La photographe Maria-Letizia Piantoni et la présence-absence de l’autre (#2)

Maria-Letizia Piantoni a interrompu pendant 13 ans la photographie, et puis, répondant à un appel d’offres, elle a produit cette série, “Stanze”, qui lui a valu d’être ‘shortlisted’ pour le prix HSBC, mais qui lui a fait obtenir le prix Roger Théron (dans Off à Sète-Images Singulières). Il s’agit donc, comme nous l’avons lu dans l’entretien, de logements sociaux en train d’être démolis, pour faire place à des projets immobiliers plus ambitieux (plus rentables et plus “propres” socialement parlant, et ceci dit avec ironie, bien entendu). Piantoni se place dans chaque appartement choisi à une distance qui semble assez égale, laissant voir les murs, le sol, et l’ouverture béante sur le dehors, ou autre chose. La prise de vue, de fait, et c’est un choix, est assez étroite, voire exigüe, car la photographe nous donne aussi, pour ceux qui ne le connaissent pas, ce sentiment que cela représente d’être enfermé dans ce que l’on a longtemps appelée des “cages à lapins”. Ajouté à ce choix de prise de vue, l’idée, certainement présente chez Piantoni, de réduire l’espace de vie à une boîte (et les boîtes jouent aussi un rôle dans le vocabulaire piantonien — voir sur son site). De fait, chaque ‘stanza’ offre une photographie saisissante, tout simplement. Pourtant, nous avons tous vu des images de ce genre, que ce soit depuis les media ou des expéditions d’‘urbex’; mais souvent, c’étaient des images isolées, ou bien mêlées à d’autres, qui n’avaient nul lien visuel entre elles, aucun à-propos. Or, dans l’œil de Piantoni, ce sentiment de déjà-vu disparaît assez vite. En effet,  le fait de sérier ces images ajoute justement une temporalité, un rythme, qui, au fur et à mesure, accompagne la prise en compte du lien que Piantoni veut nous faire trouver dans ces images ; un lien qui, ici, est brisé, pris dans un processus violent et dévastateur (et d’ailleurs, notre photographe a pris des images du matin au soir, comme si elle accompagnait des moments — encore —, de vies fantômes). Quel est ce lien ? C’est l’humain, mais même plutôt l’intime, la vie privée ; des histoires de vie, qui, ici, sont arrachées et disséminées ailleurs, avec leurs souvenirs matériels réduits à néant. C’est cela que capte Piantoni, les traces de vie qui demeurent encore, le temps que tout soit détruit. Comme elle me l’expliquait, les barres étant proches d’un hôpital, l’usage de la dynamite fut prohibé, et, selon son expression, les bâtiments ont été « grignotés », c’est-à-dire démolis lentement, mais sûrement. Ce qui a dû augmenter l’angoisse et la tristesse des habitants. Je précise qu’il faut aller sur le site de Piantoni (ici) pour regarder l’entière série, car toutes les images sont remarquables, et mon choix a été, de fait, quasi arbitraire.

Maria-Letizia Piantoni, Série Stanze, ‘Stanza, n°10’,  9e Étage ouest, barre 2, 2007-2009, Courtesy de l’artiste

Voyez ces restes de papier-peint, ce verre brisé, ces joints de fenêtres en vrac… Moment suspendu de la violence destructrice, mais scène de guerre, dirait-on, et scènes de tags. On se demande pourquoi le papier est arraché à droite, et non à gauche, ainsi que sur la moitié du plafond. C’est très curieux. Ce ne sont sûrement pas les ouvriers qui se sont amusés à enlever le papier-peint.

Maria-Letizia Piantoni, Série Stanze, ‘Stanza n°17’, couloir sud, barre 1, 2007-2009, Courtesy de l’artiste

Dans l’entretien, nous avons lu qu’un photographe remarque qu’il n’y a personne dans cette série. Et Piantoni répond que les gens sont partout. Eh oui ! effectivement, la trace de l’autre est omniprésente, et c’est même un véritable, du coup, amalgame d’autres… Ceux qui ont vécu là, ceux qui viennent taguer (Allez l’OM), et s’amuser, et ceux qui viennent pour démolir. Pour ma part, je trouve cette photo tout à fait assez impressionnante ; on a le sentiment que les habitants ont été littéralement emportés, comme aspirés par le dehors ; dehors, qui, incidemment et à sa manière, reflète tout autant le chaos : gradation architecturale de plus en plus symptomatique d’une soi-disant réussite ; mais de quoi ?

