La fille-araignée chez la photographe Helen Levitt

J’ai toujours trouvé étrange cette photographie si banale.              

Helen Levitt, “New York”, 1980, photograph, © Film Documents LLC Courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne

Elle est banale, parce qu’elle montre une scène qui est telle ; la rue, deux voitures, une fillette. Mais c’est la fillette qui “fait” l’image. Si elle était assise sur la bordure du trottoir, on peut supposer que Levitt n’eut pas shooté. Or elle l’a fait. Pourquoi ? Justement à cause, ou grâce à, cette position très inconfortable, et improbable. La première fois qu’on la voit, rapidement, on pense à un besoin pressant, et puis non, il ne s’agit pas de cela, la fillette se cache. Mais de quoi se cache-t-elle ? On réfléchit, pendant que nous regardons. Et puis on se dit qu’elle est en train de jouer à cache-cache (“hide and seek”). Je me redemande, ce jour, quoi penser de cette posture, et je pense à une araignée, et, en cherchant sur l’Internet du dire et une bonne image, je tombe sur un article de Sean O’Hagan, dans The Guardian, qui écrit : « Une jeune fille, accroupie comme une araignée sous la surface verte et brillante d’une voiture immaculée, est une étude sur la rêverie de l’enfance dans un monde d’adultes qui semble encore plus extravagant et irréel.» (“A young girl, crouching spider-like beneath the gleaming green surface of a pristine car is a study in childhood reverie amid an adult world that seems even more extravagantly unreal.”) J’ai eu la même métaphore à l’esprit qu’ O’Hagan, une fille-araignée, et j’ai été presque déçu en voyant qu’un observateur m’avait précédé. Mais je me dis maintenant que nous devons certainement être davantage que deux personnes à qui cette poïétisation est venue à l’esprit. Et c’est bien, il faut y insister, pour cette posture incongrue que Levitt a prise et gardée cette photographie qui, on le voit bien, est cadrée “à l’arrache”, cependant que la photographe a eu l’instinct propre à son métier de positionner à peu près de niveau son sujet, dans une rue pentue. Ainsi donc, si cette photo est banale, elle l’est moins de par la position de la fillette. Il faut certainement considérer aussi que si elle s’était trouvée accroupie contre la Wolkswagen, le résultat eut été tout différent. Or justement, elle se tient contre une puissante et élégante Chevrolet II Nova coupé (1968) vert pomme, dont on peut admirer les formes, les courbes, ainsi que ce pneu cerclé de blanc, à l’enjoliveur étincelant qui, par ailleurs, peut évoquer un miroir de sorcière. Et d’ailleurs, vu la position de la fillette, si près de ce dernier, on peut s’interroger sur ce qu’elle peut bien voir exactement. Est-elle justement en train de regarder son reflet déformé ? Mais, si elle ne voit rien, entendez, de l’autre côté de la voiture, cela peut être inquiétant, finalement, car Levitt shoote dans un moment où la gamine n’est pas encore stabilisée ; sa main gauche rejoint le sol, qu’elle ne touche pas encore. On peut alors peut-être s’imaginer qu’elle va changer de position, car, encore une fois, c’est une position inattendue autant qu’inconfortable. C’est donc sur le vif. Et l’on peut penser aux photographies de Jeff Wall, sauf que les siennes sont toutes des mises en scène, parfois sophistiquées, jusqu’au baroque ; ce qui n’est pas le cas avec Levitt qui, comme Robert Frank, n’a pas recours à des véritables mises en scène, ce qui à pour effet de rendre le réel fictionné. Qu’est-ce qu’un réel fictionné ? Il s’agit d’un dispositif quasiment cinématographique, dans lequel tout est soigneusement mis en place, d’une manière parfois baroque (Jeff Wall, “The Destroyed Room”, 1978), précieuse (Jeff Wall, “Picture for Women”, 1979), maniériste (Jeff Wall, “A Woman and her Doctor”) ; autant de façons de faire qui demande tout un travail sur les postures, les vêtements, le maquillage, les éclairages, la chromie, etc. Loin donc, très loin, de la photographie sur le vif qu’affectionnait Levitt, même si, dans certaines de ses images, il est patent que les modèles prennent la pose, mais exactement comme n’importe qui poserait devant un appareil photographique, c’est-à-dire avec une spontanéité rapide, qui ne nécessite pas un travail de préparation en amont, comme chez Wall, Cindy Sherman, ou encore un Gregory Crewdson. La fille-araignée ne s’inscrit pas dans un tel dispositif fictionné ; la scène est prise telle quelle, comme la plupart des photographies d’Helen Levitt, ce qui n’empêche pas que, dans certaines images, je le redis, il est clair que les modèles prennent la pose, mais “prendre la pose” n’a rien à avoir avec le réel fictionné, pour les raisons susdites. Ainsi donc, l’école photographique figurale non-fictionnée (Weege, Levitt, Frank, Winograd, et tant d’autres), produit une capacité à fictionnaliser qui est différente de celle produite, voire contrainte, par l’école photographique figurale fictionnée (Wall, Sherman, Crewdson…). La première n’instaure pas d’histoire, et c’est donc l’esprit seul du regardeur qui peut être amené à “inventer” quelque chose ; un fragment d’histoire. La seconde a déjà installé un cadre fictionnel dans lequel le regardeur se trouve, en quelque sorte, “pris”, déjà captif. En ce sens, la photographie fictionnée à tous les aspects d’un piège.  

PS. Il faut entendre l’adjectif « figural » dans l’expression École photographique figurale non-fictionnée comme ces photographes qui mettent en scène les personnages, quand “mise en scène” signifie davantage que “pris sur le vif”.  

Refs. Sean O’Hagan, “Helen Levitt: the most celebrated, least known photographer of her time”, The Guardian, 2 oct 2021 

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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