La sérendipité chez John Chamberlain

Il a grandi à Chicago et, après avoir servi dans la marine de 1943 à 1946, il a fréquenté l’Art Institute of Chicago de 1950 à 1952. À cette époque, il commence à réaliser des sculptures en acier soudé, influencées par le travail de David Smith. En 1955 et 1956, Chamberlain étudie et enseigne la sculpture au Black Mountain College, près d’Asheville, en Caroline du Nord, où la plupart de ses amis sont des poètes, notamment Robert Creeley, Robert Duncan et Charles Olson. En 1958, il commence à incorporer dans ses œuvres de la ferraille provenant de voitures et, à partir de 1959, il se concentre sur des sculptures entièrement construites à partir de pièces automobiles écrasées et soudées ensemble. La première grande exposition personnelle de Chamberlain est présentée à la Martha Jackson Gallery, à New York, en 1960. … (Guggenheim, New York).        

Dans la tradition, la “grande”, l’artiste a à portée de mains les outils indispensables pour produire son (de l’) art : pigments, pinceaux, marteaux, pierre, toile, bois, fusain, papier, etc. Vers la fin des années 1950, John Chamberlain vit chez le peintre Larry Rivers. Chez lui, il fait la rencontre de « quelques pièces d’une vieille Ford 29 »      

Ford 29 coupé, voiture d’Henry Ford himself

Je me souviens que je vivais chez Larry Rivers, à Southampton, et qu’il avait quelques pièces d’une vieille Ford 29. J’ai essayé de m’occuper des ailes et il s’est avéré que je me suis occupé d’une aile puis de l’autre. Il m’a fallu un certain temps avant de bricoler ce truc et j’y pensais tout le temps. En fin de compte, il s’agissait de deux ailes que j’ai finalement assemblées. J’ai mis de la baguette autour — c’était presque comme si je l’enveloppais avec de la baguette. Cette pièce s’appelait “Shortstop”. [L’entretien plus ample bientôt en ligne]. 

Comme on peut le lire, il avait déjà l’habitude des « sculptures en acier soudé », mais on supposera que cet acier n’était pas issu de décharges ou de rebut. Au contraire, chez Larry Rivers, c’est l’épiphanie. Il transpose son maniement dans le “déchet”, le résidu. 

John Chamberlain, “Shortstop”, 1958, painted and chromium-plated steel and iron, 147.3 x 111.8 x 45.7 cm, Sotheby’s

“Shortstop” indique une position au base-ball, situé entre la deuxième et la troisième base, considéré comme l’un des postes défensifs les plus exigeants. Historiquement, ce poste était attribué à des spécialistes de la défense qui n’étaient généralement pas doués pour la frappe et étaient souvent placés au bas de l’ordre des batteurs. Aujourd’hui, les shortstops sont souvent capables de bien frapper et beaucoup d’entre eux sont placés en haut de l’alignement. Dans le système de numérotation utilisé par les marqueurs pour enregistrer les jeux défensifs, le numéro 6 est attribué à l’arrêt-court (Wikipédia). Je ne sais pas s’il y a un rapport autre que l’appellation avec le base-ball, et d’ailleurs peu importe. La question qui m’importe est Comment un artiste en vient à prélever, random, deux morceaux d’aile de voiture afin d’élaborer une sculpture. Notez, et c’est assez remarquable, qu’il ne s’agit pas de masquer, d’embellir, de repeindre, mais de prendre les formes en l’état et de les associer entre elles d’une manière alors inédite, et donc de produire une sculpture, sculpture qui ne s’obtiendra pas sans quelques manipulations concrètes ; aplatir, tordre, rendre méconnaissable l’origine des objets (qui dirait “Je reconnais bien là deux ailes de Ford 29!?). De fait, “Shortstop” ne ressemble à rien. Pour pallier ce vertige, on a inclus Chamberlain dans l’“abstractionnisme abstrait”, en disant qu’il reproduisait ce genre en trois dimensions. Ce qui est parfaitement stupide. Chamberlain ne “reproduit” rien du tout, il produit, il produit quelque chose de nouveau ; rien de comparable n’existe, en art contemporain (moderne ou contemporain d’ailleurs et à son sujet ?). Dans ces années 1950, on se dit qu’il devait y avoir un “zeitgeist” dans la ferraille, car César, de ce côté ci de l’Atlantique, comme on dit, fabrique des sculptures en fer : 