Maria-Letizia Piantoni, Série Stanze, ‘Stanza n°95’, point de vue 3, 6e Étage couloir sud, Barre 2, 2007-2009, Courtesy de l’artiste

Morceaux reliés encore par le fer, voilà une belle dentelle de béton, suspendue. D’une certaine manière, il s’agit ici d’un témoignage ; Piantoni accompagne ses récipients de vie jusqu’au bout — ici une fin de couloir, probablement —, soit ce moment juste avant où tout va se fondre dans l’écroulement et le concassage.

Et puis, tout à coup, de l’incongru

Maria-Letizia Piantoni, Série Stanze, ‘Stanza n°3’, 6e e Étage ouest, Barre 1, 2007-2009, Courtesy de l’artiste

Une baignoire, dans une pièce qui ne ressemble certainement pas à une salle de bain. Elle semble échouée, mais plus sûrement déplacée. Un kif de jeunes ? On imagine quelqu’un a l’intérieur, et d’autres qui poussent, façon luge.

Maria-Letizia Piantoni, Série Stanze, ’Stanza n°18‘, 4e Étage, couloir sud, Barre 1, 2007-2009, Courtesy de l’artiste

Ici une prise de vue un peu plus reculée. Certainement en raison de l’accès barré. Dangereux. Et, tout à coup, on trouverait assez beau ce paysage au loin, comme si nous étions dans une salle déglinguée de… cinéma ! L’obscurité intérieure contraste avec la luminosité lointaine ; exactement comme avec un écran. Mais, à l’inverse de La Rose Pourpre du Caire, les personnages sont invités non pas à entrer dans la salle de projection, mais à en sortir. Dehors !

La problématique de l’architecture urbaine et de l’humain est assurément un sujet pour Piantoni ; et, de ce point de vue, la série ‘Présence Absence’ semble quasiment l’exact opposé de ‘Stanze’. Si la première évoque l’expulsion des corps habitants, la série ‘Présence Absence’ semble montrer l’incrustation des sujets dans le matériau prolifique et si souvent hideux, tout de même, du béton, dans lequel tant d’âmes se seront développées.

Maira-Letizia Piantoni, Série ‘Présence Absence’, 1994

13 ans avant, dans la série “Présence Absence”, le modèle semble décalqué sur l’architecture, intimement mêlé, ce qui, évidemment contraste avec la série ‘Stanze’,

Maira-Letizia Piantoni, Série ‘Présence Absence’, 1994

de laquelle, justement (non pas dans le sens d’équitable, évidemment), les vivants sont expulsés ; mais qui signifie, et j’y insiste, un mouvement d’inscription et de désinscription tout autant corporel que social. On vit à tel endroit, dans le béton inesthétique, mais c’est là qu’on vit, et, dans ‘Stanze’, on peut avoir une vue imprenable, un parc, des jardins, et tout cela à Colombes, non loin de l’A-86. De fait, des millions de personnes sont, bien entendu, conditionnées par et dans l’endroit où elles vivent, et où, parfois, elles existent, tout juste. Il est assez remarquable que la parenthèse sans photographie de Piantoni se fusse ouverte après des corps comme impressionnés sur le matériau et fermée à partir de corps chassés du temps et de l’espace. Remarquable pourquoi ? Parce que cette longue parenthèse aura maintenu un souci que l’on ne voit pas tant que cela finalement en photographie : celui de l’autre. J’ajoute qu’il ne faudrait pas rabattre le modèle ou le sujet humain en photographie sur la même problématique que l’autre ; et c’est justement dans cette distinction que le travail & l’œuvre de Piantoni vient prendre sa marque, et elle le fait d’une manière non pas démonstrative, tapageuse, mais très douce et relevée à la fois. Complimenti !

 


 

Reliquat d’entretien

LM : La plupart de tes projets photographiques, de tes réalisations, implique l’autre, non ?

MLP : Oui, beaucoup. Mais, il y a une partie de mon travail, vraiment personnelle, qui, par contre, m’implique moi, en tant qu’autre. Mais il me faut encore du temps. Parce que c’est récent ; ça c’est déclenché, mais au point où je me suis dit, peut-être que, pour une fois, je me regarde comme si j’étais quelqu’un d’autre

LM : Ah oui !…

MLP : Parce que, finalement, il faut le faire aussi…

LM : C’est intéressant ça !… Comme disait Rimbaud : « Je est un autre »


 

Première partie :

La photographe Maria-Letizia Piantoni et la présence-absence de l’autre (#2)

Léon Mychkine

 


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