Kim, le tableau et la fresque. Critique

À fleur de peau…

écrit-elle

de quelle peau s’agit-il ?

Apparaissent les fils

durcis dans la pâte minérale

un squelette palimpseste

ossature d’ondes

longilignes

à fleur de peau

certes

et les taches

point focal sur l’horizon (à fleur de peau : paysage)

impossible trop

de points focaux

Pour Sun Mi Kim, artiste et plasticienne, l’art est une aventure, certainement la grande aventure de sa vie. On l’a compris en lisant l’entretien, le mot « aventure » revient souvent dans sa bouche. C’est la vie qui, pour Kim, est devenue une aventure, au cours de laquelle elle aura rencontré l’art ; celui qui existait, et celui qu’elle produit. De fait, Kim produit des objets en trois dimensions, des sculptures, des états de matériaux, de la vidéo. Dans cet article, provenant de l’atelier, je n’ai vu que des peintures, des tableaux, et ne traiterai donc pas de ses installations, qui, d’après documents, me semblent étonnantes, belles, autant qu’élégantes. Je ne traiterai donc que de ce que Kim avait sélectionné pour ma visite d’atelier. (Et je me réserverai pour une prochaine occasion de relater les autres aspects de son œuvre.)

Des peintures, des tableaux, des marbres, dirais-je. Des marbres éclaboussés de sang libre, gainés de vecteurs (les fils à l’intérieur), tracés de lignes solitaires ou groupées, regroupées, en force. La ligne de force, en peinture, c’est l’ossature du tableau, l’architecture invisible qui fait tenir le tableau (dans un carré, dans une diagonale de carré, dans un cercle, dans un triangle, etc., et ce, depuis la Renaissance italienne jusqu’à aujourd’hui encore, pour certains peintres). Kim fait aussi jaillir la ligne de force en dehors ; ainsi du tableau “à fleur de peau : paysage” : ce fil rouge structuré selon une géométrie aléatoire (au gré de l’artiste, ou du spectateur s’il y est invité). Ce rouge aurait-il à voir avec la couleur dite sinopia, soit l’unique pigment rouge connu employé durant l’Antiquité, qui est un rouge vif comme celui qu’utilise Kim ? On rappellera aussi qu’une ébauche de fresque (je vais revenir sur ce dernier terme) est appelée sinopia…

Dans la série “À fleur de peau”, Kim multiplie les lignes de force ; elles sont très nombreuses et veinées ; jaillissantes comme sur certaines peau les veines en relief. Prenez “À fleur de peau : entre la route”. Un fil rouge pend depuis le mur jusque sur le tableau. Seul contraste fort, il rejoint des lignes internes ; i.e, dans la préparation matérielle de Kim. La pointe du fil nous signale un endroit non loin d’un point de fuite. Voyez cette empreinte de triangle en bas, beaucoup moins filée que le côté haut du tableau. Une zone de fuite, de perspective entachée, saupoudrée par couches, par lectures (comme on “lit” les couches en archéologies). Archéologie verticale et oblique, d’un temps insistant, ponctué d’un trait rouge, sorte de métronome de sang figé, ou cadran solaire ? Non, ce sont les habits neufs du labyrinthe.

Rouge et blanc ; le sang et la peau — Kim évoque la couleur de la peau à-propos de la poudre de marbre blanc. N’y aurait-il que cela (la conjonction de subordination n’étant minorante ici) ? Nous ne sommes de toutes manières pas du tout dans quelque chose de mimétique : nous faisons face à des « paysages » ; des points de vue, des endroits, stellaires, ou plus naturels… Mais attention, écoutant Kim, on pourrait se poser la question : où commence le paysage ? Si l’intérieur du corps en est un, pour une créature minuscule s’y déplaçant,1 la surface de la peau l’est tout autant. (Vue de très près, la peau est un paysage.)

Les paysages de Kim nous interpellent, silencieusement, ou plus fortement. Par exemple “Refuge intérieur : la nuit”.

Les fils sont tous à fleur de peau, mais blancs, pour la plupart, cependant que sur la surface a été projetée de la peinture rouge. Le rouge se scinde du fil, le rouge, le sang (?) est-il sorti des veines ? Kim présente des fils rouges, et du rouge en dehors de fils. Quelle signification attribuer à ces changements d’états ? Du ‘dripping’ sur le paysage ? Du sang tellement vivace qu’il jaillit ?

