La sculptrice Nika Neelova. L’évidence ? Première approche.

Il y a des œuvres, rien que d’en voir les images, “on” sait que c’est ça, c’est présent, évident ; on ne (se) pose pas de questions. Beaucoup d’autres, j’entends, d’autres artistes, sont sujetttes à interrogation, voire à tout une gamme de sentiment qui peut aller du plus profond scepticisme à la plus consternante stupéfaction. Parfois, ceci dit, on ne sait pas  toujours de quel côté va plonger le plateau de la balance de la délibération. Souvent, comme on dit, l’œuvre semble évidente parce qu’elles paraît tout à fait délestée d’un effort laborieux, d’un désir appuyé de “bien-faire”, d’une recherche (par) trop méticuleuse ; au contraire, c’est comme si l’artiste avait “compris” le matériau, et de quelle façon il “voulait”  s’exprimer. 

Il faut être cohérent : si nous trouvons, dans les matériaux de l’art, de l’expressivité, cela ne peut pas être le fait que de l’artiste ; il y a une disposition entre l’artiste et le matériau, une affordance, quelque chose, comme on le dit parfois, un dialogue. Dieu sait (‘figure of speech’) que la notion de “dialogue” entre artiste et matériau peut être galvaudée, car on s’en sert parfois comme d’une expression toute faite, du genre « relation au monde », « interroge le spectateur », whatever de cette eau bien plate. Mais, en ce qui concerne Neelova, ce n’est pas le cas :          

Nika Neelova, “Lemniscate XXIX”, 2024, mains courantes en acajou réassemblées, deux volées de marches [“reassembled mahogany handrails, two flights of stair”], 240 × 80 × 70 cm

L’art de la sculpture, c’est de transformer l’existant, ou bien de tenter de le créer ; c’est-à-dire de choisir un matériau et faire tout ce qui est possible pour lui impulser une “vie”. Et puis, chez tel ou telle artiste, vous avez cette décision, ce choix, de sélectionner ce matériau. Comment Neevola en est venue à choisir ces deux rampes d’escalier, je ne sais, cependant, déjà, il s’agit d’un prélèvement dans le déjà “modifié”, pour ainsi dire. En effet, une rampe d’escalier, c’est assemblé, formé, dirigé. Or là, à tel moment dans l’histoire des rampes, arrive Neelova, qui les prélève, les transforme, faisant que, du point de vue aspectuel, on ne dirait plus du bois (acajou), mais du métal, du type cuivre. Ensuite, tout l’art du jeu c’est de trouver une nouvelle manière d’exprimer les rampes, car, au naturel, les rampes n’expriment qu’elles-mêmes (“je” suis une rampe) ; tandis que l’œuvre du sculpteur, pardon, de la sculptrice, c’est de faire jouer au matériau servile, un autre rôle, autrement dit, de transcender le commun. Bien sûr, avec cette formule, on pense à Arthur Danto, et à la transfiguration du banal (article ici). Mais il ne s’agit pas de cela. L’expression visait l‘œuvre (soyons magananimes) d’Andy Warhol, qui tantôt fabriquait de fausses vraies boîtes de savon Brillo, soit peignait à partir de conserves Campbell’s soup.  Mais là, aucune transcendance (et quelle transfiguration ?) n’en ressortait, d’où l’inanité persistante de ces “objets”. Il en ira, un jour, de même, pour les ready-made. Or, d’une certaine manière, et dans la tradition contemporaine de l’usage, Neevola ici reprend le déjà-existant mais pour en fournir une version totalement nouvelle et inattendue. Si l’on avait dit à ces deux rampes ce qu’elles allaient devenir, elles ne l’eurent pas cru. Le déplacement commnence (ou finit) dans le titre : Une lemniscate est une courbe plane prenant la forme du chiffre huit ; mais son etymon n’a aucun rapport avec le chiffre huit :

 lemniscata, fém. de l’adj. lemniscatus « orné de lemnisques (lat. lemniscus, du gr. λ η μ ν ι ́ σ κ ο ς désignant des rubans attachés aux couronnes, aux palmes des vainqueurs et des suppliants, ou ornant la tête des convives dans un festin) », lemnisque a été empr. au xvies. Emprunté, par l’intermédiaire du latin lemniscus, du grec lêmniskos, « bandelette, ruban ». ANTIQ. ROM. Bandelette enroulée sur la couronne de fleurs ou de feuillage qu’on donnait aux vainqueurs ou aux suppliants, ou dont on ceignait la tête des convives dans un festin. (Source CNRTL).

