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Dans son best-seller, Gender Trouble, traduit par Trouble dans le genre, Judith Butler entend faire de la notion de « genre » un concept supplétif à celui de « sujet » ; ni plus ni moins. Comme beaucoup de déconstructionnistes (écoles de Foucault et Derrida), elle opère avec certaine ruse du langage, commençant par parler de « sujet de la femme », ce qui laisse à penser que Butler n’a en tête que le sujet de La femme. En terme de grammaire, l’élément nominal « sujet » est apposé au mot « femme » ; ainsi, le terme de « sujet » a un rôle d’attribut avec son sujet, qui est donc le mot « femme ». Mais très vite, en quelques lignes, voici qu’elle désattribue le mot « femme » pour ne garder que celui de « sujet », ce qui conduit donc à considérer le mot de « sujet » comme substantif. Le mot « sujet » devient ou retrouve son statut de concept historique. En passant, elle cite Foucault, qui aurait (à jamais) tranché : « les systèmes juridiques du pouvoir produisent les sujets qu’ils viennent subséquemment à représenter ». Voilà. Citer Foucault a l’effet d’une baguette magique, ou d’un bâton de dynamite dans la galerie de l’Histoire. Tout à coup, voilà que le terme de « sujet » est immanent et monosémique, il aura de tout temps indiqué un système juridique manipulateur… C’est là l’attitude typique de l’école foucaldienne ou derridienne (ils ont bien “fait école”…), soit, avec une phrase, de tout envoyer promener : véracité et pertinence historique. Mais l’Histoire ne se récrit pas avec une phrase. Cependant, cela suffit à Butler, qui, sans citer autre chose, ni personne d’autre, va écrire deux pages plus loin que la « notion de sujet » repose sur des « fictions fondationnalistes ». Rappelons que le fondationnalisme est une théorie qui suppose que toute connaissance ou croyance justifiée ne repose in fine que sur un savoir non-inférentiel ou une croyance justifiée. Autrement dit, toute connaissance est relative, discutable, etc.
Les lecteurs de Philosophie savent que la notion de sujet est massive ; c’est un concept éminent et important au premier degré. Ils savent que le sujet a mis du temps à émerger. Des siècles ; voire, des millénaires. Si si. Remettons les choses dans l’ordre, en deux-trois phrases. La notion de sujet est philosophique. La philosophie, pour nous Occidentaux, est apparue aux environs du 6ème siècle avant J.C. Cependant, quand bien même les philosophes grecs ont pensé à un nombre de choses qui nous laissent toujours pantois, il n’y avait pas encore dans leur vocabulaire, ni dans leur psyché, la notion de sujet (bien entendu qu’Aristote connaît la notion de sujet logique). Telle que nous l’entendons, elle a mis des siècles pour émerger. De quoi s’agissait-il ? De promouvoir l’individu, libre depuis lui-même (le libre-arbitre) et responsable de lui-même. Cela nous paraît comme allant de soi, à nous, les sujets du Troisième Millénaire, mais ça ne l’était pas du tout avant le XIVe siècle, en Italie (Trecento). Comme Jacob Burckhardt l’a montré le premier, c’est en effet dans la péninsule italienne qu’est apparue, en guise de résistance aux régimes tyranniques, une volonté d’affirmation, de résilience, qui allait aboucher à la notion d’individu. C’est le premier signe, en Europe, de cette émergence. En passant un peu vite on peut rejoindre Montaigne (XVIe), Descartes et Locke (XVIIe). Il est indéniable que Montaigne et Descartes, à leur manière, défendent la liberté et l’autonomie d’un sujet pensant, conscient, et au fait de son époque, Montaigne dans un relativisme tolérant qui force l’admiration, et Descartes dans une posture un peu arc-boutée sur une obstination pour la Vérité. Quand bien même, le moment du Cogito, ajouté à la découverte de l’esprit (‘mind’) par Locke, constituent des moments fondateurs de l’identité européenne, et Moderne, un peu avant, et ce n’est pas un hasard, l’émergence du mouvement qu’on appelle les Lumières, mouvement européen et inédit dans l’Histoire, dont l’importance est colossale. Tous ces faits sont assez indiscutables. Et c’est grâce à ces esprits libres, que nous nous excusons de ne pas tous pouvoir citer ici, que nous avons acquis une conscience qui a fait de nous des sujets capables de penser par nous-même. C’est un acquis absolument extraordinaire, qu’était très loin de posséder de très nombreux individus sur la planète, et très nombreux sont encore ceux qui ne peuvent encore accéder à ce qui semble, pour nous, une évidence ; de très nombreuses personnes sur Terre ne peuvent pas devenir sujets. Il faut bien comprendre que le fait d’être, aujourd’hui, un individu libre et conscient, sachant (épistémique), nous le devons à tous ces précurseurs. Ce qui était au départ de la philosophie pratique (prise de conscience au Trecento), est devenu historique.
