Kiefer, il faut bien le reconnaître, est devenu ce qu’il est convenu d’appeler un “monstre sacré”, et ce, d’autant plus qu’avec sa consécration picturale au Panthéon, c’est le Pompon (‘der Gipfel’), musique Dusapin, OK. Mais qu’y faire ? Attiré par sa réputation kolossale, j’étais allé voir la dernière expo au Centre Pompidou (en 2015-2016) et, mon Dieu ! (‘Mein Gott’!), quelle cascade de choucroute, et que je te tartine et retartine, et que je renverse la peinture à la brouette, et que je fais des sillons bien épais, et que je te plante dedans des tiroirs… On le répète à l’envi, c’est quasiment son alibi, Kiefer a été traumatisé par la nazisme, et il est hanté par l’Histoire. Oui, eh bien, ce n’est sûrement pas le seul. Né en 1945, Kiefer n’a rien vu de la 2GM, mais, bien entendu, le traumatisme a été national (mondial, civilisationnel), et, on peut le dire, tout n’est pas encore cicatrisé à ce jour, et, pour partie, ne le sera jamais. Mais bon, Kiefer a été accepté comme un très grand peintre. Mais, en fait, pourquoi ? Qu’est-ce qui justifie ce statut de “grand peintre” ? Qu’il soit peintre, oui, certes, cela ne fait guère de doute, mais “grand”… Qu’est-ce qui fait la grandeur de Kiefer en peinture ? Je me le demande. Ses formats démesurés ? Son incroyable tendance à empâter, “en-trancher” la peinture ?
Son approche frontale des extraordinaires déchirures civilisationnelles opérées par le nazisme et son apocalyptique cortège exterminateur ?
L’attendait-on ?
À la toute fin des années 60, pour se faire connaître, et pour je ne sais quelle raison qui m’échappe, Kiefer se prend en photo dans divers endroits d’Europe, et par exemple en Italie, en France, en Suisse, en pantalons culotte de cheval, en train de faire le salut nazi. Il appelle cette œuvre “Occupation” (‘Besetzungen’, 1969). Mais ce n’est pas avant 1975 que Kiefer montrera ce “travail”, fait de collage et de photographie Noir et Blanc. Comme à mon habitude, je n’insère pas ici de signal hitlérien sans contexte, et donc, pour celles et ceux qui voudront voir les photographies, c’est ici, sur le site de la Tate, avec moult explication. Ainsi, pour justifier l’une de ces photos (que je considère comme infâmes) où l’on voit Kiefer saluer face à la mer, la notice évoque “Le voyageur contemplant une mer de nuages”, de Caspar David Friedrich. Ben voyons ! Mais quel est le rapport ? On ne sait pas. Mais c’est censé valider le geste artistique de Kiefer. Que vient faire ici ce pauvre Caspar David, qui n’en pouvait mais ? Passons à un tableau :
C’est déjà, en moins épais, et plus petit en taille, tout ce que sera l’œuvre kieferien : grossier et moche. En 1970, comment voulez-vous peindre un paysage semblable, avec cette perspective de nain, et cette tête décollée qui flotte, comme dans une bande dessinée, dans une espèce de ciel tachiste ? C’est romantique allemand (son ersatz) et c’est ‘off’. Passons à un autre plat (il s’agit de choucroute, toujours, mais plus copieuse) :
C’est, je ne trouve pas d’autres mots, « crado ». Regardez ces espèces de langues, de ‘scratches’, de grosses peintures en bourbis, en pâtes… qu’est-ce que cela veut dire ? Quelle est la nécessité ? Oui, je parle bien de « nécessité » : il me semble qu’un artiste, c’est aussi celui qui sait doser ; rien que de nécessaire, pas de superflu, sinon on rentre dans le précieux, le baroque, le futile. Donc, un autoportrait, je gage, allongé avec juste une paire de pantalons, sur le sol, en communion avec la ‘Natur’. Mais pourquoi pensé-je à la nature ? Parce qu’il y a une “impression” d’arbres, de végétation. Mais, tout à coup, je me demande ce qu’il ferait, presque à poil (torse velu), dans la forêt ? Non, en fait, il doit être dans son atelier, au pied d’un truc qu’il vient de peindre. Il se repose, Kiefer ; c’est que ça use, la création. Moi, je trouve ça vraiment mauvais. C’est redondant, écrasant. Imaginez, ça fait plus de 4 mètres et demi de long, et plus de 3 mètres de haut ! C’est étouffant. Mais ça en jette. C’est sûr que c’est impressionnant ; comme un Panzer dans un bureau de l’Élysée. Mais l’art est-il fait pour impressionner ? Pas nécessairement (on y revient). Or, et c’est mon hypothèse, Kiefer ne fait des méga-formats qu’à cette fin : pour impressionner, et ‘scotcher’, comme on dit, c’est-à-dire “qu’on la ferme”, et “on admire”. Non. Pas d’ac. Les grands formats, on s’en souvient, c’était pour les “Grands sujets”, Louis XIV à cheval, les scènes de batailles, Jeanne d’Arc entrant dans Orléans (tout près de l’ascenseur) ; et puis, Courbet s’est pointé, et il a commis “L’Enterrement à Ornans”, un truc sordide, dans un bled paumé que personne ne connaissait, excepté Courbet (il y était né). Donc, ce tableau, il fait 3,15 x 6,68 mètres ! Et tout ça exposé en 1855. Scandale ! Qu’est-ce qu’on allait dépeindre en si grand format des bouseux au milieu de nulle-part ? Mais, pour Courbet, tout cela était important, ça méritait un grand format, cet événement, qui ne faisait que rendre compte, oui, de la Réalité ; pas celle, hors-sol, des têtes couronnées, mais celle du peuple, et il faut toujours se rappeler que Courbet fut un communard, Délégué aux Beaux-Arts, d’ailleurs, et qu’il refusera la Légion d’Honneur, en 1870, qu’il n’avait pas sollicitée, et écrira au ministre pour lui expliquer la politique. Ça avait de la gueule, ça suintait le courage, la détermination, la classe ! Voilà pour la grandeur. Revenons à Kiefer.
