La frontière, objet métaphysique et absurde. À partir du documentaire ‘Broken Land’

Le visionnage du documentaire ‘Broken Land’ (sur Arte), donne l’occasion de réfléchir à ce que représente une frontière, et spécifiquement la frontière américano-mexicaine, car c’est à cet “endroit” que prend pied le documentaire de Stéphanie Barbey et Luc Peter. C’est un film assez remarquable, en ce qu’il laisse parler les interlocuteurs, dont le savant montage (Florent Mangeot), nous plonge dans une indécision, qui, au final, semble osciller entre l’absurde et la métaphysique. En effet, on comprend très vite que la frontière est poreuse comme une passoire, c’est dire ; et que n’importe qui, ou presque, peut la traverser. Dans le même temps, c’est très dangereux ; des gens, adultes et enfants, y laissent leur vie chaque année, et on apprend que les vautours, sur tel site, sont de plus en gras au fil du temps… Mais on nous dit aussi que la frontière se passe et repasse dans les deux sens, constamment, et cela concerne ceux qui sont plus organisés, les ‘drug smugglers’, les contrebandiers de drogue, qui eux, ne marchent pas pendant des jours dans le désert. De fait, “malgré” l’appareillage conséquent de surveillance — patrouilles de Border Patrol, caméras, capteurs au sol, survols, etc., —, sans compter les milices qui ratissent la zone, la frontière est, disons, une passoire sélective. Ainsi, on suit quelques temps deux Vétérans du Vietnam, le M16 en bandoulière, le poignard et le pétard à la ceinture, qui assurent camper parfois plusieurs jours dans le désert… Bref, ils sont très nombreux à surveiller la passoire.

 

 

On se souvient que durant toute la campagne de 2016 aux USA, Trump a martelé qu’une fois Président, il allait, ‘on day one’, construire le mur (‘build the wall’) ; et sa foule fanatique braillait sans cesse : ‘Build the wall !’ Promesse de campagne. On se souvient aussi que, dans ces discours, il affirmait que les Mexicains qui venaient illégalement aux États-Unis étaient des criminels, des violeurs, des dealers, entre autres amabilités. Il avait aussi promis que ce serait le Mexique qui paierait pour ce “mur”. Et puis, vers le début de son mandat, un ancien Président du Mexique, Vincente Fox, a dit un jour, en direct sur MSNBC, que jamais le Mexique ne paierait pour « ce putain de mur  !» (‘this fucking wall’). De toutes façons, mur ou pas, dans le documentaire, on apprend que même ce qui constitue en fait une grille plutôt qu’un mur, varie en hauteur, et que, même à sa taille maximale, 3 mètres, ça passe quand même. Et puis, nous dit un Chef de Border Patrol, en pointant un point à l’horizon, depuis que c’est devenu un parc naturel, ce sont les trafiquants qui ont pris le contrôle, et c’est très dangereux. Il y a aussi ce retraité, qui vit tout près, et qui a truffé son lieu d’habitation de caméras. Il patrouille autour de chez lui, le soir, avec une gros projecteur dans la main, et son Glock à la ceinture. Le soir, souris sur l’accoudoir, il regarde ses écrans…

 

 

Et que se passe-t-il ? Rien. Il dit avoir déjà vu des clandestins juste devant chez lui, qui passaient par là. Il prend des précautions et prévient l’auditeur que ce qu’il va dire n’est peut-être pas très “correct”. Et, en fait, tout ce qu’il peut en dire, c’est qu’ils “sentent très fort”, et “pas bon”. Mais ceux du Moyen-Orient sentent encore plus fort, mais différemment, et il se targue de les reconnaître à l’odeur. Il ajoute que, pour eux, les américains sentent le hamburger. Et puis il y a ce fermier, qui se demande comment cela se fait-il que, malgré les moyens considérables de surveillance, la frontière reste une vraie passoire, et jamais on n’arrête personne ? Certes, il exagère, parce qu’on a toujours arrêté des illégaux ; mais, ce qu’il veut dire, c’est que tout cela est voulu, en fait par le système (il n’utilise pas ce mot). Il dit : « Les Républicains veulent du travail pas cher, les Démocrates des électeurs au rabais, et les consommateurs des tomates bon marché.» Ce qu’il rappelle, c’est que, jusque dans les années 1990, la frontière, c’était surtout du fil de fer barbelé, qu’on enjambait le soir pour se retrouver entre frontaliers, et boire des coups, dîner ensemble, s’entr’aider, récupérer les vaches égarées… mais que, depuis qu’il y a ce “mur”, tout cela est terminé. Il le dit, et il le sait, tous les mexicains ne sont pas des bandits. 