Par conséquent, il n’est pas possible de dire que les fondations de l’émergence du sujet (de la Modernité) reposent sur des fictions. C’est faux, et c’est insultant pour la mémoire des ces milliers de femmes et d’hommes qui, au cours des siècles, se sont battus pour que nous puissions acquérir justement les droits à devenir des sujets, et non plus des sujets de rois, mais de nous-même.
Mais pire, c’est du révisionnisme historique, et ce n’est pas les lectures de Butler (Foucault, Derrida, entre autres), qui réussiront à inverser le cours de l’Histoire, cependant que Butler le croit. Clairement, Butler veut substituer au sujet la notion de genre. C’est une entreprise qui, du point de vue philosophique, est ridicule. Car que pèse la notion de genre face à celle de sujet ? Peut-on même les comparer ? Mais le ridicule passé, il faut tout de même constater que la notion de genre est devenue un concept vindicateur et vengeur, qui, comme aurait pu le dire Nietzsche, traduit et exprime le ressentiment ; ressentiment qui, sous couvert de révolte légitime, ne peut aboutir qu’à l’établissement d’une nouvelle morale. Autrement dit, la volonté d’établir de nouvelles valeurs, qui seraient plus “justes” que celles instituées, ne fait que recouper une soif de normes. Or, concernant le genre, il va être très difficile, si ce n’est impossible, d’établir de nouvelles normes à partir de cette notion, tant son état définitionnel volatil lui interdit, par essence, de se fixer. Or, pour qu’une norme fonctionne, il faut qu’elle puisse s’inscrire dans un schéma identifié. Mais bien sûr que Butler ne veut pas reproduire une stratification de son sujet genré, ce qui est logique pour elle, mais qui l’est peut-être moins eu égard au champ à investiguer et à conquérir.
Soit cet énoncé de Butler : « La présomption d’un système du genre binaire retient implicitement la croyance en une relation mimétique du genre au sexe en ce que le genre reflète le sexe ou est autrement restreint par lui. Quand le statut construit du genre est théorisé comme radicalement indépendant du sexe, le genre devient un artifice flottant [‘free floating’], avec la conséquence qu’homme ou masculin puisse juste autant signifier un corps femelle qu’un corps mâle, et femme et féminin un corps mâle aussi aisément qu’un féminin.» Si telle personne se “sent” davantage féminine que mâle tandis qu’elle est doté d’un sexe masculin, quel est le problème ? Bien évidemment que, suivant la société dans laquelle vit cette personne, et suivant son environnement sociologique, elle aura plus ou moins de difficultés à faire valoir ses choix, mais il en va de même pour toute situation dans laquelle un individu se distingue radicalement de son milieu et entend s’en émanciper. Qu’a-t-on gagné à obtenir une désignation qui en passe par le mot (par exemple mâle) plutôt que par le sexe ? Ne s’agit-il toujours pas d’une forme d’assignation ? N’existerait-il pas un domaine neutre ? Oui, ce terme existe : Agenre. Se considérer comme ni mâle ni femelle. J’avoue que je ne comprends pas ce que cela veut dire, ni ce que cela implique. Le lecteur ne m’en voudra pas d’être limité — nous le sommes tous. Je reformule la question. N’y a-t-il pas moyen de se situer sur un plan différent que celui de la binarité mâle-femelle ? Claude Cahun : « Brouiller les cartes. Masculin ? Féminin ? mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S’il existait dans notre langue on n’observerait pas ce flottement de ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière » (Aveux non avenus).
