La photographe Ruth Bernhard. Épiphanie de l’aura

De la douceur avant toute chose

Qu’est-ce que c’est une grande artiste ? Un miracle. Un fracas de velours dans un lac de béton. J’ai connu l’existence de l’œuvre photographique de Ruth Bernhard (1905-2006) il y a fort peu de temps. Quelques jours. Je suis ravi. Au sens littéral, le verbe ravir, signifie être emporté. Avec certaines photos de Bernhard, c’est ce qui m’arrive. Je plonge dans le profond. Paradoxe : comment plonger dans le profond sur une surface plane ? C’est l’éternel mystère de l’art, de la vision, ajoutée bien sûr à quelque chose d’autre, toujours. Deux éléments importants à souligner, d’abord, peut-être. 1) j’ai toujours été fasciné par le corps féminin, 2) le noir et blanc bernhardien exprime une sensualité d’une rare intensité. Je crois d’ailleurs que le mot sensualité ne rend pas justice à ce que Bernhard nous donne à voir et apprécier. Je cherche le mot… que je ne trouve pas ; pour l’instant. Faisons sans. De toutes façons, que peuvent bien les mots face au pouvoir de l’image ? Il y a de cela dans les photographies de Bernhard : du pouvoir. Mais il faut expliciter ce pouvoir. De quelle nature est-il ? Si je reprends le premier fil, il s’agit d’une plongée dans le profond. Michael Fried a conceptualisé la notion d’absorption, soit ce moment, au XVIIIe, où le peintre ignore le spectateur, concentré qu’il est à dépeindre ce qui se passe à l’intérieur du tableau, c’est-à-dire dans la scène ; c’est ce moment où l’artiste invite le spectateur non plus seulement à voir, mais à rentrer dans le tableau. Je ne sais pas exactement ce qui se passe entre mon cerveau et une photo de Bernhard. Certaines d’entre elles exercent un pouvoir d’absorption (la plongée dans), tout à fait inattendu, en même temps qu’un pouvoir de figement, et de distanciation, dirais-je, ces trois mouvements coïncidents. Il y a aussi, bien évidemment, quelque chose de sculptural dans les photographies de Bernhard ; indiscutablement. On trouve deux éléments principaux, un corps et la lumière. Bernhard est une maîtresse complète de ce couplage, de cet équilibre du corps dans la lumière, avec son opposé : l’ombre. Mais, l’ombre ajoutée à l’ombre ; car il y a ici des ombres et du noir. Or le noir n’est pas une ombre, en ce sens. En effet, il n’y a d’ombre qu’en vertu de la lumière ; cependant qu’une partie noire éloignée de toute lumière ne peut pas être considérée comme de l’ombre. Ainsi donc, nous avons a minima quatre éléments à considérer dans la photographie de Bernhard : corps, lumière, ombre, noir.

