La culture est-elle intrinsèque ? (Série “Philosophie express”)

Ignace, un jeune écervelé qui a pignon sur fame, prétend que la culture n’est pas intrinsèque, ce qui signifie que la culture est remplaçable, dispensable, et, à titre d’exemple, précise que brûler des livres ne le choque pas outre-mesure. Mais restons-en au sujet : la culture n’est pas intrinsèque. Si la magie existait encore dans ce monde, imaginons, alors, qu’au moment où Ignace prononce cette phrase, il perde immédiatement l’usage des phonèmes, et se mette à prononcer des borborygmes, tout à fait incompréhensibles. Nous le voyons perdre l’usage de la parole, stupéfait par cet événement catastrophique et inexplicable. Passé un moment de panique pure, on essaie de le rassurer, ça va passer… En attendant, on lui tend une feuille de papier, et un stylo. Mécaniquement, il s’en empare, et commence de vouloir écrire. Mais, effroi ! là non plus, rien ne sort de cette encre que des gribouillis. Ignace vient de perdre l’usage de l’écriture ! Mais, troisième événement extraordinaire, voici que tous ces vêtements tombent en poussière ! Le voilà nu comme un ver. En quelques secondes, à peine, celui qui s’exprimait d’une manière correcte, n’écrivait pas si mal, s’habillait ‘normcore’, vient d’être dépouillé de trois principales caractéristiques culturelles ; le langage articulé, le vêtement, et l’écriture. Certes, il existe toujours des sociétés sans écriture, mais ce n’est pas la géographie propre à notre Ignace. Il était habitué à vivre au milieu des livres, de personnes cultivées, et voici qu’il ne comprend plus rien !, même ce qu’on lui dit, il ne l’entend plus. On lui montre un verre d’eau, et on lui dit : « prends le verre !». Rien ne se passe. Ignace est devenu complètement abruti. Le voilà prostré, ahuri, inutile. Ignace vient d’être ravi de la plupart de ses caractéristiques culturelles.

Cette petite fable peut nous servir à nous demander quand commence la culture ? C’est une question très passionnante, autant que très complexe. Qu’est-ce qu’un être humain sans culture ? Cela existe-t-il ? Non. Certes, comme l’aura judicieusement titré Wagner, au cours de l’Évolution, il y a eu Invention de la culture ; mais, là encore, la question, c’est quand, ou, plutôt, à partir de quand ? Concernant l’espèce humaine, enfin, les espèces humaines qui se sont succédées, on peut déjà commencer par dépouiller le terme de “culture” des apparats qui viennent spontanément à l’idée (comme les trois précités), et se demander ce qui caractérise la culture, au sens propre ? C’est la transmission. Voici un premier point commun avec la biologie. La génétique transmet certaines caractéristiques de corps à corps, et la culture “fait”, à sa manière, de même, pour le dire vite, sauf que, ce qu’on appelle le “bagage génétique” n’est pas augmentable, tandis que la culture l’est, bien entendu. On peut émettre l’hypothèse que l’invention de la culture a été très lentement progressive, et puis, et par exemple à partir de l’invention des langues orales, à peine 100 000 ans avant notre ère, pour ce qui est du langage articulé, la culture a commencé de devenir exponentielle. Imaginez, en effet, le nombre de mots, de constructions grammaticales, qui ont été inventées et utilisées par l’humanité depuis 100 000 ans ? Imaginez le nombre de langues qui ont été produites ? Et imaginez encore combien ces inventions ont-elles produits de “mondes” différents ? Oui, on ne peut que l’imaginer, et c’est pourtant inimaginable. Si vous avez deux façons différentes de nommer la même chose, vous produisez un espace de compréhension différent, et si vous multipliez les “façons”, alors… Alors nous sommes déjà perdus. Posez-vous la question : Combien de mots, dans ma propre langue, connaissé-je ? On distingue le vocabulaire quotidien : 300 à 3 000 mots environ ; le vocabulaire de base : 3 000 mots pour l’individu adulte ; le vocabulaire dit de “culture générale” : 2 500 mots, et jusqu’à 6000 mots pour un public cultivé. Nous le savons, les mots servent aussi à penser, et plus on en détient, et mieux on comprend et on avance dans le réel et la réalité, et on est à même de bien cerner et saisir la pensée la plus précise ; et, au besoin, si les mots manquent, on produit des néologismes, qui deviennent autant de paradigmes.

