Orsten Groom (Simon Leibovitz-Grzeszczak, né en 1982) est un peintre sur lequel je n’aurais jamais écrit, sauf que, sauf que, voilà qu’il expose un tableau composé principalement, quant au motif, de croix gammées, à Paris, dans le quartier du Marais (c’est chic), à la Galerie Topographie de l’art. Le problème qui se pose devant ce “travail” (soyons magnanimes), c’est qu’il est incompréhensible autrement que comme une provocation, certes pas dans une dimension exceptionnelle ; plutôt cour d’école. Mais nous sommes dans une galerie d’art, art censé être fait par des personnes adultes. Mais, après, il y a adulte et adulte ; il y a ceux pour qui l’art est une chose sérieuse, et ceux pour qui c’est un amusement. Et puis, il y a une troisième catégorie, celle dans laquelle doit probablement se ranger Groom ; celle du génie, tellement génial, qu’il est capable de rendre tout acceptable et, bien entendu, artistique.
Via Facebook, Groom justifie ainsi sa toile géniale (il paraît, d’après son fan-club, que c’est « un très grand peintre ») :
« Je suis extrêmement fier de ce tableau – et je le revendique. Il est justifié comme tous les tableaux le sont, picturalement d’abord (un tableau n’a pas d’autres problèmes) et en tant que prise en charge du monde par l’art (sa fonction). Il y a quelques temps la plaque commémorative du domicile du regretté Pierre Pachet a été salopée de marques antisémites (resalopée il y a quelques jours). Pachet était juif (il l’est toujours), un écrivain de grand talent, un Mensch – mais encore faut-il le savoir. Parcequ’ inscrire « Jude » sur la vitrine de Bagelstein ou sur un Goldberg, Nagui ou autre Leibovitz : bien vu l’aveugle. En revanche Pachet faut le savoir, faut du nez, et il régnait pas des masses sur les médias. Donc : stupéfaction.
Plus stupéfiant encore : mon insondable stupidité.
C’est à dire qu’à l’époque j’avais lu dans la presse : « Une croix méga découverte sous la plaque de Pierre Pachet » – et moi, le débile, de raisonner : « comment ça sous ? Ils ont retiré la plaque pour dessiner une méga en dessous, puis la remettre ? Incroyable ! »
Bien sûr tout le monde a compris que ça voulait dire « en dessous » (en bas quoi) mais pas moi, et je suis donc parti dans le raisonnement suivant : les actes / marques antisémites sont tellement courants, constants, quotidiens depuis la nuit des temps – pas étonnant qu’on les retrouve sous chaque chose : ils sont la base demeurante de l’humanité, le fond du fond – et de là : « Je suis sûr que si on grattait les peintures rupestres de Lascaux et Chauvet on trouverait des graffitis antisémites dessous – c’est forcé ».
Et ça m’a tellement mais tellement fait rire.
Tellement que je je veux bien croire que c’est probable – et que la seule façon d’expérimenter cette pensée est de la réaliser.
C’est à dire que l’art est spécifiquement cette chose qui prend le monde en charge , toutes ses formes et productions, qui les accueille et les joue.
C’est seulement en art qu’on peut jouer du monde, jouer de l’horreur comme d’une pomme. Le Vésuve a pris soin du grand art de Pompéi en le démâtant – mais produire des victimes n’est pas sa stratégie, juste l’art qui passe – c’est-à-dire la vie. Et donc en art on peut massacrer, on peut jouer la 3ème guerre mondiale, avoir autant de pouvoir que le soleil, déporter 97 millions de juifs ou produire un Garouste : aucune œuvre n’a jamais blessé ou violé personne, ni même cuisiné ou promené le chien de qui que ce soit. Juste une prise en charge par intimité interposée, par jeu, par délire – Sans quoi on est un fanatique de la réalité, un idéologue ou je ne sais quoi, quelqu’un qui s’exprime.
Et donc voilà – et je reçois aujourd’hui la visite d’un ami très cher et d’une amie polonaise et on en parle et hop : la prise en charge des graffitis antisémites comme fond du temps, préalable à l’art, au rapport au monde – le pariétal et la saloperie historique, la débilité culturelle, la grande joie des formes (Adolf est d’autant plus inoffensif qu’il est facile à dessiner). Et on s’éclate entre tags foireux et les merveilles de Chauvet.
Je connais en polonais (mais c’est pas le cas de Luiza, qui a peint la moitié du tableau) une expression probablement ancrée dans la Shoah : Szukasz Dym ? Tu cherches la fumée ? (Les embrouilles).
C’est bien une fumée que ce tableau. Une fumée hilare, aussi légère que grave comme seul l’art peut l’être – une fumée pour Pierre Pachet.»
