Le Palais Amphigourique (à-propos de l’exposition « Anticorps »)

Le verbiage amphigourique est niché au cœur du discours sur l’art contemporain, depuis au moins, disons, 30 ans ? Ce verbiage est devenu institutionnel, et, littéralement, toujours propice à dire tout et n’importe quoi ; tout et son contraire. C’est précisément dans sa capacité à dire tout et son contraire que le discours amphigourique sur l’art contemporain (désigné DAAC dans la suite) doit sa longévité : ça passe. Le DAAC passe crème, partout, quasiment, et nous permet de voir ce que nous ne voyons pas, c’est dire s’il est puissant. Ainsi, l’exposition « Anticorps » au Palais de Tokyo nous donne une bonne tranche de DAAC, saupoudré de DAAC, avec beaucoup de DAAC dedans. Cela commence dès les préambules sémantiques, sur le site Internet :

 

Il faut toujours rappeler au quidam qu’il habite le monde, c’est important, c’est vital. Voilà pour le préambule. La suite du programme conceptuel :

 

Attention ! Nous allons entrer dans le DAAC. Je ne vais pas ergoter sur l’insupportable gimmick de l’écriture inclusive, sauf pour noter que, même inclusive, le masculin vient toujours avant le féminin (“poreux-ses”, entre autres). Qui pourra repenser et abolir une telle injustice ? Bien !, donc, nous sommes poreu-ses-x. Oui, cela s’appelle le milieu, l’homéostasie, c’est connu depuis Claude Bernard, fin XIXe. Du coup, non, un corps, ce ne peut pas être hermétique, sinon il meurt. La distanciation sociale, physique, accroît certes nos réticences à nous enlacer, à nous embrasser, mais bon, ça va se calmer un jour, non ? Mais on comprend que cela bouleverse nos sociétés si fraternelles, toujours promptes à faire état d’une propension à embrasser et enlacer le premier venu, tellement nous débordons d’amour. L’amour, oui, car c’est bien le programme :« il s’agit à la fois d’ac­cep­ter les nouvelles normes impo­sées de l’être-ensemble (distance) tout en ouvrant la pers­pec­tive d’un autre érotisme social (toucher). » Bon !, l’“être-ensemble”, c’est une fumisterie, nous ne coexistons que contraints, Freud nous l’a rappelé dans L’Avenir d’une Illusion. Et encore, ce “nous” n’a pas lieu d’être chez ceux qui, chaque jour, commettent d’épouvantables violences contre les êtres, les corps, et les personnes. Mais peu importe, on sent que l’exposition a une ambition politique, et même utopiste, car on veut faire éclore un “érotisme social”. Là, je dois avouer que j’ai quelques réticences intellectuelles et cognitives ; je ne comprends pas très bien ce que peut signifier un tel érotisme, sachant que la séduction dans le monde social existant déjà, et n’ayant pas été supprimée par la Covid-19, je ne suis pas certain qu’il faille augmenter le dosage… Passons maintenant à l’étude, plutôt au discours qui entoure les œuvres présentées. Commençons par la première, qui, une fois considéré l’ensemble, n’est ni pire ni meilleure que le reste. Ainsi en est-il de celle proposé par A.K Burns :

Ce doit être une sculpture. Mais pas seulement. Pas seulement, comme nous le développe la Notice :

 

 

C’est dit. Avec des matériaux pauvres, et une capacité conceptuelle assez inouïe, Burns « questionne les limites et les propriétés inhérentes du corps, vu comme multiforme, poreux et perméable à son environnement.» OK. En guise de corps, nous avons un avant-bras et une main. C’est maigre. Mais “ça” fait corps. Ça fait même corps “multiforme”. Alors, pour l’artiste, je ne sais pas, mais, pour ma part, mon corps n’est pas multiforme, je n’appartiens pas à la famille des Barbapapa. Mais, en ces temps de corps “queer”, “transgenrés”, “mutants”, sait-on jamais ? Toujours est-il que cet avant-bras entend nous questionner sur les limites et les propriétés du corps… D’un pur point de vue littéral (pour une fois), il est vrai que l’on peut se demander si un corps composé d’un seul avant-bras est encore un corps… Posons-nous la question : si, dans la rue, on fait la rencontre, au sol, d’un avant-bras, se dira-t-on ? Tiens, voilà un corps ! J’en doute. Mais peu importe, l’artiste ici doit bien entendu prendre la partie pour le tout (l’avant-bras pour l’ensemble du corps… Soit). Poursuivons notre étude de l’herméneutique du DAAC. Par essence, le DAAC est un discours d’autorité, il est toujours assertorique (une assertion est une proposition affirmative ou négative donnée comme vraie. Elle est vraie en fait et non par nécessité), d’où sa puissance. Mais, parfois, en son sein, peut surgir un questionnement ontologique fondamental : « Les deux sculptures présentées dans l’exposition apparaissent comme deux bras tendus – viennent-ils du même corps ? » Oui, j’avoue que je me suis posé la question ; ces deux avant-bras proviennent-ils du même corps ? Mais, partant, on doit bien constater que, tout à coup, le discours s’est contredit : on nous parlait du corps, en tant que singulier, et voici que maintenant on fait l’hypothèse que ces deux avant-bras ne sont peut-pas issus du même corps. N’est-ce pas une question vertigineuse ?

