La temporalité du crocodile

On le sait, Aillaud eut voulu devenir philosophe. Cela ne l’a pas empêché de traiter du temps, comme on fait un traité temporel de la peinture avec un crocodile :                      

Gilles Aillaud, « Eau et crocodile”, 1971, acrylique sur toile, 195.00 x 250.00 cm, Centre Pompidou, Paris

Tracez mentalement deux lignes à partir de la fin de la tête du crocodile et l’une juste un peu avant le début de sa queue. Je n’ai aucune preuve, comme d’ailleurs souvent, de ce que j’interprète ici ; je ne fais que mobiliser ce que Kant appelait, dans sa magistrale Critique de la Faculté de Juger, “Spiel der Gestalten”, « le jeu des figures », et le « jeu des facultés cognitives » (“Spiels der Erkenntnisvermögen”). Car finalement, que nous “donnent” à ingérer, par l’œil, les peintres ? Des figures (“Gestalt”), des figures & du mental à m(‘)acérer. Car on peut tout autant “voir” les figures et n’en rien penser. Or un artiste, généralement, est capable de paralléliser les deux, ensemble. C’est une sorte de camp de base, à partir duqeul on peut faire monter les enchères cognitives (je puis formuler des pensées et des phrases mais je n’ai aucune idée de comment ces opérations sont créées) et, surtout, métacognitives (j’ai conscience d’avoir conscience et je puis formuler des énoncés que je peux défendre et moduler). Ainsi, en regardant ce crocodile, je me dis qu’Aillaud a certainement pensé aux trois temporalités offertes par le corps du crocodile à ses yeux, que je découpe comme suit :   

À gauche du premier trait (sens horaire), nous sommes dans le futur ; entre les deux courbes, nous sommes dans le présent, et à droite de la seconde courbe, nous sommes dans le passé. On pourrait suggérer que les ondes issues du mouvement du corps, différentes dans le futur par rapport au passé, et presque inexistantes dans le présent, dépictent, ceteris paribus, et poïétiquement parlant, les ondes du cône de Minkowski, que je redonne ici :   

Je n’ai aucune compétence en physique, mais je m’étonne que Minkowski n’ai donné aucune épaisseur au présent. Bien au contraire, on pourrait tout de même imaginer qu’à l’intersection des deux cônes inversés le “présent” soit légèrement plus épais. Mais dans d’autres schémas nous voyons que le “point” du présent est désigné comme « hypersurface du présent », et cela nous “parle” mieux :

 

Et alors nous pouvons revenir au crocodile. La temporalité s’y inscrit en trois phases indiquées par les ondes d’Airy (XIXe); la tête dans le futur, le tronc dans le présent, la queue dans le passé. Notez d’ailleurs que nous ne distinguons plus vraiment la queue, ce qui est logique. Voyez, alors, l’hypersurface du présent — le tronc du crocodile.  Le présent, on le constate, ne provoque que fort peu d’ondes. Cependant, comme le dit Whitehead (1929), « le présent immédiat et le futur pertinent est moins divisé qu’il n’y paraît sur la surface.» Et de quoi parle ici Whitehead ? De la surface du crocodile ? Bien sûr, les ondes se chevauchent, si nécessaire, ou s’absorbent. Notez que pour Whitehead (quand on en parlera autant que de Heidegger ou Foucault, j’arrêterai ; donc next life), le présent n’existe, à dire vrai, pas vraiment. Voyez, ce moment romanesque inventé par Husserl, qu’il a appelé “épochè”

« Et pourtant l’ancien cours de mon expérience continue comme il l’a toujours fait, sauf que cette expérience, modifiée par la nouvelle attitude [i.e., “l’attitude phénoménologique”], ne fournit plus la “base” sur laquelle je me tenais jusqu’à présent. De cette manière j’exerce l’épochè phénoménologique, qui me coupe, eo ipso, d’effectuer quelconque jugement, de prendre une position prédicative à l’égard de l’être et de l’être-ainsi et toutes les modalités d’être qui se rapportent à l’être factuel spatiotemporel de tout ce qui est “réel”.» (Husserl, 1913)

Husserl énonce qu’il est possible de se couper de ce qu’il appelle les « modalités », mais nous sommes en pleine science-fiction. Comment voulez-vous vous couper de la donnée physique fondamentale spatiotemporelle ? C’est impossible. La seule manière possible, c’est la mort. La notion d’épochè a fait naître la fiction d’un présent pur, coupé de son (cosmique) géniteur et de sa (cosmique) génération ; mais un tel présent n’existe pas. Il n’y a, pour parler comme Héraclite et Whitehead, que du « devenir ». Cela ne veut pas dire que pour Whitehead le passé n’existe pas, non plus que le futur, mais rien n’est vraiment coupé si catégoriquement :

« Un événement n’implique en aucun cas un changement rapide ; l’endurance d’un bloc de marbre est un événement. La nature se présente essentiellement elle-même comme un devenir, et toute portion limitée de nature qui préserve le plus complètement une telle concrétude en tant que reliée à la nature elle-même est aussi un devenir et ce que j’appelle un événement. Par cela je ne veux pas dire une simple portion de l’espace-temps. Un tel concept est une abstraction ultérieure, colorée avec toutes les teintes de son contenu. Ainsi la nature est le devenir des événements qui sont mutuellement signifiants afin de former une structure systématique » (Process and Reality, cité In Bothereau, 2015)  

Doit-on expliciter ce qui est énoncé si clairement ?

 

Refs / Edmund Husserl, Collected Works, Volume I, Ideas pertaining to a Pure Phenomenology and to a Phenomenological PhilosophyGeneral Introduction to a pure phenomenology, translated by F. Kersten, Martinus Nijhoff Publishers, 1983 /// Fabrice Bothereau, Des Compositions de l’expérience. Whiteheadl’hylémorphismeet le phénomène, Zeta Books, 2015. 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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