Regardez le corps du ‘Maler’ : Qu’est-ce que c’est que ces pieds ? Qui a déjà vu des pieds pareils ? Vous vous dites, peut-être, « franchement, on s’en fiche, il y a tellement à voir !» ; certes, et je pourrais vous comprendre, si vous êtes captivée-é (hi han !) par cette grande surface de l’art contemporain. OK. Tentons une autre image :
Kiefer kiffe Adalbert Stifter, ce qui ne m’étonne pas. Pour sa part, Thomas Bernhard détestait Adalbert Stifter, et je le comprends, car je préfère largement Thomas (cette conclusion est illogique, mais never mind). À première vue, un paysage, mi-réaliste mi-abstrait. Pourquoi pas ? Mais, ce qui est toujours problématique, avec Kiefer, c’est sa redondance, voire, le “degré de redondance” (‘der Redundanzgrad’). Qu’est-ce que la « redondance » ? C’est cette manie, acharnement (?), à mettre toujours davantage de matière que nécessaire. Mais, le nec du redondant, c’est ici le prisme du triangle mystique :
Un paysage de sous-bois. Un chemin serpentant. Sol et végétation aérienne. Mais, tout à coup, on réalise que, dans les hauteurs, se distingue un triangle ; et là, on se dit : « D’où ça sort ? » À quel moment, au cours d’une promenade en forêt, se met-on à distinguer des triangles stationnaires dans les frondaisons ? C’est encore un des prétextes à la louange kieferienne : le peintre a beaucoup étudié la Kabbale. Et alors ? Alors, eh bien, ce triangle (d’ailleurs en partie dédoublé, triplé sur le côté), il doit sûrement faire référence à quelque écrit mystique. La connaissance, au bout du chemin ? Tout le monde s’extasie devant la culture de Kiefer ; bon, et alors ? Depuis quand un artiste pourrait ne pas être lecteur, et cultivé ? Il y a toujours une litanie de références culturelles, cultuelles, historiques, mythologiques, religieuses, tout ce que vous voulez, aux (bonnes) œuvres de Kiefer. Ainsi, la revue Inferno (#55, 02/2015) donne à lire : « L’œuvre d’Anselm Kiefer invite le visiteur, avec une singulière intensité plastique et visuelle, à découvrir des univers poétiques, littéraires et philosophiques variés, de la poésie de Paul Celan, Ingeborg Bachmann ou encore Jean Genet, à la philosophie d’Heidegger, aux traités d’alchimie, aux sciences, à l’ésotérisme, à la pensée hébraïque du Talmud et de la Kabbale ». Voyez ! c’est un signe éminemment symptomatique : puisque Kiefer en rajoute, la presse doit aussi en rajouter ; c’est l’effet contaminant de la choucroute kieferienne. Mais comment voulez-vous vous y retrouver avec cette rafale de références culturelles ? Quel est l’effet recherché ? Impressionner ? Pour ma part, il m’est parfaitement indifférent que l’on me prévienne que tel peintre a lu tel et tel auteur, fait référence à telle et telle science occulte… pour me préparer à la rencontre esthétique. Je n’en ai pas besoin ; car l’œuvre doit suffire. Quand je suis sorti de l’exposition Kiefer, j’étais un peu écœuré d’avoir visuellement ingurgité autant de pâtisserie, par ailleurs et dans la majorité des cas, fort peu ragoûtante. Bien évidemment que j’ai été bluffé par les dimensions titanesques de certains tableaux, mais l’art n’est pas une question de format, ni de Légende culturelle.
Léon Mychkine