La “prescription” de Lamarche-Vadel

Je réfléchis à la pertinence de certaines œuvres, à leur prolifération. Je lis chez Lamarche-Vadel : « Pourquoi ne pas accepter que l’art aille jusqu’à ce que tous les artistes nous disent en être, quitte à expérimenter chacun ce qu’il en est pour soi-même de ce concept et de la manière dont il se représente dans son histoire.» (Conférence donnée à l’Institut de la Mode, le 16 juin 1992.) Lamarche-Vadel dit cela car ce qui sous-tend cette proposition c’est que ce sont les artistes qui sont prescripteurs. De fait, si c’est l’artiste, seul, qui est prescripteur, alors, nous dit le critique, laissez les donc tous proposer ce qu’il en est, de l’art : « La prescription — qui était la prescription d’un un avenir ultérieur de l’œuvre — la prescription est l’œuvre » (Lamarche-Vadel). C’est très intéressant, que Lamarche-Vadel parle d’avenir ultérieur. Si l’on suit bien, le prescripteur anté-opus, garantissait ou non un avenir à l’œuvre proposée ; il validait ou condamnait le potentiel de l’œuvre. Ce prescripteur, dit Lamarche-Vadel, c’était l’Église (il oublie l’Académie, et les Maîtres, entre autres) ; or nous sommes passés de l’Église à l’artiste-prescripteur (dixit) : l’artiste prescrit dans le présent même son travail en tant qu’œuvre, et ce, ajouterais-je, quel que soit son âge : n’importe qui se disant artiste peut, alors, se désigner comme prescripteur. Certes, Lamarche-Vadel suppose que cette auto-prescription provient spécialement de l’art conceptuel :  « comment l’énoncé linguistique d’un artiste va de plus en plus être pris en compte en tant que sens esthétique », et il prend pour exemple les phrases de Lawrence Weiner. Dans le même temps, il mentionne Sol LeWitt comme étant « le premier à employer le terme d’art conceptuel » (oubliant que l’expression ‘concept art’ aura apparu en 1961 sous la plume du philosophe et critique Henry Flynt).  Mais justement, dans la ‘sentence 35’ qui clôt ses ‘Sentences on Conceptual Art’ (1969), Sol LeWitt écrit : « Ces sentences commentent sur l’art, mais ne sont pas de l’art.» On pourrait peut-être juger que LeWitt se contredit, car la La “sentence 16” donne : « Si les mots sont utilisés, et qu’ils procèdent depuis des idées au sujet de l’art, alors ils sont de l’art et pas de la littérature, les nombres ne sont pas les mathématiques.» Oui. Mais lisons-bien : Il s’agit ici des mots qui procèdent depuis des idées au sujet de l’art, et non pas des mots en tant que tels ; et, encore une fois, la Sentence 35 clôt toute ambiguïté : aucune des phrases précédentes ne sont de l’art. De fait, selon les définitions canoniques données par LeWitt, les énoncés de Weiner ne ressortissent pas à l’art conceptuel. Si c’est de l’art conceptuel pour Weiner, alors il y a au moins deux définitions dudit, ce qui devrait poser un gros problème pour Lamarche-Vadel, mais ce dernier a une facheuse tendance à ne pas toujours vérifier le bien-fondé de ses affirmations, et, de fait, l’enjambement lamarche-vadélien est une caractéristique propre, mais regrettable. Pour rappel, voici ce qu’expose Weiner en 1969 :

Lawrence Weiner, ‘A wall pitted by a single air rifle shot’, 1969, Dimensions variable, MOMA

On lit : “un mur constellé d’un seul coup de carabine à air comprimé”. Conformément aux définitions de LeWitt, ceci n’est pas de l’art, non plus conceptuel. Reprenons donc ce que dit Lamarche-Vadel. D’après lui, l’auto-prescription par l’artiste provient de l’énoncé issu de l’art conceptuel. Mais on voit bien qu’il y a une difficulté. Quand on remonte aux sources, on voit déjà qu’il y a un hiatus entre le dire de LeWitt et celui de Weiner, et ce n’est que le début ; c’est-à-dire que cet hiatus se prolonge bien évidemment dans l’œuvre proposée : À ma connaissance, LeWitt n’a jamais apposé au mur une phrase en guise d’art, cependant que Weiner l’aura fait pendant plus de 45 ans… On peut se demander qui aura été ici, volontairement ou non, prescripteur. Quant on sait le succès des phrases fixées aux murs, on peut se dire que Weiner a été prescripteur, mais prescripteur de quoi, si ce n’est pas de l’art ?

Ref. Conférences de Bernard Lamarche-Vadel. La bande-son de l’art contemporain. IFM – Éditions du Regard, 2005

 

Léon Mychkine


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