Le cinéaste-peintre Jeffrey Blondes au Château de Chaumont-sur-Loire. Partie I

                                                                                                                                                                                                   Bergson : « Ainsi la projection que nous faisons de nos états psychiques dans l’espace pour en former une multiplicité distincte doit influer sur ces états eux-mêmes, et leur donner dans la conscience réfléchie une forme nouvelle, que l’aperception immédiate ne leur attribuait pas. »

Deleuze : « Alors le plan cessera d’être une catégorie spatiale pour devenir temporel ; et la coupe sera une coupe mobile et non plus immobile.»

 

Il y a une salle consacrée à l’œuvre de Jeffrey Blondes, au Château de Chaumont-sur-Loire. Il y a là deux films, mais aussi des tableaux, des photographies, et un tableau électronique. J’y reviendrai dans la Partie II. Dans cette première Partie, je vais me focaliser sur le grand film diffusé dans la salle. 

Jeffrey Blondes, “La Loire à Chouzy-est horizontal : 12 mois, Film de 12 minutes », 2019, Temps réel, haute définition, ordinateur, projection. Courtesy Château de Chaumont/Loire. [Capture écran de trois images]

C’est une expérience temporelle que nous donne à vivre Jeffrey Blondes. Sur le mur du fond, un écran de 8 x 2,25 m (16: 4,5), donne à voir deux vues sur la Loire, subséquemment. Au premier abord, on pourrait croire une image fixe, mais il s’agit de deux films, durant chacun 12 minutes ; à l’origine deux films de 24 heures que Blondes a donc réduit : « Pour l’exposition de Chaumont, j’ai choisi une minute de chaque mois, je les ai mises bout à bout avec un fondu enchaîné, ce qui fait deux films de 12 minutes. Chaque film représentant une année » (entretien accordé au blog “Mode panoramique”, ici). 12 minutes, chaque minute pour un mois et une journée : aube-crépuscule. Blondes a positionné sa caméra à un endroit très précis, qui ne change jamais. Le cadre est immuable : c’est un tableau, un tableau vivant, puisqu’animé (Précisons que chaque film donne un point de vue différent). Le fait que le cadre soit immuable et parfait laisse à penser évidemment que Blondes a toujours positionné sa caméra exactement de la même manière, ce qui est assez étonnant. Car bien entendu, il n’est pas resté planté là pendant 12 mois. Ainsi, les journées s’éclairent et s’estompent d’une manière rythmique et régulière. On pourrait penser que l’ensemble procure un sentiment d’accéléré ; mais pas du tout, c’est même le contraire : une lenteur certaine se dégage de ces images. Paradoxe. Il faudrait ici méditer sur la nature du temps, mais on a écrit tellement de choses sur le temps. Mais c’est bien cela qui intéresse Blondes, davantage que l’espace. Blondes est fasciné par le temps, par son développement, son expérience. Pour preuve, il a produit des films bien plus “longs”, par exemple de 72 heures. Dans l’entretien sus-cité, nous apprenons que pour Chaumont, Blondes a produit son film le plus court, sachant pertinemment que ses films plus longs (24 ou 52 heures), personne ne les a visionnés entièrement dans l’espace d’un musée ou d’une galerie. C’est en discutant avec Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire, que l’idée est venue de proposer un film plus court. Pari a donc été pris qu’avec 12 minutes x 2, les visiteurs allaient s’asseoir et regarder au moins un film en son entier. Et ça fonctionne. Beaucoup de visiteurs prennent le temps de tout voir. Pari gagné. Mais c’est encore bien sûr un paradoxe que de vouloir restituer l’expérience du “temps réel”, comme il l’appelle, cependant qu’il réduit l’année en minutes. Mais de la même manière que cette expérience est ontologiquement réduite pour Blondes, puisqu’il n’a pas passé chaque jour complet pendant douze mois au bord de la Loire, à Chouzy-sur-Cisse. Il y a évidemment passé du temps, comme on dit, pour déterminer l’heure et le chromatisme le plus adéquat, afin d’obtenir une sorte d’homogénéité dans son image. Car il faut rappeler que Blondes est aussi un peintre. Et l’attention qu’il porte à la définition de l’image n’est bien sûr pas étrangère à la qualité de celle-ci. En effet, nous ne l’avons pas encore dit : L’image produite par Blondes est de toute beauté. Ce paysage panoramique est magnifique. Magnifique aussi dans sa structure chromatique ; le paysage, bien que toujours le même