Ruth Bernhard, ‘Perspective II’, 1967

On ne peut guère agrandir davantage, sous peine de perdre le grain. Mais enfin, le lecteur voit bien de quoi il s’agit. Une jeune femme allongée. Remarquable est chez Bernhard cette manière qu’elle a de faire prendre des poses tout à fait inédites. En même temps, cette position pourrait tout à fait s’inscrire dans la réalité, celle d’un chagrin, d’un désarroi, en tout, rien de joyeux. Certes, à bien regarder, on remarque quelques détails qui découlent d’une très précise mise en scène : Les doigts bien alignés de la main droite sur l’avant-bras gauche ; l’étrange surélèvement de la hanche droite par rapport aux épaules ; l’alignement oblique de cette dernière avec celle-ci ; et, du coup, la ligne admirable qui part du coude gauche, pointant dans l’ombre, et rejoignant cette même hanche. Tout à coup, je pense à la notion d’aura, chez Walter Benjamin. Il y a très peu de textes sur la photographie, un peu érudit, qui évitent de mentionner la notion d’aura benjaminienne ; que ce soit pour l’abonder ou la critiquer ; c’est un genre de passage obligé. Pour ma part, c’est la première fois que je l’emploie, et si j’y ai recours, je crois que c’est par obligation, par inférence logique : je n’ai pas le choix d’un autre mot. L’aura convient bien (celle d’Otto Preminger semblant l’incarner métonymiquement). Alors, pour ne pas seulement jouer les pédants (je les exècre), rappelons au lecteur que l’aura, pour Benjamin, apparaît dans son texte “Petite histoire de la photographie” (1931). Benjamin part du postulat que l’œuvre d’art, dans la Tradition, possède une aura, une sorte de force authentique dont elle est nimbée. Cette aura est unique, quasi sacrale. On n’est pas certain de savoir d’où provient l’usage du mot chez Benjamin. Certaines sources privilégient l’auréole chrétienne, mais on peut aussi penser à la notion d’aura dans l’hindouisme. Traditionnellement, l’auréole ne contoure pas le corps entier, mais la tête. Benjamin parlant de l’entièreté d’une œuvre dans ses dimensions physiques, il semble que la notion d’aura corresponde bien davantage à celle, hindoue, qui effectivement entoure le corps en son entier. La première occurrence du terme aura intervient dans la description d’une photographie de Kafka, âgé de six ans. Cette photographie renvoie à Benjamin le souvenir « des premières photographies […] où il y avait autour d’eux [i.e., les gens que l’on prenait en photo] une aura, un médium qui, traversé par leur regard, lui donnait plénitude et assurance. Là encore, l’équivalent technique de ce phénomène est évident : c’est le continuum absolu de la lumière la plus claire à l’ombre la plus obscure ». Cette dernière phrase doit être relue en regardant la photo ci-dessus. Qu’avons-nous là ? Un continuum chromatique qui joue d’une manière assez sublime sur les volumes, le blanc et le noir, l’ombre et la lumière. Regardez cette chevelure tressée, comme un diadème, presque trou d’ombre mais surface énigmatique en même temps. Cette dernière phrase de Benjamin s’applique particulièrement bien avec cette photo de Bernhard, et avec son œuvre en général. Il y avait des années que je n’avais lu ce texte de Benjamin, et j’ai “découvert” les photographies de Bernhard il y a si peu. Me replongeant dans le texte benjaminien, je tombe sur cette phrase : « le continuum absolu de la lumière la plus claire à l’ombre la plus obscure », comme si elle avait était écrite pour décrire l’art photographique de Bernhard ! Les Surréalistes appelaient ça le hasard objectif. J’ai toujours eu tendance à y croire. Très curieusement, Benjamin accorde à la photographie la capacité de capter l’aura, mais seulement pendant une certaine période de la Photographie ; en effet il suppose que la photographie a connu une naissance et un déclin : « l’époque où les Hill, les Cameron, les Hugo et les Nadar étaient en activité — coïncide avec sa première décennie d’existence [i.e. de la photographie]. Or ce sont justement les dix années qui précédèrent son industrialisation ». Dans son texte, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (1939), Benjamin écrit : « à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura. Ce processus a valeur de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l’art.» Je ne suis pas certain que Benjamin ait raison. Je pense que l’on peut utiliser sa notion d’aura pour une photographie à l’ère industrielle. Par exemple, la photographie de l’homme sur la Place Tian’anmen (photographié par Jeff Widener, le 06 juin 1989), arrêtant une colonne de chars tandis qu’il se tient immobile, bras ballants, un sac plastique à la main, est certainement l’une des images les plus extraordinaires de la fin du XXe siècle. Elle est iconique. Et, quel que soit le nombre de reproductions de cette image, son statut d’icône ne s’altère pas. De la même manière, il me semble qu’une photographie auratique peut très bien être multipliée, rien ne lui ôtera son caractère spécifique. Ainsi, ‘Perspective II’, de Bernhard, est, d’après moi, dotée d’une aura ; cependant que toute photographie n’est pas nécessairement auratique.

Tout à coup, je me rends compte que le corps n’est pas surélevé, c’est simplement la prise de vue qui donne cette impression ! Bernhard n’a pas shooté à hauteur du corps, mais en surplomb. Ce qui explique que les bras semblent plus bas que les jambes. Tout ce que j’ai écrit sur une surélévation du corps est nul ; dans le sens de non-valide. Je ne l’enlève pas, car, encore une fois, je tiens à garder les traces des processus cognitifs et heuristiques au travail pour tenter d’expliciter la compréhension d’une œuvre d’art ; mais il en irait tout autant du visible au sens élargi, après tout.

