ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

László Moholy-Nagy. Voyager dans 428,38 cm² (des nouvelles du kaïros)

Pour Chris

La sérendipité du quotidien est bien souvent le recours ultime. Je regarde dans le miroir    électronique mondial (en partie, les ‘bots’ tiennent compte de l’origine géographique de la zone de recherche initiale, il ne faut pas se leurrer sur la démocratie du savoir), et rencontre des images, dessins, peintures, photographies. Et je retiens en marque-page, entre autres (trois en tout), une photographie de László Moholy-Nagy. Il y a longtemps qu’il m’attire, László, mais jusque ce matin, 10:25, je n’avais pas encore obtenu le kaïros. Et le voilà, je le sens, je le sais. Le kaïros n’est pas l’inspiration, c’est un phénomène difficilement exprimable en mots. Essayons tout de même. Il s’agit d’une conjonction faite de l’actualisation d’une correspondance avec “quelque chose” de plastique, mais même avec le vivant, bien entendu, avec la propre disposition (concept philosophique) du récipiendiaire ; et il faut entendre quasiment le mot à la lettre, le corps est aussi un récipient, la matrice de la khôra. La khôra, chez Platon, c’est le réceptacle (khôra) du devenir ; exactement ce qu’est toute chose naturelle, le réceptacle du devenir. Vous suivez ? La khôra est toujours disponible, ouverte, mais pas le kaïros, ce dernier ne se commande pas, on ne peut pas le convoquer, lui donner rendez-vous ; il est absolument imprévisible (capricieux ?). Mais il vient, finit, toujours par se pointer. Disons qu’il se manifeste s’il y a quelque chose de déjà engagé avec lui, sur tel sujet précis ; reste à faire la connexion entre le sujet et “lui”, autrement dit, l’actualisation du kaïros. Et cela peut donc prendre du temps ; parfois des années (si fait). C’est ainsi. Ou quelques jours, etc. Il n’y a pas de délai. Peut-être le connaissez-vous, ou bien le reconnaîtrez-vous ?   

Ainsi, et pourtant, après m’être mis en état de réceptivité maximale (comme si cela était exceptionnel), comme l’autre jour au Musée d’Art Moderne (Beaubourg), s’il y eut bien connexion perceptive, il n’y avait pas de perception “supérieure” (“Higher order thoughts”, comme dirait le philosophe David Rosenthal). En effet, percevoir comme a, ce n’est pas encore “dire” quelque chose sur a. Dire « je vois le brouillard dans la rue », ce n’est pas “dire” quelque chose d’autre que formel et informationnel ; ce n’est pas transcendant (prenez le terme comme juste un déplacement, tel que l’entend — à juste titre — Gérard Genette.) 

Bien qu’ayant déjà vu des photographies de Moholy-Nagy, jusque là, rien ne permettait la connexion, entendez, pas de liaison entre A et B. On a compris que la liaison A = A est tautologique, ce pourquoi elle ne dit pas grand chose. En revanche, la transcendance, c’est le +, le pas de côté, le nouveau, donc le B. Suivez-vous ? 

Et puis alors, on y vient, cette image, un ‘bot’ issu du Saint Louis Art Museum : 

László Moholy-Nagy, c.1925, gelatin silver print, 24.1 x 17.8 cm, Saint Louis Art Museum, Missouri, USA

Nous sommes en 1925. C’est presque de la préhistoire. Mais ça “parle” toujours (entre parenthèses), une photo qui “parle” encore depuis 1925, est une bonne photo. Tout le monde ne pourra pas en dire autant d’ici… 99 ans ! On ne sait pas comment c’est fait, même si bien sûr on suppose des jeux de lumière, de reflets, et un assortiment d’objets style maquettes. Tout cela, gagé-je, doit tenir sur une surface restreinte. Et pourtant, dès que l’on zoome dans l’image, on voyage. Entendez, les surfaces s’individualisent, se distinguent, expriment leur caractère, comme p.ex ici :   

Accident ou pas, nous n’en savons rien.

Ou encore ici :

Zones d’ombres, zones lumineuses. La photographie. (Je tiens ce détail ↑ pour magnifique). Aussi, avant même de commencer d’écrire sur László, je ne savais pas que j’allais garder à l’esprit cette notion de voyage, actualisée durant le zoom dans l’image ; sorte d’impression, somme toute, que je ne crois pas avoir connue auparavant, si j’ai bonne souvenance. Et si c’était cela, une photographie ? Un voyage. Mais n’est-ce pas la définition, plus large, d’une œuvre plastique ? Claro que si.

Cette photographie, c’est, peut-être, trois fois rien ; mais ça m’emporte. (Je savais qu’un jour László et moi allions nous rencontrer.) Mais si l’on ajoute ce plus grand angle, comment garder la raison ? 

Plus je regarde cette photographie et plus je me dis, constate, comme avec ce gros plan, que l’affaire de Moholy-Nagy, c’est la connexion. Et là, et rien que dans cette instantiation de plan rapproché, ça connecte.

Cette photographie de Moholy-Nagy permet d’interroger ce qu’est la, une, photographie. Il est des photographes qui nous donnent des réponses, mais parfois, avec le pouvoir supérieurement séduisant qu’elle incarne, il peut apparaître que toute la question est de déterminer combien de temps dure la réponse ? J’entends par là, encore une fois, que la photographie reste un art jeune, tout comme l’est le cinéma ; 180 ans, c’est jeune pour un art (j’obtiens cet âge en soustrayant 1844 à 2024, soit la date du premier livre illustré par des photographies, The Pencil of Nature, par W.H.F. Talbot). À ce titre, cela ne signifie pas que, dès 1844, la photographie serait déjà un art, je crois qu’il faut attendre un peu ; il s’agit avant tout d’une technique de reproduction du réel, et Talbot, comme d’autres pionniers, était mathématicien et physicien. Sans ces qualités, pas d’invention du négatif par ce dernier (au cours des années 1840). Bref, inventer une technique n’est pas encore inventer un art, cela va prendre du temps et, dans ce temps, nous nous y trouvons encore.