Extrait du discours prononcé par PRF le 12 octobre 2021, à l’occasion de la présentation du “Plan France 2030”.
« La question c’est qui, aujourd’hui, bâtit l’imaginaire français, européen et mondial de demain ? Et c’est une compétition. Ni plus ni moins. C’est une vraie compétition. Avec des vrais chiffres. Aujourd’hui les industries culturelles et créatrices ce sont 64 000 emplois, 91 Milliards de chiffre d’affaires, et une industrie qui exporte. Aujourd’hui je regarde beaucoup nos voisins, ils investissent des milliards d’Euros, dans ces industries ; pour créer des studios, développer des séries. Sur […] L’objectif c’est de déployer une stratégie d’investissement massive, pour nos studios, la formation de nos professionnels, et les investissements dans le développement, justement, de nos contenus. […] Nous sommes en train de manquer de techniciens, de scénaristes, de professionnels, dans tous les secteurs de la création. Nous devons avoir une stratégie de formation de déploiement de formation de ces métiers. […] Tous les grands pays qui veulent être compétitifs dans les industries culturelles et créatives sont en train de construire des grands studios, parce qu’ils sont en train de révolutionner, ils sont en train de révolutionner, le modèle industriel de production de ces contenus. Nous devons être dans la partie. C’est la France entière qui doit y contribuer. […] Sur ce sujet, cet objectif, je considère que c’est un élément essentiel du mieux-vivre en 2030.»
Il appert que notre Chef de l’État est détenteur d’un DEA de philosophie, ce qui est assez inédit dans le CV d’un Président. On pourrait s’attendre à ce que, de la part d’un philosophe de formation, nous soyons au plus près d’une bonne définition des concepts ; même, que nous puissions en profiter pour penser à nouveaux frais grâce à la parole présidentielle. Est-ce le cas ? Hélas non. La première phrase de cet extrait est tout bonnement terrifiante. Le Président Macron demande Qui va bâtir l’imaginaire français, européen et mondial de demain ? C’est aussi une question très étrange. Comme si nous avions besoin que quelqu’un, quelques uns, une ou des entités (étatiques, privées ?) bâtissent tout uniment un imaginaire tant microscopique (national) que macroscopique (mondial) ? Rien qu’avec cette phrase, le Président lance comme une main-mise depuis l’extérieur sur l’imaginaire, comme si l’imaginaire consistait en une sorte d’espace vide et vacant, prêt à être rempli tout son saoûl, et, surtout, comme si l’imaginaire n’était nécessairement que collectif ? Dans ce discours, le mot « imaginaire » est employé cinq fois. L’extrait ci-dessus tente de définir en quoi consiste, pour le Président, l’imaginaire, cependant qu’il aura employé aussi le terme dans le contexte classique industriel :« Sur l’automobile et l’aéronautique, j’assume complètement ici leur place dans cette stratégie. Ce sont deux secteurs qui sont au cœur de l’imaginaire industriel français.» Je dois bien avouer que j’ai un peu de difficultés à concevoir ce que peut être, en regard de l’automobile et de l’aéronautique, un l’« imaginaire industriel français », à moins que la France ne soit et ne fut que le seul pays à produire voitures et avions, il me semble que cet “imaginaire”, si tant est qu’il s’en agisse, ne soit pas du tout national. Mais passons.
Dans son essai La Guerre des Rêves. Exercices d’ethno-fiction (1997), Marc Augé nous a rappelé qu’il existe deux imaginaire : l’imaginaire individuel et l’imaginaire collectif. Ils peuvent cohabiter, être en lutte, etc. Or, que constate à cette date Augé ? Qu’il y a une « invasion des images » — via la télévision —, invasion qui, ni plus ni moins, génère « un nouveau mode de fiction, qui affecte aujourd’hui la vie sociale, la contamine, la pénètre, au point de nous faire douter d’elle, de sa réalité, de son sens et des catégories (l’identité, l’altérité) qui la constituent et la définissent.» Auparavant Augé aura introduit à ce modèle invasif avec la fameuse série Les Envahisseurs, qui, rappelle-t-il, via une mise en scène confrontant les êtres humains avec des extra-terrestres, n’était que la métaphore filmique des rapports politiques entre USA et USSSR (Soïouz Sovietskikh Sotsialistitcheskikh Riespoublik), les méchants et malfaisants envahisseurs étant évidemment les Russes et affiliés. Rappelons que la série Les Envahisseurs (The Invaders) fut lancée à partir du 10 janvier 1967 aux États-Unis et à partir du 04 septembre 1969 en France. Et je m’en souviens ! Jamais je n’oublierai cet auriculaire largement de biais, écarté des autres doigts, non repliable, et qui trahissait à tout coup la présence d’un envahisseur avec la musique lancinante qui jouait dès qu’on était en sa présence. Or c’est à ce signe morphologique que l’on pouvait en reconnaître un. Tout cela était grotesque, mais sert de point d’appui à Augé pour signifier aussi comment on « colonise l’imaginaire » : les méchants, même s’ils nous ressemblent, ne sont pas vraiment comme nous ; et donc leur apparence mirorée n’est qu’un leurre, ils sont vraiment méchants. De quoi rendre paranoïaque en moins de deux… Bien. On le constate dans l’extrait donné, le Président Macron ne considère pas une seule seconde l’imaginaire individuel. C’est, pour le moins, fâcheux. Mais c’est pire que fâcheux. C’est un discours mental amputé, qui, poussé à bout, aurait de graves conséquences. Donnons un extrait issu de l’op. cit d’Augé :
