La Maison Phillips, Yoshitomo Nara, le manga, et la stratosphère

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Yoshitomo Nara est un “cas”, j’assume le qualificatif, ou le genre. La Maison Phillips a réalisé une belle vente de 15,08 millions de dollars pour l’un de ses “Missing in action” ↓ (il est très primordial et important de savoir qu’il y en a six). Voici une image de cette œuvre, remarquable à tous égards :

Yoshitomo Nara, “Missing in action”, 2000, acrylic on canvas, 165 x 150 cm

En en-tête de sa communication, le site cite le maître nippon (que je traduis de l’anglais) : « Je ne peignais pas délibérément une fille particulière. À travers la peinture les caractéristiques représentationnelles tels que les yeux, les nez, les bouches, je voulais exprimer quelque chose de plus profond. Cette chose plus profonde ne peut pas être décrite avec le langage. Mais les gens vont comprendre.»

Voilà ! Nara n’est pas un peintre superficiel, il met de la profondeur dans sa touche, son sujet, ce n’est pas juste une surface, il y a davantage. Ah oui ? Tentons une bien humble exégèse, et commençons au ras des pâquerettes nippones (tout à coup, je me pose une question métaphysique adjacente : Y a-t-il un rapport entre Pâques et pâquerette ?). Commençons par tenter d’analyser la pensée du Maître. Il n’a pas cherché à peindre une fille particulière. Ouf ! J’avoue être rassuré, car je craignais que monsieur Nara ne se fut fait une spécialité pour ainsi dire clinique de peindre des enfants hydrocéphales. Non pas que je nourrirais le moindre grief à l’encontre de ces pauvres enfants, mais bref. Nous sommes rassérénés — si l’on veut éviter toute stigmatisation des minorités, un sujet hautement inflammable en ces jours —, Nara a peint une fillette imaginaire. Mais, là encore, on pourra tout de même, au niveau de la représentation, puisqu’il en parle, difficilement s’empêcher de se demander dans quelle circonstance une telle jeune fille pourrait être réelle… Non ? Peu importe, c’est un artiste. Et il fait confiance au regardeur pour déceler les éléments profonds dans son tableau. Les gens vont comprendre, nous dit Maître Nara. Comprendre quoi ? C’est bien la question. Heureusement, la Maison Phillips y nous aide, bien accortement :

« Immédiatement imposante dans son échelle plus-grande-que la vie, Missing in Action est à la fois tendre, délicat, et pénétrant [‘transfixing’, un adjectif qui m’a toujours fasciné] : un vrai chef-d’œuvre de technique et une manière qui exemplifie magnifiquement la pratique artistique inimitable de Yoshimoto à son meilleur.» Déjà, ces quelques mots sont absolument ébouriffants, n’est-il pas ? Allons tout de suite à l’acmée : nous sommes face à un vrai chef-d’œuvre. Ni plus, ni moins. Peut-être faut-il insister sur ce en quoi il s’agit d’un chef-d’œuvre. C’est un chef-d’œuvre de technique. Ah ? Redonnons la parole au communiqué Phillips, peut-être nous verrons enfin mieux de quoi il retourne :

« Comme un exemple singulièrement exquis de son motif le plus iconique — l’attachante et néanmoins malicieuse enfant dont l’histoire est partagée dans des itérations répétées à travers son œuvre vaste —, la figure centrale exsude une défiance quiète qui dément son âge. Elle domine le centre de la composition, se tenant confiante et grande, tandis que sa large tête ronde est tournée, comme elle évite notre regard. Elle est consciente de notre présence mais choisit de ne pas nous confronter directement ; plutôt, avec ses yeux étroits de bonbons en gelée et la ligne rouge rubis abaissée d’un sourire suffisant, elle regarde ailleurs avec presque une accusation silencieuse qui déclenche un universel instinct protecteur, nous laissant nous demander qu’est-ce qui a fait que nous avons fait si mal.»

