Le photographe Bae Bien-U au Château de Chaumont-sur-Loire

Bae Bien-U est un photographe né en Corée du Sud (Le pays du matin calme). Cela me surprend toujours qu’un photographe, aujourd’hui, continue d’utiliser le noir et blanc. Après tout, le monde n’est pas bichrome, mais polychrome. Certes, il arrive qu’à certaines heures du jour, et particulièrement en hiver, nous puissions, avec un ciel très couvert, avoir une “impression” de noir et blanc dans le paysage. Cela peut arriver. Mais ce n’est pas ce qui explique le goût du noir et blanc chez Bae. En 2014, tandis qu’il exposait au Château de Chambord ses mystérieux paysages d’arbres, le photographe a été invité par la classe d’Arts-Plastiques du lycée Dessaignes, à Blois, et il a aimablement répondu aux questions directes des lycéens (source 1 ici) et, à-propos du noir et blanc, voici ce qu’il en dit : « Je prends beaucoup de photos en noir et blanc. J’aime l’impression que cela donne à l’endroit. C’est plus profond, plus fictionnel. Ça laisse place à l’imagination. De plus, j’aime beaucoup le contraste que cela donne avec la lumière. » Nous avons la réponse à notre question, qui se décompose en plusieurs raisons. La première est d’ordre fictionnel. C’est intéressant, parce qu’effectivement, nous sommes obligés, avec le noir et blanc, de réajuster en quelque sorte, ce que nous voyons avec ce qu’il semble exister ; et, c’est un premier recul, ou une première adaptation, comme on voudra, à l’image donnée. Car si l’image était en couleur, nous n’aurions pas ce temps spécifique (de retrait ou d’adaptation). Cela ne veut pas dire que nous nous demandons ce que nous voyons, mais les très grands formats nous font poser des questions d’échelle, par exemple. Dans le même temps, nous sommes directement absorbés par les images, et spécialement celle-ci :

Bae Bien-U, “Orums”, 102 x 197 cm, Domaine de Chaumont/Loire, Courtesy galerie RX, Paris

Cette photo ci-dessus est typique de ce que cherche à produire Bae, soit de faire pénétrer le spectateur dans le paysage. Ici la reproduction est un peu sombre, tandis qu’à la vérité le tirage est un peu plus gradué, ce qui permet à l’œil d’avoir un accès au paysage, c’est-à-dire dès le bas de la photo. Cette manière de faire ressortit à une façon de voir qui est propre au paysage oriental, ainsi : « son point d’observation appelle à l’esprit un concept majeur du paysage oriental connu sous le nom de woyou (臥遊). Si le foyer [‘focus’] du paysage occidental est la domination visuelle du paysage, alors l’image woyou dans l’art oriental s’occupe de s’aventurer dans le paysage afin d’en jouir, plutôt que de simplement le voir depuis l’extérieur. Quand le critique d’art Shigeo Chiba décrit Bae comme “capturant le paysage non pas comme une image mais comme une extension du corps”, c’était une réflexion sur l’expérience woyou du paysage par le photographe » (source 2 ici). Effectivement, il y a une certaine manière d’absorption dans les images de Bae, et on n’y sent aucune volonté de domination, mais, plutôt, de soumission à ce qui est. Bien entendu, c’est une prouesse, parce que le photographe ne peut pas rentrer dans le paysage. Et cela est dû aux grands formats, et au noir et blanc, dont Bae est un véritable maître. Il parvient, après des milliers de clichés (un demi-millions pour chaque prise de vue, dit-il), a obtenir ce qu’on pourrait appeler une image parfaite (conformément à la philosophie coréenne du paysage) : bien plus qu’un noir et blanc, ce sont des nuances très fines qui nous font passer du blanc au noir, sans oublier le gris. Avec ces trois couleurs (je refuse, pour ma part, de considérer que le noir n’en serait pas une), Bae parvient à faire par-venir, je ne vois pas comment le dire autrement ; nous  venons au paysage comme il vient à nous ; dispositif à la fois fictionnel et réaliste, puisque nous en faisons l’expérience ; or toute expérience est réelle. (Il y a des photographies dont nous restons en dehors, nous ne “rentrons” pas, il faut bien le préciser : ce n’est pas parce qu’une photo est tirée en grand format que nous sommes absorbés… Ce serait trop simple.)

Bae Bien-U, “Orums”, Domaine de Chaumont/Loire, courtesy galerie Axel Vervoordt, Wijnegem, Belgique

Bae dit : « je suis quelqu’un qui cherche l’échappée et se cache derrière le paysage. Je ne suis pas vraiment intéressé par les histoires dans la vie sauvage » (source 2). C’est donc que Bae cherche une autre forme de relation, telle que : disparaître dans le paysage ? S’oublier dans autre chose que soi ? Chercher en soi le complément de l’ailleurs ? Ou bien il cherche à saisir l’intermédiaire : « La pensée orientale voie les personnes, l’espace, et le temps en terme de Sai (間), l’intermédiaire : toutes les choses sont comprises comme “entre-deux”. “Entre” ne connote pas le concept européen de division et d’opposition entre sujet et objet. Dans la philosophie orientale, le sujet percevant développe une relation mutuelle à l’intérieur de la nature (l’objet). Le concept de woyou dans l’art oriental incorpore la perspective de ces sujets, qui se déplacent avec plaisir autour de la nature » (source 2). Cet “entre-deux” (‘Sai’), il faut bien entendu le comprendre par exemple comme air /ciel, terre/sujet (Bae, le spectateur, etc.), le ‘slash’ signalant l’entre-deux, ce qui sépare sans séparer, ce moment où on passe à autre chose. Dans ces basses montagnes de l’île de Jeju, telles que nous les voyons ci-dessus, il y a la terre, les flancs, l’air, le ciel, et les nuages. Tout cela doit être pris comme un tout et comme le jeu multiple des éléments : quel est le jeu de forme, de texture et de luminosité entre le l’air et le ciel ? Quel jeu entre les formes noires sculpturales des montagnes et le blanc au dessus ? Et quel rôle entre ce noir montagneux et ces monts gris en arrière-plan, chacun baigné d’une lueur différente ? Et quels rôles leur fait jouer le photographe ?