dans son aspect, est baigné d’une lumière qui donne des effets pour certains assez inhabituels, voire étrange. L’effet est tout autant beau qu’apaisant. Mais tout ligérien sait la beauté des paysages de Loire, et certains, votre serviteur inclus, en sont amoureux passionnés. D’un certain côté, on pourrait dire que Blondes filme la beauté tautologique d’un paysage ligérien. Comment cela ? Les paysages de Loire sont magnifiques, sauf peut-être quand ils sont défigurés par un pont en béton, des lignes à haute-tension agrémentés de leurs pylônes, et, de fait, par une centrale nucléaire (le label Patrimoine Mondial n’a été obtenu auprès de l’Unesco qu’au prix d’une cartographie caviardée, qui a ignoré opportunément l’emplacement des trois sites (!) de production d’électricité, cependant qu’elle fut assez généreuse pour s’étendre jusqu’à Chambord, soit 8 km au sud dans les terres ! Pour ceux qui l’ignorent, Chambord n’est pas du tout au bord de la Loire… Mais passons.). Blondes restitue la beauté d’un paysage de Loire. La beauté qu’il restitue est celle de la beauté du site. Ici est la tautologie. Mais la tautologie est augmentée par le traitement opéré par l’artiste. On connaît la notion de réalité augmentée, et voici que je propose celle de “tautologie augmentée”. Qu’est-ce à dire ? On pourrait abonder dans ce que j’ai commencé à argumenter sur la carte postale, dans mon article sur Agnel. La carte postale est tautologique. Prendre en photo la beauté naturelle, c’est tautologique. Mais, pour que cela ne le soit pas, il faut traiter cette beauté. Chez Blondes, d’abord, il y a le cadre ; le film, tandis que notre vision n’est pas cadrée (nous ne voyons pas les choses en rectangles). Soit une vision panoramique très large, dont on se demande comment Blondes fait pour avoir une telle largeur d’image sans distorsion ? (nous le saurons dans l’entretien, Partie II), largeur telle qu’un oiseau parti de la droite met quelques dizaines de secondes pour arriver dans le bas du bord gauche (Blondes aura attendu six occurrences de vol pour celui-ci parte du plus loin possible dans l’image et arrive sur l’eau dans le cadrage). C’est dire la longueur de temps que Blondes a réussi à inscrire ici. Il faut voir ceci comme une réussite, tant technique qu’artistique. Dans ce cadre, un paysage, qui est équilibré en son milieu par un arbre touffu (dans l’un des deux films), planté sur une des nombreuses îles ligériennes. De chaque côté, les berges flanquées d’arbres. Une fois ce décor planté, tout est changeant. Ceux qui ont parcouru ne serait-ce qu’une fois un paysage de Loire ont remarqué le caractère éphémère et changeant du paysage, en un seul instant, ou presque, la lumière peut libérer des effets tout à fait différents de ceux qu’ils étaient encore quelques minutes auparavant ; sans parler des mouvements extraordinaires de l’eau en elle-même, qui nous offre des tourbillons ici et là, des vagues de différents type, des partage d’eau incompréhensibles, parmi d’autres effets de peau (de crocodile, de terre craquelée…). La perspective choisie par Blondes est précise, avec, au fond ce qu’on appelle dans le langage de l’aménagement du territoire la fermeture du paysage. ll existe bien sûr des vues à l’infini sur la Loire, mais Blondes a choisi une perspective close. Quelle peut en être la raison ? Peut-être est-ce dû à la volonté de Blondes que le spectateur ne se perde pas dans l’horizon ? En effet, avec son parti-pris, le paysage donné est serti, cependant que, dans cet espace, il se passe beaucoup de choses. C’est encore un paradoxe que d’inscrire du changement dans ce qui paraît limité. “Paraît” seulement, parce qu’encore une fois, un paysage de Loire offre une diversité remarquable (il en irait différemment si Blondes filmait un champ de maïs, par exemple). Mais la fermeture du paysage ajoutée à la largeur de l’écran donne donc des images-temps latérale, le temps semble s’écouler de gauche à droite (puisque nous sommes en Occident, et que nous avons toujours tendance à lire ainsi l’image). Gilles Deleuze dit que le cinéma, c’est de l’image-mouvement « coupe mobile d’une durée ») ajouté à de l’image-temps. (« ce qui donne à ce qui change la forme immuable dans laquelle se produit le changement.»). Considérant que pour ce dernier, l’image-mouvement, par définition, implique des mouvements de caméra, il n’y a donc que de l’image-temps dans le film de Blondes.

