Léon Mychkine : Bonjour Noémie, ça fait à peine quelque jours que je connais votre travail, comme je vous l’ai dit, et je suis intrigué, dans le bon sens du terme ; et ce que j’apprécie chez vous, entre autres, c’est ce que j’appellerais votre parcimonie, qui produit une certaine élégance, aussi.
Noémie Pilo : cette parcimonie, j’y suis arrivée à la suite d’un séjour au Japon. J’ai étudié pendant six mois à Kyoto. Et c’est à ce moment-là où j’ai commencé à m’intéresser aux haïku. J’aimais cette forme brève qui pointe du doigt un événement souvent assez discret, et sans apporter de jugement, ou d’autorité sur cette chose. Et c’est quelque chose que j’ai essayé d’incorporer dans les sculptures et les objets que je produis. Après, bien sûr, il y a des influences artistiques, comme le minimalisme, l’art conceptuel. J’aime bien l’économie de moyens, ou de forme, pour exprimer quelque chose. Je suis aussi intéressée par le langage, de plusieurs manières, par exemple j’ai rendu un texte abstrait, que ça devienne une forme, qui peut se regarder sans se lire.
LM : oui
NP : et en ce moment, je suis en train de démarrer une recherche sur la pierre en tant que signe, à la fois dans le paysage, mais aussi comme support d’écriture, et ça se fait beaucoup via des résidence [Aveyron et Vosges]. J’ai commencé cet été durant une résidence en Aveyron. Et là je me suis intéressée à un type de mégalithe que l’on trouve en en France, particulièrement en Aveyron et dans le Tarn. Ce sont des statues-menhirs, des bas reliefs mais qui sont gravées double-face.
Donc je viens voir ces pierres, avec un outil que je me fabrique, et cet outil va me permettre de donner l’échelle de ces pierres. Et en ce moment, je suis en résidence dans les Vosges, et je m’intéresse aux roches à bassins et à cupules, ce sont des pierres érodées par l’eau et souvent utilisées par l’homme pour stocker l’eau de pluie, les grains, teindre des peaux, des choses comme ça, et parfois on est revenu creuser dans ces bassins pour adapter leur utilisation :
LM : donc, éventuellement, vous pouvez vous baser sur des choses déjà existantes pour créer autre chose ?
NP : j’ai souvent besoin de me créer un cadre, des contraintes, avec des règles, au besoin pour les détourner, et à partir de ça j’arrive à produire des formes. Ça peut être partir de la matière avec ses contraintes, ou d’une idée, comme un jeu de mots, ou encore depuis une photo que j’ai prise.
LM : il y a des œuvres de vous qui me parlent tout de suite, comme cette pièce en grès, faite à partir d’une lettre égyptienne (Benben) :

C’est très beau. C’est extrêmement simple et en même temps très complexe puisque ça vient d’un hiéroglyphe.
NP : oui, c’est tout le temps une recomposition.
LM : et j’aime bien aussi ces deux livres enchâssés
NP : ah oui, “Amour Dépeupleur” ?
LM : oui. C’est très intéressant.

NP : cette pièce est partie d’une anecdote dite par mon frère, qui faisait des études de Physique, et là c’était par rapport à la question du frottement. Et ici c’est la multiplication du frottement par le nombre de pages qui crée la forme, et donc plus les livres sont gros et plus ils peuvent retenir de poids. Donc à partir de cette histoire, j’ai eu envie de réunir deux livres, qui à la lecture m’avaient donnés une sensation assez similaire. Donc il y en a un qui retient l’autre uniquement par la force de frottement.
LM : donc c’est celui du haut, fixé par un clou, qui tient celui du bas.
NP : oui. En haut, c’est Le Dépeupleur, et en bas c’est Amour.
LM : d’accord. Et comme vous êtes littéraire, les titres sont-ils explicites ? Y a-t-il quelque chose derrière ?
NP : vous pensez à quelque chose ?
LM : eh bien, si on prend cela comme une métaphore, si l’Amour tombe, reste Le Dépeupleur, c’est ça ?
[Rires]
NP : c’était un jeu avec les titres, mais je n’avais pas forcément extrapolé mais j’aimais bien que ça puisse ressembler à une phrase.
LM : oui. Parce que vous connaissez la fameuse phrase de Lamartine : « un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! ». [i.e., Alphonse de Lamartine, Première méditation, “L’isolement”, 1820].
NP : ah non je ne la connaissais pas.
LM : et puis il y a une élégance dans vos pièces que j’apprécie beaucoup, comme ces carottes d’une même pierre avec des finitions différentes.