 

Nous avons repéré qu’une main tient une torche brûlée et l’autre un bidon. La notice nous explique leurs significations profondes : « Entre le feu et l’eau, l’artiste reproduit le cycle de l’amenuisement de nos ressources naturelles : le charbon de bois du socle de la sculpture, produit par l’action du feu, est utilisé pour purifier l’eau polluée que l’on consomme. Mais c’est aussi le manque d’eau qui provoque les feux de forêts de plus en plus fréquents et dévastateurs.» Vous rendez-vous compte de la puissance de l’œuvre ici exposée ? À partir d’un brandon et d’un bidon, voici que nous basculons dans une échelle mondiale, planétaire : consommation de l’eau, feu de forêts… Tout à coup, l’œuvre, si modeste, si humble, prend une dimension universelle. Incroyable et imparable puissance de l’art ! Ceci dit, je n’ai pas bien compris le fait que nous dépolluons l’eau en la faisant chauffer… Ce n’est pas ainsi que nous dépolluons l’eau dans les pays industrialisés. Mais il doit s’agir d’un clin d’œil aux populations d’Amazonie, ou autres… Donc, le DAAC nous donne une première lecture de ces deux sculptures. Mais il y en a d’autres ! Pour preuve, la Notice poursuit : « La torche pointée vers le ciel renvoie à la Statue de la Liberté, tandis que son titre Marianne Deludes the World [Marianne trompe le monde] évoque le symbole de la République française. Deux allégories féminines de la liberté ici représentées par le biais d’un membre décharné.» Bon ! la torche n’évoque plus seulement les ressources naturelles et les fléaux qui s’abattent sur elle, elle fait signe aussi vers la Statue de la Liberté, et, en même temps, évoque la République Française ! Donc à la fois les USA et la France (car la Statue de la Liberté, dans l’imaginaire, n’évoque pas celle de taille bien plus modeste, qui se trouve sur l’île aux Cygnes, Paris XVe, mais bien celle de New York City). Mais, attendez ! Il y a encore une troisième lecture : « A.K. Burns semble évoquer l’effondrement des idéologies de la modernité, le rétrécissement démocratique et la fin d’une histoire pensée comme un progrès permanent.» Paf ! Et tout ça avec deux avant-bras, un brandon, du béton et du charbon ! Burns enterre l’Arte Povera, loin sous la puissance de sa capacité polysémique. C’est très impressionnant. Dans leur enthousiasme herméneutique, les rédacteurs de la Notice ajoutent tout à coup que ces « mains tendues qui appellent à l’aide ou poings levés qui haranguent la foule, ces deux corps fantômes semblent pénétrés par les hostilités politiques et environnementales qui nous entourent. Ils appellent à une prise de conscience, à réagir et à agir.» Nous voici encore projetés dans un quatrième niveau de lecture ! Oublions que ces mains tiennent bidon et brandon, non, elles appellent aussi à l’aide, et même sont en phase de révolte : elles haranguent, à vrai dire de manière tellement performative qu’elles nous poussent à réfléchir, à prendre conscience, et à agir. Il s’agit en fait d’un cinquième niveau de lecture. Excusez du peu… Mais là, il faut bien le dire, nous avons un problème Houston. Pour haranguer, il faut une voix ; on ne peut pas haranguer (de l’italien l’ital.ar(r)ingare « prononcer une harangue »)  avec les mains. Cela jette un trouble au sein du DAAC, car, on le constate, il est prêt à distordre la réalité, celle d’une œuvre d’art, pour lui faire dire tout et n’importe : ainsi, voici que les mains sont tout à coup dépossédées de leurs apparat (bidon, brandon), appelant à l’aide, ou encore voici même qu’elles se ferment (poing levé). Or, le discours généré par l’œuvre d’art ne peut pas faire fi de la consistance et des limites de l’œuvre en tant que physique et symbolique (j’ai beau réfléchir, je ne connais aucune œuvre d’art qui serait dotée de cinq niveaux de lecture…). Mais ce n’est pas ainsi que procède le DAAC ; il englobe, amalgame, transforme le visible en autre chose que ce qui est vu, tire des plans sur la comète, dont la lumière s’affranchit de la pesanteur de la lanterne. 

Moralité : Le DAAC, le discours amphigourique sur l’art contemporain, par son emphase, ses références tous azimuts, ses niveaux de lecture improbables, voire totalement farfelus, fait finalement fi des pièces qui entrent dans son giron ; on en ressort essoré, ébloui par une culture de pacotille, comme KO debout ; et, au bout du compte, ce discours ne rend pas service à l’art contemporain, il le dissout. Certes, il doit accompagner les opérations transactionnelles, et servir de caution “intellectuelle” auprès des collectionneurs ignares et de leurs représentants (il en existe de plus en plus, d’après les dires de certains galeristes) ; mais c’est un autre sujet. Une dernière chose : Le DAAC, par son autorité, permet, par contrecoup, à n’importe quel objet d’émerger comme œuvre d’art ; il suffit d’assortir le discours qui ira avec. Mais, avec ce cas d’école que nous venons d’étudier, on voit que cela finalement ne suffit pas, il faut en mettre plein la cervelle, ce dont se charge le DAAC. Si Meyer Schapiro nous a montré que le texte a toujours accompagné les œuvres d’art, c’est bien parce que, souvent, ce sont les récits qui donnaient lieu à des illustrations, des peintures, etc. Mais le DAAC ne fonctionne pas ainsi, il est capable, nous venons de le voir, de faire dire tout et n’importe quoi à n’importe quel objet désigné comme œuvre d’art, et cela est dû à sa forme assertorique ; il pose (invente) des faits, sans chercher à les interroger ; sans questionner son propre discours. C’est bien un discours d’autorité, là où, justement, l’art ne peut pas en être la source, car les œuvres d’art sont toutes propositionnelles ; et J.L Godard le savait bien, lui qui, parfois en préambule de certains de ces films, faisait passer au banc-titre : “Proposition de cinéma”.

 

Léon Mychkine


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