César, “Chauve-souris”, 1954, fer forgé, 144 X 215 X 12 cm, 90 kg, MNAM Centre Pompidou (exposé en 2018,  © ASLM)

Bon !, ce n’est pas encore ça… C’est presque rétrograde, en ces années, et c’est très laid (une “vraie” chauve-souris c’est bien plus joli). Il faudra attendre 1958 pour les premières “Compressions”, qui sont tout de même beaucoup plus intéressantes, en ce qu’elles tournent le dos à la figuration et à la paréidolie. De son côté, Arman produira ses première sculptures en 1959. Mais, en cherchant la petite bête, n’y aurait-il pas moyen de détecter du figuratif dans “Shortstop” ? Regardez donc du côté gauche, ces tiges de fer repliées. N’évoqueraient-elles pas une paire de lunettes ? Et si vous descendez, la protubérance pourrait faire penser à un nez. Et la bouche sourit. Pourquoi pas ? Check it out:

Si je dis “vrai”, les autres fils en bataille sont des cheveux, et alors la grande partie convexe à droite est une capuche ! Ça se tient. C’est plus de l’“abstractionnisme abstrait”, mais du post postcubisme ! Tout cela n’est-il pas un peu trop hippotracté ? Si, mon cher. C’est malin !, maintenant que j’ai vu de la paréidolie dans cette sculpture, j’en vois aussi ailleurs :

John Chamberlain, H.A.W.K., 1959, acier soudé et peint, 130.8 × 134.6 × 104.1 cm, The Glass House, New Canaan

Quand bien même écrit façon acronyme, nous lisons “Hawk”, donc « faucon ». Notez que c’est Chamberlain lui-même qui nous invite à la paréidolie en nommant de la sorte sa sculpture ! Alors, le quidam lisant “hawk” va chercher le faucon là-dedans. Il ne le trouvera pas, il s’agit d’une mante religieuse posée sur une feuille. (Ce n’est pas forcément très raccord morphologiquement, mais nous sommes, je vous le rappelle, en Paréidolie, le pays où tout est possible.) Voyez le vert façon casaque de jockey ? C’est un indice. Et la grande courbure en avant, c’est une patte, n’est-ce pas ? Bref. Chamberlain va-t-il sortir de la paréidolie ? Notez, avant de partir sur autre chose, qu’en quelques années, l’objet récupéré et traité par Chamberlain est devenu beaucoup plus esthétique. Chevauchant la mante, sautons en 1963 :

John Chamberlain, “Kora”, 1963, acier peint, 87, × 141 × 105 4 cm, Collection Tate, UK

Bon!, là, je crois que nous pouvons dire que nous ne “reconnaissons” absolument rien du tout. C’est une sculpture autotélique (elle tient tout seule, comme une grande). 

Voyez la jointure élaborée entre jaune zinc et vert blanc, et la distinction (au sens de “se distinguer de”) du lilas rouge. Il semble qu’il y ait ici une véritable intentionnalité globale, entendez un sens du “tout”. Remontez voir “Shortstop” et vous constaterez une différence radicale dans le choix de l’aspect des pièces, et donc de l’assemblage. Il y a du tord, mais fort peu eu égard au lisse. Il est, à cet égard évident qu’ici Chamberlain s’est par ailleurs détaché de toute paréidolie, quand bien même la pièce est titrée “Kora”, ce qui, épelée ainsi, n’évoque que l’instrument à cordes africain. Or quel est le rapport objectif entre la sculpture et l’instrument de musique ? Nil. On peut aussi remarquer que, les années et la pratique passant, le travail devient plus appliqué, presque précieux.