NP : ça c’est un travail que je viens de finir.
LM : et cette parcimonie, ça a commencé avec votre voyage au Japon, ou avant ?
NP : J’étais à Kyoto entre 2018 et 2019, et j’ai l’impression que c’est là que ça a commencé à se confirmer.
LM : Vous dites « confirmer » et c’est vrai qu’avant 2018 il y a déjà une tendance parcimonieuse, si on prend par exemple “Répliques d’œufs pochés et d’excroissances de blanc d’œufs”, là, franchement, c’est ultra-minimaliste, c’est presque un gag :

NP : oui. C’est vraiment ça. Je faisais cuire un œuf mollet, j’ai craqué la surface et ça a commencé à faire une excroissance et je me suis « tiens !, si je faisais ces petites excroissances en résine… ? »
[Rires]
LM : ce que j’aime bien aussi chez vous, justement, c’est qu’il y a aussi de l’humour ; comme “Jardin zen sur un balai muji”, c’est quand même assez drôle :

NP : c’était une pièce de confinement en plus.
LM : [Rire] Votre pavillon devenu galet, c’est assez drôle aussi :

LM : La parcimonie, en art, c’est rare, et donc précieux. Et puis l’humour aussi est rare. Il y a très peu d’artistes qui se risquent à faire de l’humour. Et faire de l’humour en art contemporain c’est encore plus rare.
NP : J’aime bien les travaux avec un détournement, où se passe un rebond. Comme par exemple avec la pièce titrée “Outil”. J’étais en train d’acheter des profilés de métal, et on dit “profilé en U”, “profilé en T”, “en I, en L”
LM : oui
NP : et c’est à partir de ça que je me suis dit que je pouvais écrire un mot.
LM: ah oui, excellent ! Vous ne manquez pas d’esprit.
[Rires]
NP : et donc je ne sais pas si c’est une intention de faire de l’humour, mais j’ai souvent des idées à partir de ça.
LM : d’accord. Et pouvez-vous me dire quelque chose sur pièce “Sous l’eau” ?

NP : c’est inspiré des socles dans les musées d’archéologie, quand on présente de la céramique, par exemple en céramique chinoise, les bols sont souvent signés en dessous, et donc pour montrer dessus et dessous il y a un système de socle, avec un miroir, et j’avais envie de reprendre ce système, et je me suis demandé « qu’est-ce que j’ai envie de montrer depuis le dessous ? », et je me suis dit qu’une goutte d’eau on ne la voyait souvent que d’un “côté”, vue de haut
LM : [Rire]
NP : ou de dessous quand on est sous une vitre, et du coup on dirait qu’elle flotte,
LM : oui
NP : il y a une confusion entre la butée transparente qui ressemble à une goutte d’eau, la goutte d’eau, et le reflet, et en même temps la goutte d’eau est comme en lévitation.
LM : alors ça, placer une goutte d’eau afin d’en montrer l’envers, c’est fabuleux.
NP : [Rire]
LM : c’est extrêmement poétique. Je vous félicite. [Rires] Je ne décris jamais une œuvre d’art en tant que poétique, parce que qualifier une œuvre visuelle de “poétique”, ça ne veut rien dire, puisque le poétique relève de la poésie, et la poésie, ça s’écrit, voire, ça s’articule à voix haute. Mais avec vous je suis embêté, parce que là, la goutte d’eau vue de dessous, ça c’est poétique.
NP : [Rires]
LM : là où je peux m’en sortir, c’est que vous l’écrivez vous-même (“légende augmentée”) : « un socle inspiré de ceux des musées qui exposent des objets anciens dont il est intéressant de voir le dessous. J’y place une goutte d’eau pour en montrer l’envers. » Ça, c’est magnifique, chapeau !
PS. Qu’une ou un artiste soit jeune ne signifie pas toujours grand-chose. Et d’ailleurs, jusqu’à quel âge est-on jeune artiste ? Si on trouve dans le titre cette indication, c’est qu’à mon sens, justement, cela signifie. Ainsi, le fait que Noémie Pilo ne soit âgée “que” de 27 ans m’impressionne.