 

 

Ce brave fermier (au sens littéral, et pas ironique) reconnaît que la situation actuelle est très dégradée, et que beaucoup d’américains pensent que les mexicains sont des criminels. Bien entendu, nous savons à qui le peuple américain doit cette croyance délétère… Et puis il y a cette femme, qui vit aussi tout près de la frontière mais qui, chaque fois qu’elle conduit son fils à l’école, doit s’arrêter à un ‘check-point’, où on vérifie son identité, inspecte la voiture, jusqu’en dessous, chaque jour. Elle remarque surtout que tout ce système de surveillance est tourné contre les habitants US, car, dit-elle, il est interdit de filmer le territoire mexicain…

 

 

Et puis il y a ces images de chrétiens, qui empruntent la voie le long de la frontière, et qui marchent, parce que, disent-ils, eux aussi marchent.

 

 

Et puis il y a les services de la morgue, qui contiennent des dizaines de body bags, remplis d’os, et des dizaines de casiers remplis de sachets contenant les effets personnels de ceux et celles qui sont morts, et dont on a retrouvé les restes. Ici, un sachet indiquant qu’il y avait un téléphone portable, et qu’il a été envoyé au consulat mexicain, afin que l’on puisse alerter les parents, car, le médecin légiste le rappelle, ceux et celles qui partent ne donnent parfois, et de fait, plus aucune nouvelle à leur famille, puisqu’ils meurent d’épuisement dans le désert, et les deux miliciens cités plus haut nous auront appris que, lorsque les migrants sont trop fatigués pour continuer la route, alors on leur prend ce qui leur reste d’eau et de nourriture, et on continue…

 

 

Il y a toute une humanité qui s’active autour de cette frontière : qui s’occupe des vivants, qui s’occupe des morts, qui les interpelle et les place dans des centres de détention, et, la politique de l’administration Trump est tellement cruelle et insensée, que la conséquence de la séparation des enfants et des parents, dans les centres de rétention, fait que, six mois plus tard, 545 enfants sont introuvables ; on ne sait pas où ils sont, tandis qu’ils étaient détenus sur le territoire étasunien ! Et certaines sources, notamment Reuters (Reddit en premier), avancent que, dans certains centres de rétention, des femmes ont été avortées, et qu’à d’autres on a retiré tout ou partie de l’utérus ; ce qui est impensable, car c’est un acte considéré comme génocidaire.

Le documentaire de Barbey et Peter ne laisse la parole qu’aux intervenants, il n’y a pas de voix off en dehors des habitants ; pas de discours, tout est brut (évidemment monté). Pour rythmer son découlement, il y a les images, parfois très belles ; la musique, et le silence. Le montage est si bien fait qu’on ne sait pas quoi penser de cet objet filmique. On ne sait pas quoi conclure, on ne sait pas qui a raison dans cette histoire qui, par bien des côtés, est absurde, puisque le système “veut” que cela passe, en termes de travailleurs illégaux (ça coûte beaucoup moins cher), de trafic de drogue, et pour sûrement d’autres raisons qui ont trait à la prostitution et à la traite d’êtres humains. C’est pour cela que nous en restons, justement, à une frontière suspendue, entre absurde et métaphysique. Et c’est pourquoi ce documentaire est une réussite.

 

 

Léon Mychkine


 Art-icle n’est pas subventionné, ni monétisé. Et pourtant, il connaît plus de 5000 lecteurs/mois. Vous pouvez contribuer à son épanouissement en opérant un virement ici, ce dont je vous remercie par avance.

Newsletter