La critique d’art est-elle digne de Diderot ? Un bref aperçu.

Une bonne partie de la critique d’art ne sert à rien d’autre qu’à l’information culturelle, et, souvent, en même temps, à l’adhésion énamourée. Une bonne partie de la critique d’art est toujours positive, c’est toujours “bien”, mais on sait rarement pourquoi. Si elle ne sert qu’à cela, la critique d’art ne sert à rien. Et, de fait, un James Elkins n’y va pas avec le dos de la cuiller : «… la critique d’art est presque morte, si la santé est mesurée par le nombre de gens qui la prennent au sérieux». Quelle est la cause de ce pronostic vital engagé ? La critique d’art, selon Elkins, est «quasi diaphane : elle est comme un voile, flottant dans la brise des conversations culturelles sans jamais vraiment se poser nulle-part.» Il faut dire que sa première phrase donnait le ton : «La critique d’art est dans une crise mondiale. Sa voix est devenue très faible, et elle se dissout dans le fatras d’arrière-plan de la discussion culturelle éphémère.» On peut penser qu’Elkins exagère un peu, peut-être, je ne sais pas, je ne jouis pas, à son instar, d’une vision “mondiale” de la critique d’art, ne connaissant que celle, française, et anglo-saxonne, et un peu germanique, pour ce qui est du contemporain. Mais ce qu’il écrit, ici en fragments récupérés par votre serviteur, pourrait probablement s’appliquer à la situation française. De nombreux textes critiques sont diaphanes, mais pas tous. On lit encore, ici et là, d’assez bons textes critiques, qui, certes, ne cassent pas forcément à tout coup trois pattes à un canard laqué, mais, tout de même, on sent, qu’un tantinet soit peu, ça cogite quand même (attention, toutefois, à l’étouffée de neurones). Après, bien entendu, il y a tout ce relativisme démagogique, de bon ton, en fait plutôt niais, qui asserte 1) que tout le monde peut être artiste, 2) que les artistes sont libres. Oui, mais, avec ce genre d’assertions, on ne va nulle-part, à part, certainement, dans le néant. Il n’est pas vrai que n’importe qui peut être artiste ; de la même manière qu’il n’est pas vrai que n’importe qui peut être astrophysicien, ou pilote de course, ou encore grand chef. Ensuite, la liberté de l’artiste, oui, évidemment, est une composante ontologique essentielle, mais cela ne veut pas nécessairement dire “faire n’importe quoi”, à moins que, dès le début, artiste, on ne l’était pas… Et je pense à cet ahuri qui se prend en photo avec une knacki dans chaque narine. Quel talent ! Que c’est pertinent, que c’est drôle ! C’est peut-être drôle, sur le moment, mais de là à en garder la trace mémorielle, c’est peut-être un tantinet exagéré. Et puis, pour terminer, en sus de la tiédeur du discours critique, il y a cette espèce de réaction épidermique qui accrédite l’idée que “c’est pas gentil de critiquer négativement”, que même, c’est peut-être “méchant”. Désolé, mais là, franchement, fallait pas venir.

À-propos de méchanceté, je ne sais plus où j’ai lu, très récemment, qu’il y a avait une méchanceté chez Diderot. Pourtant, on a souvent l’image mentale d’un Denis Diderot tout en ronds-de-jambe dix-huitièmistes, bien élevé, poli, et, selon l’impression que nous donne B. Vouilloux, un Diderot timoré, et embarrassé par les canons de son époque. Mais Diderot y va franco dès les premières lignes de son Salon de 1759, il écrit à son ami Friedrich Melchior, baron von Grimm : «Beaucoup de tableaux, mon ami, beaucoup de mauvais tableaux» ; pour juste après dire «J’aime à louer. Je suis heureux quand j’admire.» Eh oui ! Nous aussi, nous le sommes aussi quand. Mais il y a du mauvais, il faut bien le dire, le signifier. Et Diderot ne va pas juste le signaler, il va nommer les mauvais, certes depuis son propre jugement, mais tout de même, il le fait. Et parmi ces noms, le premier qui surgit est celui de Van Loo, dont il écrit, au sujet de son “Jason et Médée” : «Ô mon ami, la mauvaise chose !»

Carle Van Loo, “Médée et Jason, avec Mlle Clairon en Médée”, huile sur toile, 1759, Berlin, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg.

Oui, c’est mauvais, très. C’est aussi assez grotesque. Diderot : «décoration théâtrale avec toute sa fausseté ; un faste de couleur qu’on ne peut supporter ; un Jason d’une bêtise inconcevable. […] une Médée de coulisses ; pas une goutte de sang qui tombe de la pointe de son poignard et qui coule sur ses bras ; point de désordre, point de terreur. On regarde, on est ébloui et on reste froid. La draperie qui touche au corps a le mat et les reflets d’une cuirasse ; on dirait d’une plaque de cuivre jaune. Il y a sur le devant un très-bel enfant renversé sur les degrés arrosés de son sang ; mais il est sans effet. Ce peintre ne pense ni ne sent : un char d’une pesanteur énorme ! Si ce tableau était un morceau de tapisserie, il faudrait accorder une pension au teinturier.»

