Le dessin allotopique de Patricia Stheeman

Patricia Stheeman, “Paysage résilient”, 2017, encre sur papier et toile, 166 x145 cm, Photo J.P Planchon, Courtesy de l’artiste

Nous sommes dans un beau bazar (mot persan). D’un certain point de vue, on se croirait dans une gravure du XVIIe, chez Martin Schongauer — pour des rapports d’échelle impossibles et l’accumulation des détails.

   

Cependant, la grande différence, c’est que, si chez Schongauer la réalité représentée nous est identifiable, avec ici et là des efforts de vision, de mise au point, chez Stheeman, c’est un capharnaüm. L’origine de la signification du mot ne peut être évitée, tant elle est improbable : «1. 1649 : prison : On en [des mutins] met in Capharnaum. 2. 1833 : lieu renfermant des objets entassés confusément (Balzac, Ferragus) Du topon. biblique Capharnaüm, ville située au bord du lac de Tibériade, où Jésus fut assailli par une foule hétéroclite de malades faisant appel à son pouvoir guérisseur. » La transition est facile : faire de l’art pour se soigner, prendre soin de sa part irréductible. Sortir du monde sans quoi ni quête pour non pas recréer un espace vierge (cela existe-t-il encore, et quand bien même ?) mais pour le reconfigurer, à sa guise, pour le conjurer, probablement, et, avec elle, l’histoire du bazar (ci-dessous, bientôt). Stheeman, par une logique qui lui appartient, accumule et rassemble l’hétéroclite, mêlant montagnes chinoises avec Tower Butte (Arizona). Mais pourquoi fait-elle cela ? Je ne sais pas. Passons ! Ce qui m’intéresse, c’est cette espèce de tissage au Rotring, parce qu’elle tisse, Stheeman, obstinément. Elle dessine, mais elle tisse avec l’encre. Elle délimite aussi, insiste ici et aère là. Et alors, cet espace en haut, intermédiaire, où il n’y a rien.

Durant l’entretien, suite à mes questions sur la texture et le vide, Stheeman me dit que c’est un peu son autoportrait, et que le vide compense le plein, qu’elle trouve dérangeant. « Eh ben mes cadets !» (comme disait mon arrière-grand mère Marie-Louise…) Autoportrait… Dans la parole artistique, il y a toujours un moment où, justement, et que cela soit voulu ou pas, je veux dire, intentionnellement mené ou non, on ne comprend plus. Mais ce n’est pas du tout important, nous ne sommes pas devant une équation à résoudre. Stheeman représente quelque chose de notre réalité, qui a à voir avec le chaos interurbain, conurbatif, en même temps poreux, étanche au flux de l’artificialisation ; d’où, aussi, ces grands blancs vides. Bien sûr, de tels paysages n’existent pas. Mais, justement, ainsi qu’elle me le confirmera durant l’entretien, le réel, au sens littéral-reproductible, ne l’intéresse pas. Cela mérite réflexion, ou, à tout le moins, qu’on le signale ; car, finalement, et pour ma part, depuis mes retours d’expérience (REX, ou RETEX, comme on dit  dans le langage des ressources humaines), je ne vois pas beaucoup d’artistes qui m’aient dit, comme cela, aussi simplement et directement, que le réel ne les intéresse pas. Et, en réfléchissant encore, je ne vois, et pour ma part, encore une fois, que Juliette Agnel. Mais c’est typiquement une phrase d’artiste. Je ne connais personne, en dehors du monde artistique, qui aurait pu produire un tel énoncé.  Il faudrait, un jour, faire une sorte de compendium des dires d’artistes, dires qui sont uniques, en distinguant le dire du dit, et là, il faudra nous aider de Lévinas, car, chez l’artiste, le dire émerge dans le dit, et c’est à l’interlocuteur de savoir le saisir. Nulle flagornerie ici, c’est un fait.

