La Chine de François Daireaux

Dans notre monde hyper-iconique, nous ne manquons pas d’images de Chine, souvent des cartes postales. Les photographies de Daireaux, à mon avis, sont, depuis le début, politiques ; il entend montrer quelque chose, une réalité supérieure, en profondeur, à celle que l’image donne à voir, en premier lieu. Quand j’écris « politique », je n’entends surtout pas un “art militant” (quelle scie !), ni quelque chose de revendicatif (double scie !), non. C’est politique, parce que Daireaux ne photographie pas des fleurs, ni des paysages. Vous me direz, et pourquoi photographier une fleur ne serait-il pas un acte politique ? Je vous répondrai : Pour le moment, je ne vois pas, mais ça viendra peut-être. Dans son livre, Discover (infos ici), je crois que la plupart des images émettent une résonance politique, et, à vrai dire, comment échapper à l’Emprise Politique dans le Pays du Milieu ?, et en sus, la plupart des photographies prises par François Daireaux sont déprimantes, très profondément, et, en même temps, souvent empreintes d’une étrange beauté. Mais, tout de même, c’est bien la réalité qu’a choisi de nous montrer le photographe : rien de très joyeux, rien qui réchauffe le cœur ; pas vraiment de ciel bleu et de soleil éclatant, mais beaucoup de béton, qui semble croître de lui-même, coloniser tout l’espace disponible, et comme les êtres humains sont peu présents, on a l’impression qu’une intelligence artificielle préside à ce qui semble un processus continuel de construction/démolition. Et ce ciel, bien souvent gris, non pas à cause du brouillard, mais de la pollution, des ces milliards de particules qui saturent l’oxygène, achevant de donner une image générale d’enfer au ciel comme sur terre. À regarder l’ensemble de son parcours, on constate que Daireaux apprécie les plans très larges, les perspectives, les vues désolées et vides, etc., mais, à ce qu’il me semble, les choses et êtres, dans la plupart des autres séries, demeurent dans des dimensions proportionnées, homothétiques, pour ainsi dire. Mais, en Chine, la proportionnalité a disparu ; tout est écrasé par les chantiers impériaux pharaoniques, qui avancent avec leurs grandes bottes de coffrage, semblant démouler du béton en veux-tu en voilà avant même que quiconque ne vienne y habiter, ce qui semble assez logique, mais là on parle de véritables colonnes de bâtiments, toutes vides et déjà plombées par leur laideur, et qui se multiplient dans une sorte d’infini fantasmatique — et on pense aux bandes dessinées de Moebius et de Bilal, sauf qu’ici, c’est réel. On n’a pas du tout envie d’aller y voir de plus près. Ce n’est pas exotique du tout, cependant qu’il reste encore, semble-t-il, quelques vestiges, dont on se demande pour combien de temps ils seront épargnés, tout comme d’ailleurs ces espèces de cabanes dont on se doute bien, qu’un jour ou l’autre, elles feront tache dans le beau paysage artificialisé et bétonné.

 

François Daireaux,‘ Discover’ : « Vestige, Kashgar”,  2014, Courtesy de l’artiste. Légende augmentée, fournie par l’artiste : “ Il s’agit des restes de l’intérieur d’une maison Ouïghour à Kashgar. Tous les quartiers anciens de Kashgar ont été détruits vers 2008 par le gouvernement chinois sous prétexte de moderniser la ville. En fait leur objectif est d’effacer toute la culture Ouïghour. Mais ils conservent quelques traces de cette culture comme les restes de l’intérieur de cette maison qu’ils sont en train de mettre sous vitrine de façon à ce que les touristes chinois puissent visiter la région et y contempler des exemples de l’architecture Ouïghour“.

 

François Daireaux, ‘ Discover’ : “Cimetière 1, Aksu”, 2014, Courtesy de l’artiste.  Légende augmentée : “Il s’agit du cimetière Ouïghour de Aksu dans la province du Xinjiang. La plupart des tombes sont en terre crue et disparaissent avec le temps mais il y a aussi des tombes en bois. Les tours de bétons sont construites par les Hans sur les terres du cimetière. D’ailleurs, depuis mon séjour en 2014, le cimetière à disparu, rasé par les bulldozer du gouvernement comme une centaine d’autres cimetières Ouïghours dans la région du Xinjiang.”

