Rendre hommage aux artistes, et davantage que quelques lignes dans un journal qui partira à la poubelle jaune. Je prends trois images issues du Centre Pompidou, et elles m’évoquent vite cela ; la pensée du labyrinthe. Le jour où j’ai appris son décès, vendredi 11 août dernier, j’ai regardé beaucoup d’images. Ça ne me faisait rien. Ce n’est pas rédhibitoire, cela veut juste dire que ce n’était pas le moment, le kaïros, c’était juste le dreit nien, comme disait Guillaume d’Aquitaine, pas loin, ou presque.
Et puis je regarde de nouveau, parce que certains “se sont rendus compte” qu’un artiste était décédé. Et donc je regarde de nouveau. Et je “vois” la question du labyrinthe ; et, je dirais, quelle que soit la période, une peinture chaude, mais pas comme on dit des couleurs chaudes et des couleurs froides — appellation à laquelle je n’ai jamais rien entendue —, mais chaude dans la main ; la texture, le signal, quelque chose qui n’appartient qu’à la plasticité, et que le mot rend comme il le peut, c’est-à-dire stropiat. Mais la peinture de Marden n’a toujours (dit le grandiloquent qui ne connaît pas l’ensemble mais qui ose, car il s’appelle) consisté qu’en un dire bien uni, élégant. Et sur une si longue longévité, on peut dire « Chapeau !» Parce qu’un artiste est décédé. Et ce n’est pas rien. C’est un morceau de monde, qui se détache d’une ceinture d’astéroïdes. Au mieux, quand tu meurs, artiste, c’est ce qui peut t’arriver de mieux ; devenir un astéroïde ou un satellite. Sinon, bien entendu, c’est le trou noir. La Relativité Générale (Einstein 1925) dit qu’un trou noir se forme quand une masse suffisamment concentrée se met à s’effondrer infiniment sur elle-même, en raison de sa gravitation. C’est ce qu’on appelle une singularité gravitationnelle. Je ne suis pas certain que les artistes qui passent aux oubliettes de leur vivant même deviennent des trous noirs, je crois que ce sort est réservé aux entités maléfiques qui parsèment les siècles, bref. Let’s get down to business.
Donc trois images de Marden, pour illustrer. Commençons par la plus “ancienne”:
En 2007, le MoMa a produit une rétrospective de l’œuvre de Marden et nous avons, sur site, ce petit entretien: Gary « Garrels : “Thira” est, je crois, la peinture la plus compliquée que vous ayez réalisée en termes de nombre de panneaux et de complexité des relations entre les couleurs au sein d’un même tableau.
Brice Marden : Oui. J’avais travaillé sur les idées d’opposés et de compléments. J’ai essayé de rassembler tout cela dans ce tableau. Ainsi, le côté gauche devrait se lire comme l’opposé du côté droit, et les configurations centrales seraient une sorte d’aspect transitoire. J’aime ce genre de complexité.
Gary Garrels : Cette peinture s’appelle “Thira”, le mot grec pour porte. Une porte peut interrompre le plan, et dans ce tableau, les couleurs froides et chaudes amorcent une situation de recul ou de poussée vers l’avant. Et pourtant, je crois que votre idée est de les enfermer ensemble, afin qu’elles conservent à nouveau cette idée d’équilibre, que c’est l’idéal dans le tableau, qu’il y a un point d’équilibre parfait.
Brice Marden : J’aime revenir au fait qu’il s’agit d’une surface bidimensionnelle, mais en même temps, j’aime mettre autant de choses sur cette surface bidimensionnelle que possible pour que l’expérience soit compliquée à regarder.
Glenn Lowry : Marden a toujours été fasciné par la relation complexe entre l’image créée par un artiste et la surface plane sur laquelle il la crée. Il a d’ailleurs baptisé son studio “Plane Image”.»
À première vue, on pourrait penser à une resucée abstractive, mais ce n’est pas peint comme ça l’était… C’est mixtique (sic). D’un côté, c’est géométrique ; de l’autre, ce ne l’est pas ; ça vibre. Plutôt, ça circule. Un gros plan peut-être ?
D’aucuns penseront (peut-être) à Mondrian, mais c’est beaucoup moins froid, et c’est plus élégant (Mondrian en manquait, ces couleurs sont souvent enfantinement criardes, et c’est ce que je pense, et qu’est-ce que cela peut provoquer comme répercussion dans la ceinture d’astéroïdes ?). Un connaisseur pourrait dire que cela lui rappelle tel ou tel Barnett Newman, ou tel ou tel Ad Reinhardt. Justement ?
