Le “saladier” de Nicolas de Staël. Un Précis de décomposition. (Avec une digression sur Ingres et un retour sur la dé-piction).

             

Nicolas de Staël, “Le Saladier”, Antibes, 1954, huile sur toile, 54 × 65 cm, Collection particulière

Tout d’abord, et comme souvent, l’image de ce tableau ne rend pas justice à sa luminosité au naturel ;  mais là, qu’y pouvons-nous ? Notez que le titre est bien “Le saladier”, c’est-à-dire que nous sommes invités à considérer l’objet, et pas le contenu. Hors, bien entendu, nous le voyons ce contenu (“content”), et alors vous vous dites, tout banalement, qu’il s’agit là de salade. Et nous répondons :« Non, c’est de la peinture !» Entendez, nous pouvons “croire” au saladier, à sa « dénotation », comme dirait (l’amiral) Nelson Goodman (1976) ; à savoir que la “dénotation”, c’est le rapport entre un prédicat et son représentant réel. Dans le cas présent, le titre “Le Saladier” représente un objet existant, i.e., un saladier. Il n’y a pas de surprise à ce sujet. Notez que la dénotation goodmanienne ne caractérise que les objets réels, et pas les objets fictifs. Mais nous n’allons pas en rester là, car, ce qui nous intéresse, c’est de rentrer dans le medium, et pas d’enfiler des perles linguistiques. Ainsi donc, et d’un certain côté, peu nous chaut que le prédicat corresponde (dénote) à la réalité qu’il existe un saladier empli posé sur une table, nous souhaitons toujours aller plus avant. Allons-y.              

Croyons-nous à ce contenu ? Le “contenu” (‘content’), en philosophie, concerne la pensée. Quel est l’ingrédient de la pensée ? Que “contient”-elle ? Par exemple, voyant ce tableau, ma pensée s’actualise sous la forme d’une phrase mentale, du type « C’est un saladier.» Dans le même moment, je me fais la réflexion qu’il s’agit là d’une représentation bien abstraite du sujet, particulièrement la salade, et puis le décor dans lequel repose l’objet empli est tout de même très étonnant aussi. Mais, produisant cette double pensée, je fais fi du processus abstractif, car je suis, comme des millions de personnes, au fait de l’existence des œuvres d’art, et je sais que ce tableau “représente” un saladier empli tout autant qu’il ne s’agit pas d’un vrai saladier. Pardon pour ce rappel trivial, qui était juste mentionné pour évoquer ce que signifie la notion de “contenu” en philosophie qui, on le comprend, est une notion très riche et complexe. Ainsi, le philosophe Christopher Peacoke (1983) parlerait, concernant la vision d’un tableau, de « contenu représentationnel », sauf qu’alors, la question, concernant les œuvres d’art serait de se demander si nous faisons face à une représentation, ou bien à une interprétation, i.e., une dépiction ? On comprend qu’un double-contenu, pour ainsi dire, chevauche, et cette superposition pourrait se définir non par un chiasme, mais par une “double-vue” que le philosophe Richard Wollheim (1980) a nommé twofoldness”, ce que l’on peut traduire par doubleté, concept synthétique de sa distinction entre “seeing-as”, et “seeing-in”, soit « vu-comme » et « vu-en [tant que tel] ». 

Digressio →  Prenez, chez Ingres, “La Princesse de Broglie” (1853). Probablement qu’on ne pourrait y trouver une doubleté, car il ne semble y avoir là que du “seeing-as”, du « vu-comme », c’est-à-dire que, pour le dire ainsi, on ne voit pas la peinture. Il peut paraître extravagant de supporter un tel argument face à un tableau composé entièrement de peinture à l’huile ! Mais, pour le dire autrement, tout l’enjeu du peintre c’est justement de faire oublier la peinture, pour que le spectateur ait la saisissante impression de voir véritablement la Princesse de Broglie sur le tableau ! On pourrait presque dire que la manière, presque hyperréaliste avant l’heure chez Ingres, tend à passer par dessus la barrière du contenu, en allant directement au contenant : le tableau ne montre rien d’autre que la Princesse et les paraphernalia