Voyez, ou, plutôt, sentez-vous les parages de la stratosphère ? Notez, ces parages ne sont pas exclusifs des gratte-claviers de chez Phillips, on les sent souvent aussi chez nous ; on a vite fait, à partir d’un rien, un truc faiblard, de se retrouver dans la navette Challenger (pour les nostalgiques de ce magnifique oiseau galactique). Bref. Revenons à l’icône, ainsi baptisé par Phillips pour qualifier le personnage emblématique, répétitif, et  peu avenant de Nara. Que remarque-t-on d’abord, dans cette description ? C’est l’immédiate reconnaissance, de facto, évidente, de la “présence” du personnage. “Présence” tellement prégnante et “transfixée” que tous ses traits se lisent comme sur un livre ; on devine tout, tant du caractère que du langage corporel. Elle est “consciente” de notre présence…Vous rendez-vous compte de ce qu’il faut lancer comme appât pour attirer le chaland ? Il est gros, cet appât, il est énorme, mais il doit être dispersible à peine ingurgité par l’œil de celui qui ne connaît rien à la peinture ; car il n’est pas possible d’écrire autant d’inepties hyperboliques concernant un tableau autant vide de contenu que de manière.

Ou bien, si tel est le cas, i.e., s’il est loisible et possible d’écrire cela et le soutenir, et si, par surcroît, tout ce descriptif est vrai et vérifonctionnel (i.e., dont on peut vérifier anatomiquement la vérité), alors il faut jeter à la benne toute l’histoire de la peinture ante-Nara. D’un autre côté, diamétralement opposé, nous pourrions dire : “il faut arrêter le saké”. Comment voulez-vous voir tout cela dans cette espèce de peinture qui n’est pas sans rappeler, tout de même, l’iconologie populaire japonaise typique, vue mille et mille fois dans les manga. “Manga”… Cela ne vous dit rien ? Mais si! voyez ↓

 

Izumi Tomoki, “Girl that can see it“ ( Mieruko-chan / 見える子ちゃん), 2018, type : Shonen, Éditeur : Kadokawa Shoten, Niwango

Vous voyez le genre ? Le manga existait bien avant l’existence même de Yoshitomo Nara, et, ce qui est très intéressant, c’est que si, pour la plupart des gens, en Europe disons, le manga est l’équivalent de la BD, il faut préciser que l’étymologie a décidé une fois pour toute du style, qui, dans l’ensemble, s’est conformé à son origine, à savoir la caricature. C’est à Hokusai, excusez du peu, que nous devons l’invention du mot. Il lui fallait trouver un terme pour ces dessins jetés dans ses carnets de croquis. Il associe alors les mots man et ga ; ce qui donne comme définition : « dessins foisonnants », « images dérisoires » ou encore « dessins grotesques ». Ceci dit, quand on regarde un peu les dessins jetés par Hokusai dans ses carnets, il y aurait sûrement encore de quoi rendre jaloux un bon nombre d’artistes :

 

« Dès 1814, Hokusai décide de compiler ses dessins divers (cette appellation venant de l’artiste lui-même) dans des carnets afin qu’ils servent de modèles, convaincu de l’utilité d’une telle entreprise par le peintre Gekkotei Bokusen mais également par le nombre croissant de ses disciples et admirateurs. Pensés pour être des manuels d’apprentissage à l’usage des jeunes artistes, ils serviront également de recueils de modèles pour les artisans et deviendront même une sorte d’encyclopédie imagée du vivant et de la vie quotidienne du Japon de l’époque Edo » (Source : Bibliothèque de l’Institut National de l’Art).

En inventant un nouveau genre de dessin, sur le vif, parfois exagéré, parfois très détaillé, parfois les deux, entre autres, Hokusai a lancé une véritable mode, donnant des idées à d’autres ; devenue une denrée quotidienne dans la plupart des journaux du Japon, avant d’être imprimée aussi en petits formats bien connus, dont la multiplication et la dévoration par les lecteurs a produit une véritable industrie, sans équivalent avec la BD européenne (et je ne sais pas même si les Comics US pourraient rivaliser historiquement en terme de quantité).

 

 

On peut, il me semble, légitimement se demander ce que la peinture de Nara apporte de si radicalement révolutionnaire au genre manga (ne parlons même pas de Peinture, la cause est entendue, il me semble). Je crois qu’il s’agit là, une fois de plus, dans la sphère culturo-bizness, de faire passer avec succès auprès des gogos millionnaires, des vessies pour des lanternes. À moins, puisque la vente a eu lieu à Hong-Kong, qu’il n’existe de sincères amateurs, persuadés qu’ils ont acheté de l’art… Après tout, l’antipode insipide tout trouvé pourrait être un Koons ; et, au bout du compte, au lieu de s’adresser à Nara, il vaut mieux aller voir du côté de Taniguchi, par exemple, l’un des plus grands mangaka (décédé en 2017).

 

Jirô Taniguchi, “Un ciel radieux”, Casterman (2005, au Japon), en français chez Casterman, 2006

 

Léon Mychkine


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