Ruth Bernhard, ‘Sand Dune’, 1967

‘Sand Dune’, Dune de Sable. Le corps comme une partie du paysage. Admirez encore comment Bernhard déjoue le classicisme (ne t’en déplaise, mon amie). J’aime beaucoup cette façon qu’ici Bernhard a de choisir la posture. On met un certain temps à comprendre ce que nous voyons, c’est-à-dire comment le corps est réparti, où est où ? Question quasi absurde, mais non pas si incongrue face à la position du corps. En effet, si Bernhard métaphorise le corps féminin en dune de sable, c’est certainement aussi d’un point de vue métonymique ; les dunes s’érodent, comme (le) corps. Et bien sûr que la position de ce corps-là peut évoquer une géologie. Ce qui est remarquable, de fait, c’est la manière complètement dissymétrique dans laquelle se tient ce corps allongé. Aucune partie n’én évoque une autre, contrairement à ‘Perspective II’, qui fait jouer le corps dans sa parité. Ici, plus du tout. C’est le corps quasi amorphe. C’est l’amorphose. Bernhard s’amuse même à évoquer les seins avec les omoplates ; corps, du coup, pile-face. C’est beau autant qu’étrange. Un sentiment, aussi, d’échouage. Somptueux. On remarquera la division chromatique noir/blanc par une oblique démarcante, comme jaillissant juste au-delà de l’épaule droite. Gravir ce corps, comme un lilliputien. Et s’émerveiller.

Ruth Bernhard, ‘Silk, 1968’, Limited Edition Print Silver Gelatin Print, 18 x 34 cm

Je crois qu’avec cette photographie, ‘Silk’ (Soie), nous y sommes. Dans quoi ? Dans l’érotisme. Dans l’érotisme, mais pas que (comme on dit maintenant, et c’est affreux). Rien que la prononciation du mot — silk —, avec le L qui vient buter sur le K, comme de l’eau sur la roche, mais très doucement, comment au ralenti. Du ralenti dans la langue. En linguistique, le K est une consonne occlusive vélaire sourde. C’est admirable ce que l’on peut écrire sur une Lettre ! Bernhard est décidément une photographe qui ne joue jamais sur un seul tableau. Voyez l’extraordinaire creux dans le dos causé par l’ombre fantastique. Si cette jeune femme est dotée d’une taille aussi fine, elle doit avoir de très graves problèmes de maintien… Certes, Bernhard a dû lui demander d’inspirer profondément, ce qui a permis de creuser au mieux le ventre et la cage thoracique, faisant jaillir la poitrine d’une manière encore plus insensée. Parce que oui, ces seins sont insensés. Ils sont énormes. On se demande même si le sein gauche est vrai ? Nous avons en effet l’impression qu’il déborde jusque sous l’aisselle…! Non, ce n’est pas possible. Est-ce un effet du voile (soie), qui recouvre la jeune femme ? Admirez comme il peut évoquer une chrysalide, qui enveloppe la taille, remontant sur les seins, dont le gauche tend fortement la matière, et qui s’aérise au contact du visage, comme suspendu. Suspendu par quoi ? Par la grâce. Cette jeune femme est en état de grâce. Remarquez comme le voile semble avoir pris l’empreinte du visage, et se suspend, comme s’il se détachait, une fois l’empreinte prise. Le pli du voile dans le cou produit l’effet suivant : La tête semble détachée du corps. Mais non. C’est l’éclosion du corps, l’éclosion du désir, et du plaisir, et de quelque chose en sus qui n’est pas du domaine des mots. On remarquera que les fesses sont proportionnelles à la poitrine : quel troussequin ! Quel valseur ! Quel pétoulet ! (la déclinaison du postérieur est complètement démente…Voir ici). Remarquez comme le voile de soie vient opportunément mourir — comme on dit d’une lumière —, à la naissance du sillon. Et on remarque aussi que le grain de peau, tout de même… Mais je pense que c’est dû au tirage… On ne voit pas comment Bernhard, perfectionniste, aurait pu laisser une telle disgrâce apparente. Voyez maintenant comme le voile réapparaît, fantomatique, sur la cuisse. Reprenons du recul.