Dans ce tableau ↑, Marden peint-il d’une manière nouvelle par rapport, disons, à l’“Abstract Painting, Blue” ↓ d’Ad Reinhardt, 1953 ? C’est peint d’une manière assez semblable. On voit la peinture, on voit la main, c’est-à-dire le geste, nous ne sommes pas dans l’illusionnisme d’un monochrome “pur”, par exemple, c’est étendu, mais pas fusionné, c’est contrasté, pas uniforme — sûrement plus exprimée par parcelles, chez Reinhardt —, mais globalement (c’est déjà une hypertrophie), c’est peint de la même manière, mais ce n’est pas la même chose.
Pourquoi ? En raison du motif. Les deux tableaux, et donc Reinhardt et Marden, ne racontent pas la même chose. L’un parle de recouvrement, l’autre de navigation, deux sujets différents. Le recouvrement, c’est vraiment le sujet chez Reinhardt, et certains de ces toiles en sont de véritables chef-d’œuvre, dans le sens où il est impossible de suivre la trace de quoi recouvre quoi, en l’occurrence, quelle infinitésimale tonalité de noir recouvre cette autre ou bien si c’est l’inverse ? Or, le recouvrement, à ce qu’il semble, n’est pas le sujet chez Marden. Voilà donc deux caractéristiques qui nous aident à distinguer deux artistes et leur œuvre respective. À quoi nous a servi ce petit exercice de comparaison ? À nous méfier de cette idée qui peut nous venir, et qui consiste parfois à se demander en quoi telle œuvre de 1979-80 pourrait évoquer une œuvre de 1950, plus précisément, en quoi un tableau qui ne peut plus être inscrit dans une école (en 1980 il n’y en a plus), avec celle, par exemple, de l’abstractionnisme américain ? Et après tout, on pourrait trouver absurde ma comparaison, avec un tableau carré de 76 x 2 avec un autre qui s’étend sur presque 5 mètres et presque 2,44 mètres de hauteur. Car cela doit être quelque chose, comme on dit, de se retrouver près de “Thira”, c’est quand même très grand. Mais je ne me suis pas basé sur les cotes, mais sur la manière, et, en ce sens, peu importe ces dernières. “Thira”, cela veut dire « porte », en grec. Trois grand panneaux assemblés. Où sont les portes ? Y a-t-il des portes ? Qu’est-ce qu’une porte ? C’est un objet qui permet le passage. On y revient : la circulation. Baie, munie d’un dispositif de fermeture, donnant passage à l’intérieur comme à l’extérieur d’un lieu fermé ou enclos.
Dans le petit entretien au sujet de “Thira”, Marden confirme notre intuition — les panneaux sont orientés pour produire un effet de circulation —, mais, il en va de même pour “The muses drawing” ci-dessus. Sur quatre panneaux, on pourrait supposer que le dernier à droite est un écho épuré du premier à gauche, et que dans les deuxième et troisième, c’est le chaos — incertain chaos. Un détail
Un visage (?) Mais quels sont ces sortes de repentirs, pour le dire franchement, grossiers ? Mais en s’agit-il ? On hésite. Marden aurait-il vraiment laisser l’œuvre ainsi si c’en étaient vraiment. Ils recouvrent un bon tiers du papier, excepté la partie droite. Est-ce une manière de signaler ce qui et mais qui n’est, en quelque sorte, qu’en filigrane ? « 1818 filigramme “marque que l’on voit par transparence dans une feuille de papier”. […] Empr. à l’ital.filigrana, attesté dep. le xviies. (Magalotti ds Batt.), composé de fili, plur. de filo (fil) et de grana (graine), les filets des filigranes ayant d’abord été garnis de petits grains » (CNRTL). Question : Marden a-t-il tenté ici de faire du (pseudo)repentir une marque en soi, c’est-à-dire une trace, une touche ?
Là encore, ça circule. Ça circule même encore en repentirs
Mais, sont-ce des repentirs ou des ombres ? Il n’est pas aisé de trancher. Et notez le cadre peint, qui, lui aussi, circule : bleu → jaune → vert → orange → jaune → noir → orange → vert → orange → bleu de nouveau. Je viens de faire le tour du cadre en partant du haut dans le sens horaire. En faisant cela, on remarque que les formes intérieures circulant prennent tantôt la forme du cadre, y contribuent ; ce qui rejoue des questions liées à ce qui est dedans et ce qui est hors, pouvant conduire à cette question : est-ce le cadre qui déborde et rentre, ou bien est-ce la peinture qui veut sortir mais se retrouve contrainte et aplanie ? On le voit, il s’agit encore d’une affaire de circulation. Bien entendu, on pourrait aussi s’amuser à regarder ce qui passe par dessus et ce qui passe en dessous, donc à examiner comment les fluides se coupent, s’interceptent, ou s’évitent. Mais ce n’est pas là le motif principal, si j’ai bien compris.
Un dernier mot (qui ne pouvait être ajouté artificiellement) : La peinture de Marden est élégante, comme une théorie.
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
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