Kim nous interroge sur ce qu’Henri Poincaré appelait « l’espace représentatif », qu’il distinguait de l’ « espace géométrique ». Dans son livre La Science et l’Hypothèse (1904), Poincaré n’entendait pas étudier les Beaux-Arts, et pourtant, certaines choses ici écrites ont donné à réfléchir aux artistes (des cubistes à Matisse, par exemple) : « Nos représentations ne sont que la reproduction de nos sensations, elles ne peuvent donc se ranger que dans le même cadre qu’elles, c’est-à-dire dans l’espace représentatif. » (Rappelons que les artistes étaient fascinés par ce que Poincaré nommait la quatrième dimension, dont il nous fait pressentir l’existence, mais qu’il n’arrive pas très bien à définir. Il faudra attendre le cinéma pour que cette quatrième dimension advienne.)

Si Poincaré a raison, chacun d’entre nous possèderait un espace représentatif propre, puisqu’il consiste en la projection de nos sensations dans nos représentations. Or il est bien évident qu’une œuvre d’art, par essence (terme assez obsolète) constitue en elle-même un espace représentatif. Et si chacun possède le sien, alors cela explique aussi pourquoi nous ne pouvons pas tous ressentir toujours les mêmes choses face aux œuvres d’art. En quelque sorte, l’expérience (d’une personne) d’une œuvre d’art, ce sont deux espaces qui se compénètrent, deux espaces représentatifs. Et la quatrième dimension, en fait, est déjà là ; c’est celle du temps. Nous savons bien que nous ne sommes pas toujours disposés à voir ou entendre telle ou telle chose, et qu’il faut parfois revenir, insister, pour que nous soyons dans une autre disposition. « Pour dire que quelque quelque chose a une disposition c’est dire comment est cette chose actuellement », comme l’écrit le philosophe Stephen Mumford. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que si les choses existent, elles ne sont pas toujours reçues ou perçues de la même manière, cela dépend de comment elles sont actualisées au moment T. Et donc cela dépend aussi de notre disposition à telle ou telle actualité à ce même moment T.

Quand Kim voit des animaux, des êtres — que j’avoue ne pas voir —, dans son tableau “plus de lumière”, elle nous signale bien qu’elle se trouve dans l’espace représentatif ; le sien. Elle y est complètement. Et peut-être n’étais-je pas disposé à les voir, ces animaux, ces êtres ? Et peut-être que quelqu’un d’autre, au même moment, les aurait vu ? Cet espace représentatif, Kim le compacifie ; l’augmente en durée de traversées temporelles chromatiques, atténuées ou non dans la couche d’intonaco (la troisième couche, dans le langage traditionnel, de la fresque, dans laquelle on dépose les pigments) qu’elle reproduit 40 fois ! Alors, comme le dit Kim, « Le final est minimal, mais le processus est maximal », et c’est bien pourquoi « on ne voit que la surface, mais à la deuxième lecture, c’est ce qu’on ne voit pas ». Effectivement, le processus d’élaboration d’un tableau kimien est très long. On ne voit pas tous les sédiments qui sont déposés dans les strates de ces quarante couches, et c’est volontaire. On ne peut pas tout voir, mais on sait que c’est là. Paraphrasant Wittgenstein, on pourrait ajouter ceci : « ce dont on ne peut parler, il ne faut pas le voir ». Il y a donc quelque chose de l’ordre du secret, ou des secrets, au cœur des intonaci de Kim.

Note
1. Et on peut bien sûr penser au film de Richard Fleischer Le Voyage Fantastique (1966), dans lequel cinq scientifiques prennent place à bord d’un sous-marin (le Proteus) et sont introduits, miniaturisés, dans le corps du scientifique Jan Benes, dont la vie est menacée par un caillot de sang dans le cerveau. L’enjeu est de sauver la vie de Benes, afin qu’il puisse révéler les secrets qu’il est le seul à détenir.
 
PS. Ce texte était resté en l’état, du temps où j’ai écrit sur Kim, et je l’avais comme oublié. En ordonnant mes articles et écrits, je l’ai retrouvé, relu, et ajouté les images. Je n’y retouche pas, je le laisse tel, et il me parle encore.
 
https://art-icle.fr/latelier-sun-mi-kim/
 
 
Léon Mychkine