Ruth Bernhard, ‘Angle’, 1969

De la pose, un autre exemple, chez Bernhard. Il s’agit ici probablement d’une adolescente. Pose encore improbable — ce qui est une des marques de fabrique benhardienne —, et totalement non érotique. Très peu d’ombre. Une photo un peu crue, du coup. Le titre est ‘Angle’. Oui. Nous les voyons. Mais il y a toujours cette douceur (ce que d’aucuns nommeraient décidément son classicisme). Peut-être. Mais non, puisque la pose n’est pas classique du tout. Angle fermé avec les jambes, angle ouvert avec les bras ouverts, mais angle avec les coudes pliés. La tête sertie dans l’ouverture. Un gemme, ou la métaphore d’autre chose…

Ruth Bernhard, 1962

Clin d’œil à la statuaire. Oui. Et brin d’humour. Ces mains qui enlacent la taille, exerçant à tel endroit une pression suffisante pour que l’on vérifie qu’il s’agit bien d’un corps charnel. Un dos immense, magnifique, autant que le fessier, avec un mystérieux noir-vide juste dessous… Ou non. Je ne suis pas expert en rayons lumineux, mais la qualité noire de ce vide ton sur ton avec le fond m’intrigue. Admirable croupe ! Et ce drapé, comme si c’était un cadeau. Ceci est mon corps, prenez-le ! On dirait que les mains vont se saisir plus fermement de ce dernier, et le soulever. Femme à emporter.

Ruth Bernhard, ‘Drapé,’ épreuve aux sels d’argent sur carton neutre, 1930

Cette photographie n’est pas extraordinaire. Elle est moins structurée que ce qui viendra plus tard. Mais elle est crûe. Il est probable que celle-ci n’a qu’une intention : montrer la sexualité du corps. En effet, Bernhard semble intéressée à indiquer au regard la vulve. Il me semble que les plis jusque sous les seins sont assez négligés, cependant qu’ils deviennent plus organisés à partir du bas-ventre. Les plis nous renvoient à la sculpture, et donc à l’immémorial. Mais pas aux Grecs, qui, exception pour le mythe de Déméter, permettaient, dans les Mystères, la monstration des vulves, ou leur évocation sous forme de gâteaux (d’après Devereux). Je crois qu’une vulve est bien plus fascinante qu’un pénis. Et pour une raison toute simple : comme la grande anthropologue et ethnologue Françoise Héritier le dit, les hommes ont toujours été étonnés de voir que c’est par là que sortaient les bébés… Ils ne s’en sont jamais remis de voir que les femmes pouvaient enfanter, et pas eux. Dans ce sens, je crois qu’est inscrite dans nos parois mentales préhistoriques la devise qui fait à la fois de la vulve un lieu du plaisir, et tout autant celui de la vie  — cependant que Baudelaire paraissait affligé que, « de fait, nous ne pouvons faire l’amour qu’avec des organes excrémentiels » (Fusées). Je crois que je viens d’écrire des banalités consternantes de banalité. Mais, parfois, la banalité permet d’accéder à autre chose, à un autre niveau ; tel que : la vulve est sacrée. Il serait ridicule de dire que le pénis est sacré. Mais ce ne l’est pas pour la vulve, porte d’entrée de la matrice, origine du monde. J’ajoute enfin que j’en viens à sacraliser (je n’ai rien inventé) la vulve depuis une photographie de Bernhard ; tandis que je ne reproduirais pas une telle allégeance face à une photographie tout-venant. On peut voir des milliers de vulves photographiées et filmées sur l’Internet, qui, pour le coup, et en majorité, sont dénuées d’aura. Ici, tel n’est pas le cas avec ‘Drapé’, et ce mystérieux filet entre les labia.

PS. Je conseille vivement le livre un peu inabouti mais passionnant de Georges Devereux, Baubo. La vulve mythique, Ed. Jean Cyrille Godefroy, 1983 ; on y trouve des anecdotes, des coutumes, des légendes, proprement stupéfiantes sur la vulve, qui font résonner plusieurs mondes. On y apprend par exemple que les soldats japonais, durant la 2GM, portaient sur eux des poèmes et des photographies de prostituées exhibant leurs vulves. Ce n’était pas par obsession qu’ils possédaient ces images ; la vulve représentait la vie, et donc, portait bonheur. Nul doute, alors, que ces vulves irradaient une qualité auratique !

Léon Mychkine