Série ‘trash metal’ : L’argent valide-t-il l’art appelé “contemporain” ? (Feat Beeple and Hays)

NB. Je vais traiter ici de ce qui est appelé spécifiquement “art digital”, que je ne mixe pas avec ce qui est appelé “arts numériques”. 

 

On a très récemment appris qu’une œuvre de l’artiste Beeple a été vendue par Christie’s pour la somme de  $69,346,250. La question, tout de suite, qu’il faut poser, c’est : « est-ce de l’art ?» Réponse : non. C’est une nullité absolue. Question : Pourquoi acheter ce truc ? Réponse : Parce que les millionnaires ne savent pas quoi faire de leur argent, et qu’ils sont profondément ignares. L‘“œuvre” a été acquise par « Vignesh Sundaresan, alias Metakovan, entrepreneur technologique indien basé à Singapour, qui a fait fortune dans le bitcoin, [et qui] a affirmé avoir acquis l’œuvre pour “montrer aux Indiens et aux personnes de couleur qu’ils pouvaient être également des mécènes.” De simple étudiant en ingénierie, il est devenu millionnaire — grâce à ses investissements dans les cryptomonnaies à partir de 2013.» (Roxana Azimi, Le Monde, 19 03 21). S’il avait étudié l’art contemporain, aurait-il acheté cette daube ? Oui, s’il avait très mauvais goût. Ce point est confirmé. Pour preuve

Beeple (b. 1981) EVERYDAYS: THE FIRST 5000 DAYS token ID: 40913 wallet address: 0xc6b0562605D35eE710138402B878ffe6F2E23807 smart contract address: 0x2a46f2ffd99e19a89476e2f62270e0a35bbf0756 non-fungible token (jpg) 21,069 x 21,069 pixels (319,168,313 bytes) Minted on 16 February 2021. This work is unique.

Le site de Christie’s nous apprend qu’à partir du 1er mai 2007, Mike Winkelmann, alias Beeple a posté chaque jour une image, et ce pendant 13 ans et demi : « Maintenant ces pièces individuelles ont été assemblées ensemble dans ‘Everydays : The first 5000 days’, une œuvre unique dans l’histoire de l’art digital.» Dans l’histoire de quoi ? Il est bien certain que c’est la première fois dans l’histoire d’une maison de vente aux enchères qu’une œuvre totalement digitale (dématérialisée) part pour un montant de 69,346,250 Dollars. Car l’investisseur indien n’a pas acheté matériellement cette œuvre, mais sa ligne de code, inviolable ; il s’agit d’une œuvre NFT (jeton non fongible). Une fois acquise, il pourra jouir de cette image sur un écran XXL. Donc oui, c’est sûr, c’est inédit. Bravo Christie’s ! Joli coup ! Et chapeau Beeple ! Heureusement que Christie’s est là pour nous nous dire que l’art de Beeple est « visionnaire, et que ses images digitales souvent irrévérencieuses l’ont propulsé dans le monde de l’art digital.» Késaco l’art digital, ou art numérique ? Quand on recherche ce à quoi cela peut ressembler “l’art digital”, comme je l’ai déjà fait plusieurs fois, je dirais que c’est assez innommable. C’est ultra kitschissime, très souvent de mauvais goût, sans inventivité, bref, si c’est de l’art, je veux bien qu’un érudit m’explique. En attendant, de mon point de vue, l’art digital, en gros, c’est-à-dire sur le tout venant des galeries qui montrent et vendent de cet “art”, alors, je le redis, il s’agit d’une colossale nullité. L’art digital est souvent le refuge d’artistes qui ne savent rien faire de leurs mains, et qui ont recours à des machines (il faut bien exister…). En ce sens, Beeple ne dépareille pas dans la tribu des “artistes digitaux”, son mauvais goût, son ignorance de ce qu’est l’art, ou de ce qu’il fut, lui suffit. Dans un entretien pour The Art Newspaper, on lui pose la question : « Alors est-ce qu’un artiste comme Winckelmann a besoin de la validation de Christie’s ou de ses 250 ans de société de vente aux enchères juste pour utiliser un NFT piège à clics, comme le street-artist britannique Banksy […]? — Je dirais, oui, j’ai besoin de la validation à un certain degré. Je ne m’y connais pas beaucoup en art traditionnel, mais je trouve fascinant la manière dont il fonctionne. » Voilà, Winckelmann, alias Beeple ne connaît pas grand-chose à l’art traditionnel. On s’en serait douté. Mais connaît-il ce qu’on appelle l’art contemporain ? On peut se poser la question. J’ai pris l’image de son “œuvre” sur le site de Christie’s, qui offre, comme d’habitude, la possibilité de zoomer dans l’image, ce dont je me prive rarement sur mon site, tant c’est agréable, et intéressant. Mais là, je me demande si ça l’est, intéressant. Tentons…