1) Je ne vais pas analyser l’entier texte, mais on constate très vite que, pour Groom, ce tableau est une œuvre auto-justifiée, comme tous ses tableaux. Je ne sais pas d’où Groom sort la théorie que tout tableau serait justifié… Mais que veut dire, ici, le mot ? Le tableau est justifié “picturalement” ; sous-entendu, et sauf erreur d’interprétation, ce tableau est un bon tableau. Mais qu’en sait-il, que son tableau est bon ? Qu’est-ce qui le prouve ? Hélas, on en connaît beaucoup, et même énormément, qui n’auront été capables que d’exécuter des croûtes, des vers ridicules et de la piètre littérature ; tout en étant convaincus, toute leur vie, du contraire (avec un public afférent, cela va de soi). Quelle est donc cette position comme immanente “d’un art” et d’un être qui, par essence, serait source absolue et imparable de justesse et de vérité ? Non, cela n’existe pas. Mais si, cela existe, dans la “théorie” groomienne, et, on le dira, romantique, et donc, une vision datée et obsolète, ceci dit pas sans humour : mettre des svastikas dans la Grotte Chauvet, c’est amusant.
2) Un tableau, d’après l’auteur, prend en charge le monde. Par quoi ? Par l’art ; c’est sa fonction. Groom est convaincu qu’il a fait un bon tableau, c’est une chose, mais, tout autant qu’il produit de l’art, entendez, en général. “Moi, Orsten Groom, je produis de l’art, toujours”. Ici, qu’on me permette une parenthèse biographique : Je me suis entretenu, durant ces dernières années avec une centaine d’artistes ; et je n’en ai jamais entendu un seul qui m’aurait dit que son tableau ou son œuvre devait prendre le monde en charge, que tel travail était, de facto, justifié, ni qu’il ou elle “faisait de l’art”. Non, généralement, les artistes sont beaucoup plus modestes, moins sûrs de leur travail, quand bien même leur production peut être remarquable. (Un des rares que j’ai vu ne pas douter, c’est par exemple Georges Rousse, mais on ne peut pas comparer l’étude méticuleuse du terrain, chez Rousse, avec la joyeuse déconnade du jeune Groom, encore moins la différence d’âge, et donc de maturité). De fait, je me demandais quel était le contexte de ces croix gammées sur ce tableau ? Quel est la conjoncture ? Ne cherchez plus ! Le contexte, c’est l’artiste lui-même, qui valide automatiquement son tableau en tant qu’œuvre d’art. C’est pratique, et ça va plus vite ! Vous voyez le truc ? L’artiste est infaillible, même s’il peint des croix gammées, comme ça, sur un fond dégueulasse, c’est de l’art. C’est fort ! Quel talent !
3) C’est seulement en art qu’on peut jouer du monde, jouer de l’horreur comme d’une pomme. C’est difficile de jouer de l’horreur. Il faut un sacré talent, et un sacré culot. On peut la jouer comme Gudmundur Gudmundson, dit Erró, et inclure dans des fresques gigantesques et délirantes toute la folie du monde. Et justement, on trouve des croix gammées, notamment dans deux tableaux d’Erró. Amusons-nous, c’est le ton, à comparer l’occupation du svastika chez les deux artistes (j’ai du mal à qualifier ainsi le premier). Sur le tableau, plutôt, la croûte de Groom, on peut dire, en gros, car je ne suis pas statisticien, que les svastikas occupent, sur une surface de 215 x 270 cm, 70 %. Sur le “Hitler” (1977) d’Erró, pour une toile de 114 x 162, on peut compter, en gros, 0,02 % de la surface. On cherche et trouve trois croix toutes petites, et il y a un contexte extraordinaire, exubérant, comme toujours chez Erró, qui noie bien comme il faut les signes du IIIe Reich, et on ne peut pas dire qu’ils sautent au visage, et, donc, et j’y insiste, il y a un contexte, un contexte extraordinaire, et délirant. Quant au tableau “The Birth of Hitler” (1966), sur une surface de 200 x 300, les deux svastikas, qu’il faut encore chercher, un peu comme Charlie (Où est Charlie ?), on peut estimer que les signes occupent 0,05 % de la surface. Voilà ! 70 % d’occupation chez Groom, et 0,05 % maximum chez Erró. Il ne s’agit pas de faire des comptes d’apothicaire, mais de se demander comment, un artiste peut inclure, dans son tableau, des symboles aussi puissants et maléfiques que la croix gammée sans choquer le spectateur ? Et, à ce propos, rappelons-nous ce que disait Art Spiegelman dans un entretien, à savoir qu’en abordant le domaine [du nazisme], on hérite d’un legs qui exige un subtil sens de l’équilibre afin de ne pas commettre de transgressions contre les fantômes du passé. (In Art Press, 1994).
Soit ce que j’appellerais l’Axiome de Spiegelman : Toute représentation artistique du nazisme exige un subtil sens de l’équilibre, une éthique.