Rappelons, pour la petite histoire, que Médée vient de tuer les deux enfants qu’elle a eus avec Jason, parce que ce dernier l’a répudié. Jason, on le voit, est courroucé ; il défouraille son glaive, et va passer son ex à son fil. Mais il est vrai que cela, entre autres, manque de sang, au point que l’on peut se demander comment ils sont morts… puisque même le poignard de Médée est bien propre. On notera aussi l’espèce de dragon ridicule qui semble se gondoler à la droite de la déesse (en se rappelant que, canoniquement, le char de Médée est tiré par deux serpents monstrueux). Bon, on l’a lu, pour Diderot, c’est mauvais. Mais, ce qui est remarquable, c’est que notre critique-philosophe ne s’arrête pas là ; il va jusqu’à conseiller Van Loo ; comment il eut fallu que Médée levât «au ciel des bras désespérés, la tête renversée en arrière ; les cheveux hérissés ! une bouche ouverte qui poussât de longs cris, des yeux égarés». C’est assez impayable. D’un autre côté, on peut se dire qu’ici Médée arbore une attitude de défi, de provocation envers Thésée, tandis qu’elle s’apprête à s’envoler dans son char énorme.

Pourquoi critiquer négativement un tableau ressortirait à de la méchanceté, surtout quand il s’agit d’un peintre connu ? Si j’avais à comparer, avec ma très modeste situation de critique d’art, je n’écrirai jamais un article au vitriol envers un ou une artiste fort peu connue, ou pas du tout… Détruire le tableau, par exemple, d’un artiste peu ou pas connu ; ça, c’est méchant. C’est méchant, parce que ça peut blesser profondément l’artiste, au premier chef, qui, s’il n’est pas porté par un “milieu”, des appuis conséquents, peut vivre très mal une salve négative. Est-ce le but d’une bonne critique ? Non. De la même manière, et pour ma part, je n’oserais jamais dire à un peintre ce qu’il aurait dû peindre (je ne suis pas peintre, et n’ai jamais connu de telles velléités), et puis, tout de même, un mauvais tableau est un mauvais tableau, ce n’est pas Wittgenstein qui me contredira sur cette belle tautologie. En revanche, je dirais qu’il y a deux cas de figures où le critique peut quelquefois se laisser aller à un coup de pied de l’âne : 1) l’artiste connu, voire très célèbre, qui, avec constance, produit et reproduit des nullités depuis des décennies (exemple, au hasard, vraiment : Niele Toroni), 2) l’artiste qui n’a aucune imagination, qui ne fait que plonger la main dans les trésors du passé, mais qui, souvent, double son pauvre geste d’un discours ampoulé, dopé à la rhétorique, afin de pallier la vacuité de sa production (exemple, au hasard, vraiment, Mathieu Mercier). Le pire, et ce serait presque un troisième cas de figure ; c’est quand un critique, ou plusieurs, de concert, vont louanger d’une manière absolument dithyrambique l’art et les productions d’un artiste (exemple, au hasard, vraiment, Mathieu Mercier). Dans ce cas-là, quand les critiques, ou historiens d’art, se vautrent dans un discours ampoulé, superfétatoire, disproportionné par rapport à l’œuvre produit, alors, dans ce cas-là, je crois que l’on peut y aller.

Au final, une critique d’art en bonne santé permettra d’y voir plus clair, de ne pas toujours mélanger les torchons et les serviettes, et, surtout, contribuera à régler leurs comptes aux baveux réactionnaires et aigris qui, de jamais, n’ont rien compris à l’art contemporain.

 

Refs. James Elkins, What happened to art criticism?, Prickly Paradigm Press, Chicago, 2003 // Bernard Vouilloux, “Les trois âges de la critique d’art française”, Revue d’histoire littéraire de la France, 2011/2, Vol.111, dont je reprends ces mots : «l’acte critique n’est pas la simple expression déclarative d’appréciations personnelles, mais une négociation interdiscursive dans laquelle interagissent de multiples facteurs. Que les appréciations individuelles ne soient pas constituantes signifie que seul l’échange critique est à même de construire des paradigmes artistiques, de les construire, de les déconstruire et de les reconstruire : les variations historiques que connaissent les appréciations portées sur une œuvre expliquent et justifient tout à la fois l’intérêt que l’histoire de l’art porte à la “fortune critique” des artistes.» 

Une réserve. Je ne suis pas bien certain de l’usage ici du concept de « paradigme », utilisé trop abondamment dans le champ artistique, au point que le terme est vidé de son sens. Pour le dire ainsi : il n’existe pas d’œuvre d’art paradigmatique, ce qui résout le problème de l’usage du concept.

PS. Je n’ai pas de haine contre Mercier, mais si j’ai pris son exemple, c’est qu’il peut correspondre (aussi) très bien au troisième cas. On trouvera ici un entretien croisé avec C. Francblin et Jean de Loisy qui produit, par je ne sais quel jeu d’émulation sophistique, du pur délire, si tant est que la sophistique ne constitue pas, déjà en soi, un délire (des centaines de pages de Derrida, de Deleuze, de Foucault, sont du pur délire). Il existe plusieurs formes de délires, et, pour ma part, j’ai une sympathie pour le “délire poïétique” chez Platon, issu de son daimon ; ce que, plus tard, Giordano Bruno appellera la “fureur héroïque”. Ce type de délire démonique n’a rien à voir avec la sophistique, qui n’est rien d’autre que l’art de jeter de la poudre aux yeux.

 

Léon Mychkine