce qui n’est, au début, qu’une peinture. Bien entendu, j’ai depuis enlevé cette indication erronée et crédité comme il se doit la photographe (je n’avais pas vu l’image disponible et j’avais donc fait une vraie capture d’écran ! Je ne sais pas si vous suivez…). Néanmoins, la confusion indiquée sera passée par là. C’est tout à fait étrange. Mais, prise sous l’angle de l’expérience esthétique (i.e., l’ensemble des sensations, et pas seulement le plaisir rétinien), alors c’est compréhensible, et même logique, en quelque sorte, mais si rare que cette logique nous a échappé et conduit à produire un biais cognitif (c’est tendance). Pour le dire ainsi : La résille navarienne est nécessairement mobile, entendez, elle dépend de la perception motrice (i.e., le cerveau  déplacé). Et cette confusion démontre quelque chose : Navarro a inventé quelque chose d’inédit, entre le tableau et la vidéo. Mais qu’on n’aille pas ici chercher dans le patrimoine de l’art dit cinétique. Pourquoi ? 

D‘après une définition standard, l’art cinétique se distingue par « [U]ne œuvre d’art qui bouge, généralement grâce à un mécanisme ; ou une œuvre d’art dont le but est de de donner une impression de mouvement.» (History of Modern Art). Mais cette définition est trop vague car, à ce compte, un tableau comme “Les Ambassadeurs” (1533) de Hans Holbein le Jeune est une œuvre cinétique, puisque, pour voir l’anamorphose qui fait toute la subversion de l’œuvre, il faut se déplacer… Penchons-nous alors vers les artistes-théoriciens Naum Gabo et Anton Pevsner, qui, dans leur “Manifeste Réaliste” de 1920 (1992), écrivent :« Nous affirmons dans ces arts un nouvel élément : les rythmes cinétiques comme formes de base de notre perception du temps réel.» Comme dans tout manifeste artistique, on trouve ici une bonne dose d’utopie. Car comment voulez-vous saisir le “temps réel” ? Que veut même dire l’expression ? Mais on trouve encore en 1967 (1992), sous la plume de Terry Atkinson et Michael Baldwin, une telle intention pseudo-scientifique en acte :« La structure de la théorie cinétique, par exemple, est construite sur les mécanismes (extralinguistiques, extralogiques) des objets dits “de sens commun”. On part du principe que les lois et les concepts de la mécanique newtonienne, dont l’expérience a prouvé la validité pour les “objets quotidiens”, continuent d’avoir la même signification au-delà du domaine macroscopique-microscopique qu’à l’intérieur de celui-ci.» Je ne suis pas bien certain que Julie Navarro se soucie beaucoup de la mécanique newtonienne pour construire un tableau… En revanche, elle se soucie du faire, et, je l’ai dit, des ondes, de l’eau, de la nature, de la mimêsis. Et c’est dans ce faire (du latin  facere « réaliser quelque chose; créer, commettre ») qu’apparaissent les instantiations de la mimêsis-décalée (transcendante), car, encore une fois, Navarro est ultra-proche de la nature (comme si, par ailleurs, un être humain n’était pas une entité “naturelle” ?), et cette proximité qui la constitue, qui la relie si fort au non-humain, qui lui fait expériencer & hypostasier les manifestations, i.e. les énactions, affordances, et agencements [‘agency’] de la “nature” non-humaine, d’où, la quête transcendante de la mimêsis — une mimêsis fidèle n’ayant aucun intérêt, comme Aristote nous l’a déjà dit —, et c’est dans ce faire, obstiné et émerveillé, que Navarro trouve

PS. Il ne faut pas injecter de l’extase métaphysique dans l’adjectif “transcendant”. Comme l’écrit Gérard Genette, le transcendant, c’est un pas de côté. Pour Kant, est transcendant ce qui est au-dessus de la raison, mais nous pouvons tout de même atterrir un peu depuis 1781-87 ! Est transcendant ce qui, pour reprendre Genette, mais version upgraded, en bon français, nous fait déplacer quelque chose en nous, et qui n’a pas de nom.

Refs. H.H. Arnason, E.C. Mansfield, History of Modern ArtPainting, Sculpture, ArchitecturePhotography, Seventh Edition, Pearson, 2013 /// C. Harrison and P. Woods (Eds), Art in Theory, 1900-1990. An Anthology of Changing Ideas, Blackwell, 1992 /// G. Genette, L’Œuvre de l’artImmanence et transcendance, Seuil 1994 /// E. Kant, Critique de la Raison Pure /// Aristote, Poétique.

 Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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