Appliquons cet axiome à Groom et Erró. La réponse paraît assez évidente : Le tableau de Groom ne respecte pas cette éthique, pour des raisons de proportionnalité ; je l’ai dit, rien ne contrebalance l’impact visuel de ces signes infâmes, et d’autant plus que la première occurrence se trouve en plein milieu. Quant à Erró, oui, on peut dire, nonobstant le contexte, à commencer par les titres des deux tableaux, il aurait pu y aller franco. Mais non, les occurrences picturales de l’infamie hitlérienne sont très discrètes, à tout le moins. Et c’est donc ici que l’on voit la différence que l’on peut établir entre un provocateur de cour d’école et un artiste.
4) aucune œuvre n’a jamais blessé ou violé personne, ni même cuisiné ou promené le chien de qui que ce soit. Juste une prise en charge par intimité interposée, par jeu, par délire – Sans quoi on est un fanatique de la réalité, un idéologue ou je ne sais quoi, quelqu’un qui s’exprime. En écrivant cela, Groom se dédouane-t-il d’avance face à son tableau ? Car oui, pardon !, pour ma part, quand je vois ces crois gammées qui flottent dans un fond indistinct, cela me heurte, cela ne me plaît pas, cela ne m’évoque aucun sentiment esthétique, et je me demande alors ce qui a bien pu inspirer l’artiste. Provocation ? Oui, c’est tout ce qui reste. Mais je dois sûrement appartenir aux fanatiques de la réalité… Entendons-nous : quand je vois, sur un mur, une croix gammée taguée (c’est très rare), ça ne me fait pas grand-chose, ce n’est pas très original, c’est anonyme ; on ne sait pas ce que ça vise, spécialement. Mais, à partir du moment où un artiste est accepté pour exposer, et que tout ce qu’il peut montrer, ce sont des croix gammées, je crois que l’on peut se poser des questions ; ce que je fais, après ma réaction de dégoût, et de colère (je le suis toujours). Ainsi, et à la réflexion, puisque l’argument textuel de Groom ne fait guère sens, et ne suffit pas à soutenir un travail vraiment faible (c’est même carrément mauvais), je me fais la réflexion qu’on rejoint ici, plus profondément, et c’est pathétique, le dire de Walter Benjamin sur les sociétés fascistes :
« Fiat ars, pereat mundus [Qu’advienne l’art, le monde dût-il périr] tel est le mot d’ordre du fascisme, qui, de l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la saturation artistique d’une perception sensible transformée par la technique. L’art pour l’art semble trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voila l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. » (“L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, dernière version, 1939, Folio Gallimard).
Ce qu’a écrit Benjamin retentit ici d’une manière très forte, et touche au sujet même. Il s’agit bien de cela : si l’art prend en charge une partie du monde, et une partie seulement, est-il appelé à retranscrire littéralement toute son horreur ? Ne doit-il pas, en quelque sorte, transcender le mal, par exemple, au lieu de nous le retourner en pleine face, ce que le mal fait très bien lui-même ? C’est bien ce que fait Groom, il nous envoie en plein visage ses croix gammées. Mais nous n’en avons pas besoin ! Ce qui sous-tend la pensée de Benjamin, c’est que pensées fascistes et nazies sont des poisons, qui dissolvent les esprits, les mots (l’admirable et héroïque Victor Klemperer nous en aura dit quelque chose), et les signes. Ainsi, et pour finir, si le quidam, face au tableau de Groom, face à ces croix gammées, trouve cela intéressant, beau, esthétique, alors je pense que nous nous situons exactement dans ce moment que nous décrit Benjamin : La jouissance de la destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Pour reprendre le mot de Groom, sa finasserie, il est bien sûr que son tableau ne va pas attaquer physiquement personne, ses croix gammées ne vont pas sortir du tableau et cisailler les chairs ; cependant que, encore une fois, la croix gammée symbolise le mal absolu (je ne connais aucun autre symbole équivalent aussi puissant et immédiat), et qu’il paraît difficile, voire impossible, de l’esthétiser de quelque manière. Ainsi, et pour ma part, et quoiqu’il en soit, je ne jouis pas d’un tel rendu, et j’estime qu’il est du devoir éthique de la galerie de retirer ce tableau, qui ne rend aucun service à l’art contemporain.
PS. L’ineffable Paul Ardenne s’est fendu d’un texte sans queue-ni-tête pour le Dossier de Presse, et ne mentionne pas cette œuvre si intense, qui, apparemment, ne lui pose aucun problème. À noter aussi que, dans la même exposition, on peut voir une œuvre de Topor, qui, durant l’Occupation, vécut caché, en Savoie, avec ses parents. Topor aurait-il apprécié la congruence du propos entre la présence de son œuvre et celle de Groom ? On peut en douter.
PPS. On comprendra que je n’ai pas inséré l’image du tableau de Groom dans mon article, ce serait salir mes mots. Le lecteur curieux pourra cliquer sur le site de la galerie, ici, pour se rendre compte… Un dernier mot. Dans son texte, Groom décrit son tableau comme « une fumée hilare, aussi légère que grave comme seul l’art peut l’être ». Allez-donc voir l’image d’icelui, et venez me dire à quel point, cher lecteur, vous avez ri !
Léon Mychkine