Jeffrey Blondes, “La Loire à Chouzy-est horizontal : 12 mois, Film de 12 minutes », 2019, temps réel, haute définition, ordinateur, projection. Courtesy Château de Chaumont-sur-Loire/© Éric Sander

Dans ce plan fixe, il se passe des choses, en accéléré, mais lentement. Ce n’est plus tautologique du tout ; on a quitté la mimesis, l’imitation de la nature, pour prendre pied dans l’artistique. Et, redisons-le alors, l’image de Blondes est très belle. Elle est d’une qualité supérieure, et donc in-comparable. Il s’agit bien d’art. On a longtemps dit que l’art était inférieur à la Nature (Hegel le disait encore, qualifiant les œuvres d’art d’« ombre sensibles »), qu’il ne pouvait pas l’égaler. Mais l’art est une chose de l’esprit, une cosa mentale, tandis que la Nature ne l’est pas. Il y avait bien là une inégalité de facto, dès l’origine. Comme l’écrit Léonard dans son Traité de peinture L’esprit d’un Peintre doit agir continuellement, et faire autant de raisonnements et de réflexions, qu’il rencontre de figures et d’objets dignes d’être remarqués : il doit même s’arrêter, pour les voir mieux, et les considérer avec plus d’attention, et ensuite former des règles générales de ce qu’il a remarqué sur les lumières et les ombres, le lieu et les circonstances où sont les objets. » Cela peut toujours être aussi cela, l’art, absorber par la pensée ce que la Nature nous donne, et en restituer matériellement quelque chose. Et c’est toujours aussi difficile. Et, contrairement à ce qu’on pense communément, ce n’est pas l’appareil technologique qui nous rend photographe ou cinéaste, c’est toujours un leurre que de le penser, ou de le croire. S’il suffisait de photographier un paysage de Loire pour faire de l’art, alors on ne compterait plus les artistes… Or ce n’est pas ce que nous observons. Et cela est rassurant. Il faut y insister ; il y a des paysages de Loire sublimes, littéralement. La lumière y est absolument somptueuse, les effets chromatiques et d’espace peuvent vraiment sidérer. On pourrait penser qu’elle, docilement, va se laisser capter ; par le téléphone, l’appareil photographique, ou la caméra. Non. Ça ne marche pas comme ça. Tout artiste le sait, et tous ceux qui tendent à l’art le savent aussi. Touristes et pavloviens du smartphone ne le savent pas, mais peu importe, car ils n’entendent pas “faire art”. On jugera que je viens peut-être de rappeler des banalités, mais justement, quoi de plus banal que le beau ? On voit un paysage. On dit : c’est beau. Oui. C’est un fait. Mais si l’on veut restituer cette beauté, comment fait-on ? On fait une photo (moyen le plus simple et expéditif). Quand on regardera, bien souvent que sur un écran, cette “prise”, on aura une idée de ce que peut être la beauté du lieu, mais la beauté ne sera pas reproduite et transformée dans le medium, parce que celui qui a manipulé son appareil n’a pas travaillé sur l’image, et la qualité de son appareil n’est pas non plus optimum. Et, disons-le, l’utilisateur n’aura pas pris le temps de “faire” son image. Or le temps est l’associé de l’artiste, et ce n’est donc pas pour rien si Blondes est fasciné par son épreuve : épreuve du temps comme épreuve de l’image, comme par hasard, se recoupent ici.