Question : Stheeman prendrait-elle un paysage comme, au choix, quelque chose d’entièrement fabriqué — le mot « résilience » désigne la résistance d’un matériau au choc —, ou/et de purement psychique ? Qu’en conclure ? En fait, on dirait une accumulation de décors. Ce n’est un paysage que par la décision sémantique de notre artiste. Il y a tellement de façons d’interpréter un dessin, une œuvre. Mais, une entrée de ville, avec ses entrepôts hideux, ses panneaux publicitaires géants, l’aménagement du territoire, etc., ce sont des accumulations, des retraits, des coupes claires ; bref, une constante main à la pâte de l’artificialisation. Et que dire de l’accumulation verticale, dans laquelle, plus on creuse, et plus on remonte dans le passé, ce qui m’a toujours stupéfié ; j’ai toujours trouvé étonnant qu’il y ait des “restes” en dessous de nous, situés à des dizaines de mètres, parfois, comme si, et là je dois témoigner d’un vestige imaginaire enfantin, on avait à chaque fois reconstruit sur, sans enlever, sans raser ; comme si on avait recouvert, comme funérairement, les anciennes, villes, villages, pour en construire d’autres ; comme pour, justement, laisser des traces d’avant.

Patricia Stheeman, “Exil et réparation II”, 2017, encre sur papier, 76 x 51 cm, Photo J.P Planchon, Courtesy de l’artiste

Quand Stheeman écrit que ces dessins sont des autoportraits, on peut le comprendre, à sa manière, quand on sait que ci-dessus, “Exil et réparation”, est une métaphore du déplacement de ses ancêtres depuis l’Andalousie, jusqu’à Marseille. Donc, on répète : premier dessin, autoportrait. Second : exils familiaux. Je faisais la remarque qu’on ne voyait pas de personnage, dans ses dessins ; et la réponse est a lire dans l’entretien. Toujours est-il que cela m’étonne toujours, mais, après tout, n’y en a-t-il pas des milliers, des paysages sans humain ? Si, bien sûr, mais, en l’occurrence, dans les dessins étudiés ici, nous ne sommes pas dans la pampa ! Ça sent la ville, et donc l’humain ; mais en négatif, en ombre non portée. Pour établir ce dessin, Stheeman a utilisé Google Maps, et un stylet numérique ; il s’agit donc, au départ, de territoires réels, existants. Cependant, après avoir reproduit les différents endroits où sont passés ses ancêtres, elle les a agglomérés ; formant une carte à la fois anachronique et fictive d’une réalité bien historique : l’exil. C’est une opération, comme l’indique la légende aussi, de réparation. Réparée, comme recoudre les mémoires entres elles, et les rapprocher par le biais d’une topographie mémorielle. De fait, si le dessin stheemanien est allotopique, c’est parce qu’il re-produit aux mêmes effets les mêmes causes, le tracé du vécu, quelle que soit la région, et aussi parce que, suivant l’une des définitions possibles, il marque les ruptures géographiques des dires. Mais il est aussi poly-chronologique, mettant en scène passé et présent.

Concernant certains aspects de la technique, puisque Stheeman colle son dessin sur une toile, il y a des accrocs, des collages, ce qui, ajouté au dessin original, forme de nouveaux découpages, imprévus, mais acceptés ; et ces modifications, qui peuvent aussi jouer sur le trait devenu tremblant, donnent l’image d’un processus permanent d’accolement, de jointure, de rejoignement. L’artiste nous a appris que sa mère fut stoppeuse, et, qu’enfant, elle la regardait travailler, pendant des heures, fascinée. Rappelons que le stoppage consiste dans la réparation, la reconstitution d’un tissu  — vêtement, ameublement, etc. —, qui a subi un dommage  — déchirure, accroc, etc. On utilise une grande aiguille — à stopper ou à rentrayer —, pour reconstruire chaîne et trame du tissu. Pour le coup, Stheeman ne stoppe pas, elle laisse visibles les rapiècements, les accrocs, les stoppages, comme nous l’indique les deux gros plans ci-dessous, fournis par l’artiste.

 

Pourquoi Stheeman ne camoufle-t-elle davantage ses repentirs limitrophes ? Parce que l’armure, le tissu tant social, familial, qu’historique, est déchiré, et que cela, il faut aussi le montrer.

 

Léon Mychkine


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