L’art sans transcendance. Apparu au XXe siècle, probablement avec des pousses “adventices” fin XIXe. À ma connaissance — limitée, comme tout petit poisson dans l’Océan du savoir —, on n’avait jamais montré de telles photographies. À tout coup, on lit, ici et là, que Clark, dès le début, était un voyeur. Ben non. Il était défoncé, et un sale gosse comme les autres. Il dit, dans le journal The Guardian (article de Sean O’Hagan) :« Je suis né à Tulsa, Oklahoma en 1943. Quand j’avais 16 ans, j’ai commencé à me shooter aux amphétamines. Je me suis shooté tous les jours avec mes amis pendant trois ans et j’ai quitté la ville, mais j’y suis revenu au fil des années. Une fois que l’aiguille va dedans, elle ne sort jamais.»
Beaucoup des photographies de Clark sont assez insupportables, tant elles sont crues. Mais la crudité, c’est aussi ça, la vie, pour certains, et ce sont ces “certains” que Clark nous montre. En train de se shooter, de s’engueuler, de se battre, de baiser, de zoner… Clark se confie encore, auprès de Sean O’Hagan, disant : « Quand quelqu’un que je connaissais mourait, ce qui arrivait beaucoup, je pensais que c’étaient eux les chanceux. J’ai honnêtement pensé que j’étais maudit de rester sur Terre pour faire des photographies.» Cette malédiction, de devoir créer, de ne pas pouvoir crever, je suppose que beaucoup d’authentiques créateurs (et pas que du dimanche ou du soir avant la soupe), l’éprouvent, et l’ont éprouvé. Pourquoi Clark n’a-t-il pas claqué d’une overdose ? Parce qu’il “fallait” qu’il restât en vie. Pas le choix, il faut documenter ; et, accessoirement, “faire” de l’art. La peinture nous a habitué à de nombreuses scènes de la vie quotidienne, intime ; mais la photographie de Clark, ça, je me demande si on s’y attendait. On peut penser, bien sûr, à Arthur Fellig, aka Weegge, en tant que promoteur d’une certaine imagerie crue et trash de la société, mais, la grande, l’ultime différence, c’est que ce, comme on dit, “pionnier du photojournalisme”, ne partageait pas la vie de ses sujets.
Weegge, comme on peut le voir ici, par exemple, arrive quand tout est acté. En quelque sorte, il n’y a plus rien à voir. Le type s’est pris une bastos ; il est mort. Il n’y a plus aucune scène à “faire” vivre. Donc, d’un certain côté, c’est du pur voyeurisme. Pas plus pas moins que les charognards qui auront photographié le corps agonisant de Lady Di sous le Pont de l’Alma.
Tandis que Clark, si. Cela change décisivement le statut et la nature de celui qui “prend” en photo. S’il faut chercher un voyeur, en photographie, c’est bien Weegee. Qu’est-ce qu’un voyeur ? C’est quelqu’un qui ne participe pas, qui n’est pas dans le bail, qui s’arrête, shoote, et passe son chemin. Ce n’est pas ce que fait Clark, tout au début, de son premier ouvrage, Tulsa, 1971 : il y est, et ce qu’il cadre détonne complètement avec ce que la plupart des autres photographes de son temps, font. Il y a souvent, en photographie, une tentative d’idéalisation, de sauver les phénomènes (sôzein ta phainomena), que ce soit une station service sans intérêt ou un cinéma désaffecté. Ce qui, du coup, peut paraître comme une afféterie minimaliste, un jour, sera congédié. Clark, dans les mêmes époques, donc, brise toute tentative fétichiste d’afféterie. C’est un vrai sauvage :
Vous voyez bien. Une jeune femme enceinte en train de se faire un shoot… Tranquille. Dans quelques secondes, pour le fœtus, ça va être très rock’n’ roll. Ça craint pour lui ? Ben… je crois, oui. (Après recherche, c’est clair qu’après un shoot d’amphet, il y a un risque de « décès fœtal, à quelque âge gestationnel que ce soit »). Certaines photos, dans l’album Tulsa, sont un tantinet tremblées, cela suggère que Clark, à ce moment, devait bien être défoncé aussi. Rien à foutre. Après, évidemment, bonjour la prise ! Sorte de Madone inversée, diabolique à souhait. Pourrait-on, aujourd’hui, en ces temps de censure à tout-va, exposer une telle photographie ? J’en doute fort. Des cathos aux féministes intersectionistes, sécessionistes, saucissonistes, tout le monde braillerait. Mais l’art, c’est cela aussi ; le sale, le dingue, l’invu, le jamais-vu, le “réel”, comme disent les intellectuels dernière génération. C’est cela qui est ultra-saisissant, incroyable, chez Clark, c’est qu’il peut shooter des scènes vraiment intimes, comme s’il en était absent, retiré, mais, en même temps, il est bien présent, il est, je dirais même, dans la co-présence (le même monde actuel, en termes plus philosophique), parce que si les sujets lui étaient hostiles, il ne pourrait pas shooter. D’où ce très saisissant sentiment de réalité, de vérité, dont beaucoup s’inspireront, de Nan Goldin à Corinne Day et son faux-chic trash, par exemple, et tant d’autres. Mais Clark, c’est le boss.
Regardez cette scène. Trois ados, à poil, l’un bandant mollement, mais, tout de même, quel membre ! L‘une en train de se shooter, aidée par l’autre, qui ne bande pas du tout, curieusement. Notez le poster. Le gars, il bave ou bien il a très envie d’en découdre. Mais il ne peut pas sortir du cadre. Et le spectateur, quelle est son envie ? Reste-t-il ? Fuit-il ? Est-il captivé ? Au choix. Je gage : On se demande ce qu’il va se passer ensuite. Vont-ils tous tomber raide défoncés ? Vont-ils baiser comme des dingues… ?
Larry se pointe dans le salon, et avise les deux poteaux. Il leur demande : « Bordel, qu’est-ce que vous allez faire ?». Et les deux branlotins de répondre :« Nous allons faire un braquage ». Franchement, ils ont des têtes de héros. Non ? Moralité : Drogue, sexe, flingue, la sainte trinité éternelle étasuienne.
Léon Mychkine