Il faut bien voir ici que la projection dans l’espace (voir incipit Bergson) est nécessairement une projection dans le temps. Et c’est bien pour cela que Blondes expose davantage le temps que l’espace. Qu’est-ce que c’est, regarder ? Qu’est-ce que c’est, être inscrit dans le paysage, en faire part sans y appartenir ? Nous ne sommes pas le paysage, nous sommes dedans. Il n’y a aucun son dans le film de Blondes, tout est calme, on n’entend rien. Cependant qu’il y a forcément du son dans ce monde, des oiseaux, des bruits d’ailes de cygnes, de voitures ou de motos au loin, d’hélicoptère… Que signifie le fait de ne pas “mettre” le son ? Pourquoi est-ce muet ? Ici encore, c’est une transposition, issu du travail d’artiste. Certes. Mais pourquoi ? J’y réfléchis. Entre temps, j’ai contacté Jeffrey Blondes, et lui ai demandé pourquoi son film est muet ? Réponse : « Je pense que le spectateur donne beaucoup plus de soi-même quand on ne lui donne pas ’tout’. J’ai souvent entendu des gens devant mes films dire qu’ils ‘entendent’ dans leurs têtes, surtout des souvenirs de leurs propres expériences dans la nature. Le ‘crash‘ des vagues, des oiseaux, les feuilles sous les pieds quand on marche dans le sous-bois. On plonge dans le film, disparaissant dans ses propres souvenirs et expériences. Je crois que si je donnais du son avec des images, les gens investiraient beaucoup moins. Ce ’silence’ reste une invitation vers la méditation, la contemplation. Avec son, l’observateur n’est qu’un vaisseau rempli pleinement de mon expérience. Sans son, l’observateur est forcé d’apporter quelque chose à cette expérience, de rencontrer mon œuvre à mi-chemin entre le ‘moi’ de ma création, et ce ‘moi’ avec qui chacun de nous est en constant dialogue intérieur.» Il s’agit bien d’être capté par l’image, et de s’y oublier. Pour preuve, Blondes peut attester de témoignages de spectateurs qui ne se sont pas rendus compte du temps passé à visionner les 24 minutes. Où étaient donc ces spectateurs pendant ce temps ? Parvenir ainsi à captiver l’attention, ce n’est pas rien. On remarquera, peut-être, qu’être captivé par un écran, ce n’est pas sorcier. Oui, mais, en quelque sorte, il ne se passe rien dans le film de Blondes. Il se passe uniquement ce qu’il se passe quand on regarde un paysage. Mais reste-t-on 12 x 2 minutes à regarder deux paysage sans rien faire d’autre ? Non, je ne crois pas. Et pourtant, c’est ce que l’on fait face au film de Blondes. Entrant dans le temps, Blondes nous livre son interprétation. Forcément, cette dernière est plastique, puisqu’il est cinéaste : On ne peut pas “montrer” un an en douze minutes, puisque, d’une manière générale, on ne peut pas montrer le temps. Mais c’est cependant bien ce que cherche à montrer Blondes. D’où cet enchaînement de crépuscules en fondus enchaînés. De fait, le temps restitué dans le film est un temps artificiel, recréé, et c’est ce qui donne au film de Blondes leur caractère spécifique, que les mots dont je dispose ne peuvent restituer la nature ; il faut donc voir.

Léon Mychkine

Sources : Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889 /// Gilles Deleuze, Cinéma. 1. L’image-mouvement, Cinéma. 2. L’image-temps, Eds. Minuit /// Mode Panoramique (blog)

PS. Que le lecteur n’hésite pas à “aller” sur le site Internet de Blondes, il verra, entre autres choses très intéressantes, des extraits de ses films…