Jean-Auguste-Dominique Ingres, “La Princesse de Broglie”, [Détail], 1853, huile sur toile, 106 × 87 cm, Metropolitan Museum of Art, New York 
C’est tellement bien peint, exécuté avec une telle maestria, que le représentant (le medium) s’efface au profit du représenté. Et on peut gager que c’est bien l’effet recherché par Ingres. Et comment ne pas penser, en regardant les peintures hyperrréalistes d’Ingres, à la photographie ? Il faut savoir qu’il est l’un des premiers peintres à s’être intéressé à la récente invention de la photographie, et il s’en servit à la fois pour diffuser ses œuvres, et certainement pour mieux parachever certaines toiles, comme nous l’apprend Anne de Mondenard (2006): « Ingres fut sans doute parmi les premiers artistes informé de la découverte de la photographie. […] Les daguerréotypes de Millet représentant La Victoire de l’Apothéose d’Homère et La Vierge à l’ostie ou encore les deux épreuves du Bain turc — une anonyme sur papier salé, une seconde sur papier albuminé de Marville — laissent à penser qu’Ingres se servait de la photographie pour fixer des états transitoires de ses œuvres.» Cette fidélité ekphrasique (du grec ἐκφράζειν, « expliquer jusqu’au bout »), c’est ce qu’honnissait notre Charles national : 

« […] et le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer à chaque type qui pose sous son œil un perfectionnement plus ou moins despotique, emprunté au répertoire des idées classiques.» C. Baudelaire, “Le peintre de la vie moderne”, 1863  

C’est probablement l’absence de “doubleté” (‘twofoldness’, une notion qu’eut sans doute appréciée le poète) qui fait user Baudelaire de l’épithète « despotique », car effectivement, on ne peut admirer la touche, puisqu’elle est invisible. Ceci dit, Ingres vénérait Leonardo et Raffaello, mais il peignit encore mieux qu’eux. Mais comment osé-je dire une chose pareille ? Parce que, il faut y insister, l’effet de réel, entre autres dans le portrait de la Princesse de Broglie est tel qu’il ne peut pas éviter d’évoquer une photographie, qui, par ailleurs, ne connaissait pas encore un tel état de perfection concernant la couleur, à l’époque du tableau d’Ingres (1853). Autrement dit, en 1853, Ingres dépasse l’hyperréalisme encore en gestation dans le processus photographique.

Reprise La doubleté, dans Le Saladier de de Staël, s’eprime par exemple dans ce détail tout autant qu’il s’exprime dans l’ensemble :

On pourrait imaginer, postuler, que les feuilles abstractisées de salade ne signalenet que le détachement des touches plus serrées qui composent le saladier. Ainsi, en quelque sorte, ce saladier, cette nature morte, est un Précis de décomposition

Vu de très près, ce saladier, que devient-il ? Un détail galactique (un petit monde, si vous préférez). Autre chose : l’improbable, dans le sens où, de plus près, ce saladier est davantage dépicté que dépeint. Comme l’écrit J. Morizot dans son article “Dépiction” (ici) : 

« Une théorie consistante de la dépiction ne devrait faire intervenir que des ressemblances qui sont indépendantes de la représentation, ce qui conduit à se méfier de toute conception faisant un usage non réfléchi de la ressemblance.»