Mais, là encore, le recours à l’exemple du langage articulé ne signifie pas qu’il n’y avait rien avant… On peut tout à fait imaginer que les êtres humains, avant ce dernier, communiquaient d’une manière ou d’une autre, à l’aide de sons, de gestes, d’attitudes ; mais là-dessus, c’est le trou noir éternel. Bien sûr, pour communiquer, nos grands ancêtres ont inventé ce que nous appelons l’“art préhistorique”, qui, en soi, et c’est assez certain, constitue un marqueur irréfutable de “culture”. Après, ce que j’appelle “culture”, pour eux, ne devait être qu’une des multiples manières de vivre dans le monde qui était le leur, et qui n’est plus le nôtre depuis une certaine nuit des temps, comme on dit. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il faut bien comprendre que le fait de pouvoir (apparemment) objectifier sa propre culture (langue, coutumes, goûts esthétiques, etc.), c’est-à-dire de déclarer, certes fictivement a priori, « je pourrais très bien me séparer de tous mes livres, de toute ma culture environnante », reste hypothétique dans la plupart des cas (même un expatrié français au fin fond de la péninsule Kamtchatski “pense” et réfléchit comme un français, non ?).  Ainsi, ceux qui relativisent sur l’importance de leur culture, en tant que denrée quotidienne, de denrée mentale (comme dirait  le philosophe Vincent Descombes), sont probablement dans l’illusion que l’on peut “s’amputer la culture” comme on coupe un membre pourri. Généralement, on y tient, à sa protection, voire à son armure culturelle. Ainsi donc, oui, la culture est intrinsèque, car, finalement, nous l’avons rappelé, elle nous constitue presque d’une manière génétique, et memetique, si l’on veut bien reprendre le concept de Richard Dawkins (meme), i.e., la culture se transmet depuis divers formats (langue, éducation, archétypes, etc.), s’apparentant alors à une sorte de transmission certes immatérielle mais bien réelle.

Mais là, le dernier point vertigineux de la question de la culture, est celui de la culture chez les espèces non-humaines, vaste domaine encore peu exploré, mais qui a déjà donné des résultats tout à fait passionnants. Ainsi, telle espèce utilise tel outil pour accéder à sa nourriture, telle autre apprend à sa progéniture comment s’en procurer, ou bien, et encore plus patent, telle espèce d’oiseau apprend le chant à ses oisillons. Avec ces exemples, infimes parmi d’autres, on comprend que la culture, à un certain moment de l’Évolution des espèces, semble aussi phylogénétique, et, de ce moment, comment ne pas renvoyer cette grande question vers nous-mêmes, si l’on pense, par exemple, à ce qu’on appelle l’“explosion cognitive”, il y a plus de deux millions d’années, quand les êtres humains ont commencé de travailler et façonner la pierre, qui a eu pour conséquence de faire augmenter la taille du cerveau… Et, du coup, cet exemple nous fait encore rebondir en arrière, nous fait remonter dans le temps de l’acculturation phylogénétique, et nous aurons achevé de brouiller les pistes quand nous nous demanderons, avec Freud  ce qui, en nous, vit et survit d’archaïque, qu’est-ce qui, il y a très très longtemps, à “fixé” autant l’ancienneté de « l’amour que le plaisir de tuer » ? (“Considérations actuelles sur la guerre et la mort”, 1915).

 

PS : Le terme de « fame », écrit en ouverture, est l’ancien mot pour désigner ce qui est célèbre, on est fame, ou infame. On retrouve ce joli mot chez Clément Marot, (l’auteur, entre autres, du délicieux recueil L’Adolescence Clémentine) : « Entre les mains le mettrai d’une femme // qui appelée est renommée ou fame. »

PPS : Je n’indique pas ici toutes mes sources ; mais je les transmettrai après toute demande via courriel, à mychkine@orange.fr.

 

En Une, portrait d’un idiot, par Chaïm Soutine

 

Léon Mychkine