Alors que voit-on ? On remarque déjà que la sculpture produit une ombre prononcée, et l’on se demande si cette ombre ne ferait pas partie de l’œuvre ? De fait, et si l’un des enjeux tenait peut-être dans en cela ? Produire une troisième dimension sur une surface plane ? Or comment produire une troisième dimension, une largeur si vous voulez, sur un mur ? A priori, c’est impossible. Mais Neelova nous montre que ça l’est, avec cette ombre négative (mais regardez bien, il y en a deux). Du coup, une question : Que produit l’émergence des ombres (avec ce triangle-trépied en bas de l’ombre à droite) face à l’œuvre matérielle ? Ombres et sculpture sont-elles complémentaires ?             

…c’est pourquoi je suis si attirée par les matériaux, les flux, les choses qui s’adaptent constamment, les choses qui changent elles-mêmes, les choses qui ne sont jamais statiques. Et je cherche toujours l’étymologie des mots pour en trouver l’origine. C’est fascinant de voir comment la langue mute à travers tant d’étapes linguistiques différentes. (Veronica Simpson, Interview with Nika Neelova, Studio international, 15/11/2021)

Mon hypothèse du rôle déterminant de l’ombre se volatilise peut-être avec cette autre image ci-dessous, mais cela n’a guère d’importance, au contraire, cela m’aura offert l’opportunité de réfléchir à la place de l’ombre sur une sculpture : 

Nika Neelova. Left: Lemniscate X, 2020. Hardwood reclaimed handrails, two flights of stairs, 50 x 210 x 120 cm. Right: Lemniscate XI/II, 2021. Hardwood reclaimed handrails, two flights of stairs, 280 x 130 x 60 cm. Installation view, One of Many Fragments, New Art Centre, Roche Court, Salisbury 2021.

Et voici ce que Neelova dit à-propos des rampes :

J’ai beaucoup travaillé sur le lien entre le corps humain et l’architecture de l’espace. Et les mains courantes évoquaient le contact intime entre la paume de la main et l’architecture de l’espace extrudée sur les sols et les flux. Cette idée de démolir et de récupérer des objets et de prolonger leur durée était très importante pour moi. Pendant une longue période, j’ai travaillé spécifiquement avec des objets qui sont moulés autour de proportions humaines. Ensuite, l’humain est en quelque sorte retiré et reste comme un souvenir vestigial. L’empreinte, les traces, les espaces autour du corps humain sont absorbés par le mobilier, par l’architecture, les mains courantes s’usent aux endroits où elles sont touchées. Il s’agissait essentiellement de l’écoulement du temps à travers les objets et de la durée des artefacts par rapport à la durée de vie humaine. (Veronica Simpson, Interview with Nika Neelova, Studio international, 15/11/2021)

Nika Neelova, “Lemniscate” [Détail], capture d’écran sur site Internet de l’artiste

Vu de près, ne dirait-on pas des contorsions de muscles ? Cette semblance semble rejoindre l’intention de l’artiste, comme elle le dit, et redonnons ce passage : 

Ensuite, l’humain est en quelque sorte retiré et reste comme un souvenir vestigial. L’empreinte, les traces, les espaces autour du corps humain sont absorbés par le mobilier, par l’architecture, les mains courantes s’usent aux endroits où elles sont touchées.

Dans cette perspective quasi mutante, est-il étonnant de constater des anthropomorphies dans les rampes ? Échange de bons procédés.