On voit bien que la théorie de la dépiction est délicate, car même un philosophe comme Morizot a quelque difficulté à traiter la question (dans ce passage précisément). En effet, comment voulez-vous établir, mentalement, une équivalence avec des ressemblances qui soient indépendantes de la représentation si, généralement, les théories de la dépiction assument que nous pouvons toujours “reconnaître” l’objet dont il est question ? Pire, une définition classique du terme « dépiction » donne « représentation », et, comme synonyme, « ressemblance », comme nous l’indique par exemple le Cambridge Dictionary : “the way that something is represented or shown”, « la façon dont une chose est représentée ou montrée ». On ne trouvera (par exemple) ni dans le Larousse ni dans le Le Grand Robert de la Langue Française d’occurrence du mot, car c’est une importation de l’anglais. Au bout du compte, tout cela est très confusionnant… La dépiction sert-elle à représenter ce qui est montré, ou bien s’éloigne-t-elle du sujet afin d’hypostasier justement le sujet réel ? Vu de loin, n’importe qui reconnaîtra un saladier, c’est la saisie visuelle descriptive de ce qu’on appelle, en théorie esthétique, « sémantique » (soit l’ensemble de la scène, i.e, le saladier). Mais, de plus près, c’est-à-dire au niveau du faire, de la touche, nous entrons dans ce qu’on appelle dans la même  théorie la « syntaxe », et on parlera de « compétition » entre sémantique & syntaxe pour établir si le représenté correspond au représentant. La réponse, concernant le saladier de staëlien, est :« non ». On sent bien un écart presque incomblable dans la recherche d’une définition de la dépiction entre infidélité au réel et signal du représenté. Face à ce problème, j’écris dorénavant le terme ainsi : dé-piction. La -piction est l’écart manifeste entre représenté et représentant. Pour revenir au portrait de la Princesse de Broglie, nous ne trouvons pas ici de -piction, car la syntaxe est ultra-fidèle à la sémantique, pour ainsi dire — personne ne peut, de près comme de loin, noter une différence majeure entre les détails et la scène. Il est bien entendu que le portrait en question est une abstraction, car, comme l’écrit Nelson Goodman (1976), « si un tableau peut représenter le duc de Wellington, le duc ne représente pas à le tableau.» Pourquoi est-ce une abstraction ? Entre de multiples réponses possibles, on peut déjà indiquer qu’aucune être humain n’est contenu dans deux dimensions. D’un autre côté, si l’on accepte de caractériser le portrait d’Ingres d’“hyperréaliste”, alors, si on demande si le visage dépeint ressemble au visage réel, on doutera que la réponse puisse être « non ». À dire vrai, avec ce que nous avons rappelé plus haut, supposons qu’Ingres ait eu une photographie de la Princesse, qu’il aura fait développer, et qu’il ait noté les couleurs essentielles. Le portrait, gageons, est tellement ressemblant que quiconque connaissant La Princesse de Broglie, aux alentours de 1853, identifiera, à l’instant, de qui il s’agit. La reconnaissance du modèle me fait penser à celle opérée par le policier qui effectue un contrôle d’identité. Car que se passe-t-il quand un policier vous demande votre carte d’identité ? D’abord il vous demande votre nom, ensuite il compare en regardant la carte d’identité, en lisant les noms et prénoms, et, ensuite, en regardant la photographie. Si la photographie correspond à votre visage, même quelque peu vieilli alors, et si vous n’avez commis aucun délit, après éventuelle vérification, le policier vous laissera à vos affaires. Dira-t-on que la photographie “dépicte” votre visage ? Non, la photographie d’identité resssemble à votre tête et visage, quand bien même cette dernière est bidimensionnelle et la vôtre ne l’est pas. Imaginons maintenant qu’une personne, n’ayant nulle connaissance en art contemporain, soit introduite à la vision du saladier de staëlien. On peut penser qu’à la question De quoi s’agit-il ?, la personne répondra, après réflexion, mais sans nécessairement l’affirmer : C’est un saladier. On peut même supposer que le fond majoritairement noir lui aura fait perdre quelques secondes d’actualisation noétique (le processus de pensée).      

PS. On crédite Goodman comme l’un des premiers à avancer la notion de dépiction, mais dans son ouvrage de 1976, on ne peut pas dire qu’il soit toujours très clair non plus. Exemples :

« Ce que je considère ici, c’est la représentation picturale, ou dépiction, et la représentation comparable qui peut se produire dans d’autres arts.»  “What I am considering here is pictorial representation, or depiction, and the comparable representation that may occur in other arts”.

À-propos de l’invention de la perspective, il parle de “realistic depiction”…

« La référence à un objet est une condition nécessaire à sa dépiction ou à sa description, mais aucun degré de ressemblance n’est une condition nécessaire ou suffisante pour l’une ou l’autre.» “Reference to an object is a necessary condition for depiction or description of it, but no degree of resemblance is a necessary or sufficient condition for either.”

Refs/ Anne de Mondenard, “Du bon usage de la photographie”, In Ingres, 1780-1867, Gallimard, 2006 /// Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, [1976] Éditions Jacqueline Chambon, 1990  

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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