Un zoom au hasard, en laissant monter toute seule l’image… Verdict ? C’est toujours aussi nul. Il va être content, le millionnaire indien, car, heureusement qu’il n’y connaît rien. Qu’il soit d’ailleurs indien ou corpopétrussien ne change rien à l’affaire. Cependant, comme Azimi nous l’apprend, il a acquis cette daube pour « montrer aux Indiens et aux personnes de couleur qu’ils pouvaient être également des mécènes.» L’intention est très louable, mais que s’agit-il de mécéner ? La nullité ? Le mauvais goût ? Les futurs mécènes indiens et personnes de couleur ne méritent-ils pas mieux que cet achat initiatique ? On pourrait se dire que Winckelmann a un talent fou, mais que cette œuvre-ci le dessert. Alors, j’invite le lecteur à se rendre sur sa page électronique (ici) afin de vérifier si, au bout du tunnel, l’illumination est possible. J’en doute. Sur son site, on peut voir des images, et des petits films d’animation, qui, franchement, n’apportent rien à ce que nous avons déjà pu voir ailleurs, et, questionnement subsidiaire, on y cherche la présence de l’art… Au mieux, Beeple ne déparerait pas en tant qu’auteur de comics. Voilà !; je crois que si l’on disait : « Beeple fait de l’animation et des dessins », cela me semblerait plus justifié, plus adéquat. Mais ce n’est pas ce qui est dit. Le discours a validé : « C’est un artiste ». Mais en quoi ? Il me semble bien que l’ensemble de ce que produit Beeple n’apporte rien de nouveau, tant sur le plan esthétique que sur le plan des idées, ou, comme dirait l’autre, du concept. Globalement, ce n’est qu’une gigantesque resucée d’images déjà véhiculées et distribuées depuis des lustres par tout ce que l’industrie de l’imagerie peut compter. Après, le petit effet de surprise, c’est l’éclairage de type studio et “tridimensionnel” que ce genre de technologie permet, et les assemblages, certes, pour la plupart, de son cru ; mais il en faudra beaucoup, beaucoup plus, pour que l’on en vienne à parler d’art (si jamais). Ainsi, et pour finir, les media ne rendent pas service à l’art contemporain en avalisant tout de go des espèces d’œuvres qui sont à l’art ce que Michel Sardou est à la poésie contemporaine. Mais faut-il s’en étonner ?

PS. Beeple rentre dans la catégorie du troisième gros vendeur de … contemporain après ‘Portrait of the Artist”, de David Hockney (90 000 000 $) et ‘Rabbit’, de Jeff Koons (58,4 000 000 $). À pondérer cette trinité du marchandage artistique (c’est officiel), on ne sait plus quoi penser, à vrai dire. Un peintre vivant, et pas n’importe lequel, reste en tête, devant le “reste”. Néanmoins, qu’un tableau atteigne une telle somme, cela est-il bien rationnel ? Bien sûr que non, mais alors, et comme on dit, nous ne sommes pas dans le même monde.

PPS. Je balance toute la peinture et illustration digitale pour un tableau de Dan Hays :

Dan Hays, “Jeux de Vagues”, 2018, oil on canvas, 200 x 200 cm (image prise sur le site de Hays)

deux détails ci-dessous et trouvables sur le site de Hays :

Voilà, ça, c’est de l’art. Pourquoi ? Parce que ça travaille, et ça pense, et c’est original. “Original” ne ressortit pas à celui ou celle qui aura une idée plus incroyable qu’un autre ; mais, en matière d’art, à celui qui fait état de ce que l’on ne peut qu’appeler un métier et du talent (qui peut s’échanger en thaler). Il s’agit bien, ici, de peinture, à la main. C’est fragile et plus hasardeux qu’une touche de clavier ou un clic de souris. C’est peint d’une manière extraordinaire, inégalée, et inégalable (sorte de Vermeer 2.0, dit un peu vite, mais quand même). Hays pense, réfléchit, et nous invite, par là-même et aussi, à nous interroger sur l’invasion des images technologiques (photographies, cinématographe, images numériques) dans ou en rapport avec le medium peinture. Il “pirate” l’image (traditionnelle, en quelque sorte) du peint, et vient l’infecter (au sens de Whitehead, j’y reviendrai un jour) d’un semblant de technologie importée, pour voir si ça résiste. Cela passe-t-il le test ? Oui.

Je ne vais pas faire injure à ces images, aussi, cliquez donc sur le site de Beeple, et tentez de trouver une image qui vous fasse penser, réagir, que vous puissiez contempler. Vous n’en trouverez pas. C’est du déjà-digéré, du consumériste. Voilà, encore une fois, une étape, certes classique, dans le raisonnement : l’art n’est pas consumériste. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si l’on repense au portrait d’Hockney, vendu pour le prix cité plus haut, on peut dire que ce prix, et surtout la spéculation (ce qui est encore autre chose) ne lui appartient plus, dès le moment qu’il s’en sépare. Moralité : Ce n’est pas parce qu’une œuvre est vendue plus de 69 M$ que c’est une œuvre d’art.

 

Léon Mychkine