Ci-dessus un plan rapproché de la partie gauche du triptyque. Regardez ces niveaux de blanc et de gris. Le ciel immense domine clairement le paysage, même si le verbe « dominer » n’est pas ad hoc. Il faudrait trouver le bon terme. Car il est évident qu’il y a une raison pour laquelle Bae nous donne une telle hauteur de ciel. Mais quelle est-elle ? Mais l’artiste nous contredit en un clin-d’œil :

Bae Bien-U, “Orums”, 260 x 135 cm, Domaine de Chaumont/Loire, Courtesy galerie RX, Paris

Et voici quasiment un monochrome. Enfin, en peinture, on le dirait tel. Une immense partie de noir, terminant en des formes que nous nous refuserons d’anthropomorphier (c’est si facile et pauvrement imaginatif…), avec un petit bout de ciel. Et justement, la pensée de l’entre-deux permet d’imaginer que c’est tout autant le blanc qui pénètre le noir, incurvant la matière, que le noir croissant dans le blanc. Est-ce serait faire injure à notre photographe de supposer qu’il a une manière ici de traiter (ci-dessus) les formes qui fait tout de même beaucoup penser à la peinture ? Bien sûr, tout le jeu est aussi d’aplanir ce qui ne l’est pas — et ce que permet la photographie. Est-il si étonnant que l’artiste qu’il respecte le plus (dixit source 2) soit Jeong Seon (17-18e), un peintre de paysage ? Jeong Seon est appelé le maître de la vraie-vue du payage (jingyeong sansuhwa, 眞景山水畵). Il faut voir que la pensé asiatique considère toujours les choses comme complémentaires, par exemple les taoïstes dès l’Antiquité Chinoise connaissaient une certaine pensée du vide, qui leur faisaient reconnaître son utilité, par exemple dans un vase, et, par exemple, dans la peinture chinoise, l’importance du vide est égale à l’espace qui est rempli. C’est en pensant à cette complémentarité (vide/plein, blanc/noir, haut/bas, gauche/droite…), qu’il faut regarder les grands espaces blancs ou gris de Bae. Bien sûr, pour nous, Occidentaux, une telle pensée est difficile, parce que nous avons été habitués par notre civilisation a considérer le vide comme passif, ou bien comme une qualité inférieure, voire négative. Or ce n’est pas du tout comme cela que procède un artiste ni même une personne issue des civilisations asiatiques.

Jeong Seon, « Éclaircie après la pluie sur le Mont Inwang”, 1751, encre sur papier, 79.2 × 138.2 cm,  Musée Ho-Am, Yongin , Corée du Sud. [Ce dessin est “Trésor National”].

Regardez ci-dessus comment Seon traite la matière même de la brume. À certains moments, et parce qu’il la traite d’une manière très nuancée, nous ne savons pas ce qui ressortit au solide (arbre ou roche, par exemple), et ce qui tient du gazeux. À d’autres endroits, nous distinguons mieux les aspects. Le tout s’équilibre dans un jeu très subtil de compénétrations. Seul s’affirme le mont principal, bien distinct du reste, avec ses stries verticales, tranchant dans les masses reptiliennes de l’horizon incertain.

Ci-dessus de nouveau un plan du triptyque partie gauche. Voyez comment il est possible de découper l’espace ici. Par exemple, entre le mont lointain (1), en arrière-plan, avec la masse nuageuse très au dessus, la convexité du premier faisant écho à la concavité de la seconde. Ou bien le blanc entre nuage et monts (2) s’interposant comme un bandeau déchiré. Ou bien encore le mont d’arrière-plan contrastant avec le couple au premier plan — jeu entre le (1) et (2) et inversement, suivant quel choix optique nous faisons. On pourrait poursuivre le découpage, mais on aura compris que si ce découpage illustre notre processus cognitif (comment et dans quel ordre nous pouvons analyser une image), il est bien évident que pour Bae, ici, tout tient ensemble, et ce que j’ai appelé un découpage, pour les besoins de mon propos, ne revient à rien d’autre qu’à un jeu compositionnel, qui ne cesse d’aller et venir ; ce qui, de fait, installe une dynamique, mais une dynamique lente. Finalement, comment ne pas remarquer que Bae produit des imprégnations visuelles avec peu ? Assurément, cette économie ne fait qu’augmenter force et présence des images.

Bae Bien-U, “Orums”, 260 x 135 cm, Domaine de Chaumont/Loire, Courtesy galerie RX, Paris

PS: Je remercie Sandrine Mahaut, Chargée des relations presse et publiques Domaine de Chaumont-sur-Loire, pour son aide ; ainsi que la galerie RX pour ses informations. //// J’avais d’abord cité le photographe par ce qui m’apparaît être son nom (Bien-U), cependant, m’étant aperçu que tous les articles aussi bien français qu’anglais écrivent “Bae”, j’ai adopté cette façon de faire. J’espère ne pas avoir manqué de respect à notre photographe.

Léon Mychkine