« C’est que l’image n’est pas seule en cause dans le constat de changement que nous sommes aujourd’hui invités à établir. Plus exactement, ce sont les conditions de circulation entre l’imaginaire individuel (et par exemple le rêve), l’imaginaire collectif (et par exemple le mythe) et la fiction (littéraire ou artistique, mise en image ou non) qui ont changé. Or, c’est parce que les conditions de circulation entre ces différents pôles ont changé que nous pouvons nous réinterroger sur le statut actuel de l’imaginaire. La question peut en effet se poser de la menace que fait peser sur l’imaginaire la “fictionnalisation” systématique dont le monde est l’objet et cette mise en fiction elle-même dépend d’un rapport de forces très concret, très perceptible, mais dont les termes ne sont pas faciles à identifier. Pour le dire brièvement, nous avons tous le sentiment d’être colonisés mais sans savoir précisément par qui ; l’ennemi n’est pas facilement identifiable ; et l’on risquera l’hypothèse que ce sentiment est aujourd’hui partout présent sur Terre, même aux États-Unis.»
Évidemment, la date de parution du livre d’Augé, 1997, achoppe sur l’arrivée, en France, de l’Internet, qui, pour le coup, aura balancé pas mal de bâtons de dynamite dans le jeu de carte trinitaire Imaginaire Individuel∩Imaginaire Collectif∩Fictions. On a reconnu ici le symbole en langage logique de l’intersection : ∩. On peut dire que les Deux Imaginaires + la Fiction se chevauchent, à certains endroits, comme des segments poreux, disons. À cette trinité phantasmatique s’est donc ajouté, très récemment, l’Imaginaire Électronique, et ses répercussions sont encore bien loin d’avoir été pensées à terme. Mais restons en donc avec ce que nous donne Augé, et qui, de toutes façons, ne se trouve pas dans le discours du Président. Car enfin !, où est passé l’imaginaire individuel ? Nul écho dans la bouche de M. Macron. Car je ne suis pas certain que le sujet démocratique, l’individu, attende de la part des « industries culturelles » une injection neuronale d’imaginaire industriel compétitif. Pour ma part, c’est plutôt « non merci !» Je ne refuse pas l’imaginaire industriel ; j’ai, comme la plupart des gens, rempli une partie congrue de mon imaginaire avec les Marx Brothers, Charlie Chaplin, Marilyn Monroe, John Wayne, James West, Fred Astaire, Gene Kelly, Bob Sinclair, Danny Wild, Max la Menace, Marlon Brando, Arsène Lupin (Descrières), Darth Vador, Han Solo, Cheewbacca, C-3PO, R2D2, Clint Eastwood, Blade Runner, etc. Mais, pour le dire ainsi, il y avait du monde avant, ou concomitamment, via la lecture, et même l’Éducation Nationale : Homère, Thésée, Ariane, Protée, Déméter, Koré, Ulysse, Jésus-Christ, Perceval, Rabelais, Montaigne, Descartes, Rimbaud, Dostoïevski, Pouchkine, Baudelaire, Mallarmé, Joyce, Astérix, Lucky Luke, Tintin, Corto Maltese, etc. C’est bien pour cela que je trouve la première phrase de l’extrait du discours du Président effrayante. Où est passé l’imaginaire individuel ? Il s’agit, dit-il, d’une compétition, avec des vrais chiffres. Certes. Le Président Macron assigne dix Objectifs à atteindre pour 2030, et ce Huitième, si j’ai bien lu, n’est pas chiffré ; mais il semble ne pas, toute déduction hasardeuse faite, contenir davantage que quelques milliards, en dessous de la dizaine. C’est bien dérisoire. Rappelons qu’Amazon a claqué 11 milliards de Dollars en contenus vidéo et musique en 2020 ; 7,8 Milliards dans les mêmes domaines en 2019, et idem en 2018, et, qu’accessoirement, elle a acquis, l’an dernier, les mythiques studios MGM pour la somme de 8,45 Milliards. Ainsi, et de toutes manières, les 30 Milliards promis par le Président Macron constituent, eux aussi, une somme tout à fait ridicule (peanutsienne). Heureusement, le Président sait, où on lui a dit, que ce qui fait la Culture, en France notamment, est rendu possible par des individus qui, bien souvent, crèvent davantage de faim que le budget du CNCI ; et c’est bien là que l’on se rend compte que, et quasiment de tout temps, aucun “initiateur” de Culture (et non pas “producteur culturel”) n’a jamais demandé le moindre million pour pouvoir créer ; il serait mort à moins, à force d’attendre (on en connaît, par ailleurs).
Léon Mychkine