 

François Daireaux, ‘ Discover’ : “Cimetière 1, Aksu”, 2014, Courtesy de l’artiste

Voilà ! Comment qualifier ce genre de mise en scène ? C’est du cynisme ? De l’ironie ? De l’humour totalitaire ? Qu’est-ce qu’une culture combattue, une population au travail forcé, des camps d’internement, des campagnes de stérilisations, dont on conserve sous verre un fragment d’habitat ouïghour ? Une relique. De fait, et vu la légende augmentée de Daireaux, les deux images ci-dessus sont donc déjà des archives, car ces petites protubérances de terre, ces restes de tombes, tout cela a été rasé. On supposera, bien entendu, que l’on n’a pas déplacé le cimetière avec les dépouilles, comme on le fait dans les sociétés moins cruelles. (Pour comprendre ces lignes, il faut avoir lu la Légende augmentée au dessus de ci-dessus, de “Cimetière 1”).

 

François Daireaux, ‘ Discover’ : “Grotte”, Liupanshui, 2012, Courtesy de l’artiste

 

Combien de temps avant que tout ne saute ? Voyez ces barres d’immeubles, comme une charge immobile, sentinelles de l’avancée de l’artificialisation, en attente de dynamitage, et volatilisation de la bicoque de bric et de broc de ce vieux monsieur. Aux avant-postes, on voit déjà au sol les treillis disposés qui, eux aussi, attendent. Ils sont prêts. On se demande comment il vit, ce monsieur. Il ne doit avoir ni électricité, ni eau courante. Il survit au milieu d’une décharge. Avec son petit miroir, il semble s’épiler.

 

Heureusement, l’avenir est déjà là ! :

François Daireaux, ‘ Discover’ : “Child”, Guiyang, 2018, Courtesy de l’artiste

 

Faire place nette. Pour ça ! C’est beau, c’est propre, c’est moderne. Non, bien sûr, je plaisante, c’est de l’humour amer. Quelle épouvante ! Quel désert ! Plus un brin d’herbe, pas un arbre ; mais du béton et du ciment, et des belles poubelles vertes. On notera tout de même la modernité du siège bébé, à roulettes, et tiré par maman. C’est astucieux. Aussi, remarquons cette perspective assez exceptionnelle, qui capte d’un coup le premier plan et la ligne de fuite. Mais vers où ? La ligne de fuite, par essence (oserai-je dire), c’est la garantie d’une échappée, d’un espace pour sortir, se perdre. Mais ici, où voulez-vous aller, quand c’est le béton qui vous enveloppe comme un biotope ? La Chine de Daireaux, c’est l’inverse de celle de Riboud ; chez ce dernier, l’humain est toujours au premier plan, ou bien, centré dans l’image, car c’est le sujet qui l’intéresse ; et même dans ses photographies urbaines récentes (2002, 2005), où l’on peut saisir la grandeur urbaine, c’est atténué par le Noir et Blanc, et par la situation des sujets dans l’image. Disons que, chez Riboud, il perce encore une sorte d’espoir, une insouciance heureuse, à l’américaine : prospérité → croissance → urbanisation → modernité → épanouissement → bonheur, en quelque sorte, tandis que chez Daireaux, la suite (il)logique, c’est : urbanisation →  contrôle super-orwellien → travaux forcés → nettoyage ethnique → pratique génocidaires → crédit social : Ce n’est plus la même Chine. De fait, il y a un certain romantisme chez Riboud, un évitement, ou une ignorance de la réalité politique/sociale, mais pas chez Daireaux ; et c’est violent et brut. D’un autre point de vue, l’œil (car c’en était un, sans conteste) de Riboud, c’est “de côté” ou avant le Gigantisme ; tandis que chez Daireaux, l’humain est une partie congrue du paysage urbain, un accessoire. Ce qu’il est, de toutes manières, dans le Système. Dans un entretien, le dramaturge allemand Heiner Müller disait que la seule chose qui dérange le Capitalisme, c’est l’humain, parce qu’il n’est pas parfait, qu’il peut jouer le rôle d’un grain de sable dans les rouages, et freiner la Machine, et que, au mieux, le système capitaliste rêve de s’en débarrasser. Cette vision un tantinet paranoïaque, appliquée à la Chine de Daireaux, et de ce que nous en savons, résonne de cette manière : On a longtemps été persuadé que la Chine, s’ouvrant au Marché capitaliste, allait, inéluctablement, embrasser la démocratie. Il n’en fut rien ; et cet immense Empire du Milieu nous démontre qu’un régime totalitaire capitaliste fonctionne au mieux, et qu’il gère très aimablement ses relations commerciales avec les régimes libéraux démocratiques, parmi d’autres. Certes, parfois, nous haussons un peu le ton, mais rien de tel qu’une bouteille de romanée-conti 1978 pour réchauffer les cœurs.

Léon Mychkine


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