De plus, le fait de doter le mot « genre » d’une définition polysémique, puisqu’il serait à même de désigner « mâle », « femelle », « masculin », « féminin », ne nous fait pas sortir de la sémantique, et donc de l’assignation. Mais Butler en a conscience, puisqu’elle écrit que le genre dépend des « contextes historiques, […] il est à l’intersection avec le racial, la classe, l’ethnie, le sexe, des modalités régionales d’identités discursivement constituées. » On reconnaît encore ici la rhétorique propre au langage de la déconstruction : signaler qu’un mot peut signifier une chose voisine mais différente d’une autre (masculin/féminin/mâle/femelle surplombant le « sexe »), tout en déclarant finalement que la saisie du mot est indécidable (comme aurait dit Derrida) ; car si le mot « genre » concerne, en sus des binarités mâle/femelle, vue la liste indiquée par Butler, on se demande comment le genre ne va pas se dissoudre dans le reste des diverses assignations ? Cette difficulté est indiquée par Butler : « il devient impossible de séparer le “genre” des intersections politiques et culturelles dans lesquelles il est invariablement produit et maintenu ». Bon, alors que reste-t-il du genre à ce stade ? Que signifie un concept qui peut autant se fondre dans d’autres notions, ou, bien plus, dans des dispositifs actifs (race, classe, ehtnie, sexe, identités…) ? L’immédiat constat : Ce n’est pas un concept, c’est une notion vague, floue, et terriblement dépendante. Ce n’est donc pas satisfaisant, et, juque là, Butler n’a aucunement prouvé ni démontré que la notion de genre pouvait se substituer à celle de sujet.
PS : Il peut sembler au lecteur étrange que Butler emploie l’adjectif « racial » ; mais il faut rappeler qu’aux États-Unis, où vit Butler, il existe depuis des décennies, à l’université, ce qu’on appelle des ‘Racial Studies’ ; et qu’il se publie chaque année un nombre incalculables d’études et de livres sur les races… Ce n’est d’aucune manière un indice discriminant, mais cela reste, pour nous, Européens, un sujet d’étonnement, car il est bien entendu absolument impossible qu’une université européenne ouvre un département intitulé Études Raciales. Il faut bien comprendre que le terme de race ne résonne pas du tout de la même manière pour un locuteur américain. Le William-Webster Dictionary donne, entre autres, pour le mot « race » les définitions suivantes : (a) « Une famille, tribu, peuple, ou nation appartenant à la même souche », (b)«Une catégorie humaine qui est partagée par certains traits physiques ». À l’inverse, quand on consulte le Grand Robert de la Langue Française, avant de donner une des définition afférentes, il est écrit une date : « Groupes humains (1684). Groupe ethnique qui se différencie des autres par un ensemble de caractères physiques héréditaires (couleur de la peau, forme de la tête… ». Une autre entrée souligne, là aussi, avant quelque mot que ce soit : « (XIXe). Par ext. (Abusif en Sc.) Groupe naturel d’hommes qui ont des caractères semblables (physiques, psychologiques, sociaux, linguistiques ou culturels), provenant d’un passé commun ». On voit que le Dictionnaire français est très précautionneux ; il indique clairement la datation des définitions, et signale que pour la science (Sc), la définition suivante est abusive. En procédant ainsi, le Dictionnaire signale l’existence historique de la langue à tel ou tel moment, ce qui est son rôle, mais s’en distingue en notifiant sa datation, ce qui, pour le lecteur, provoque un nécessaire recul qui lui permet de conclure que le Dictionnaire n’est pas raciste. On a vu qu’en aucun cas le William-Webster Dictionary ne se soucie de dater ses définitions ; et pour cause, elles sont actuelles. Il s’agit donc ici d’un véritable écart des mentalités, que nous ne pouvons pas comprendre. (Personnellement, je ne le comprends pas, spécialement dans un pays qui aura été aussi et autant raciste que les États-Unis).
PS bis . Le lecteur aura compris qu’en illustrant cet article d’un autoportrait de Claude Cahun ainsi que d’une citation, je ne fais ici que rendre hommage à cette femme assez extraordinaire, libre, écrivaine, photographe, et qui aura eu le courage peu commun d’entrer dans la Résistance.
Léon Mychkine
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