Le traitement de l’art contemporain sur France-Culture

Sur France-Culture, une radio jadis intelligente à tout-coup, on peut encore écouter une émission de Sylvain Bourmeau, dénommée « La suite dans les idées ». L’émission du 22 décembre 2018 était titrée “Comment critiquer l’art contemporain”. Y étaient invités Baptiste Morizot et Esthelle Zhong Mengual, pour leur livre Esthétique de la rencontre, publié au Seuil, dans la Collection l’Ordre Philosophique, dont l’idée principale peut être résumée ainsi : Il y a des œuvres avec qui « la rencontre » est possible, et c’est mieux quand elle est au rendez-vous.

Ainsi, la rencontre rend l’œuvre « digérable ». Dans le cas contraire, celui où la rencontre n’a pas lieu, l’œuvre est « indigeste », dixit nos auteurs. Qu’un tel discours puisse se déployer dans les ondes de France-Culture, et validé par le MC (le Maître de Cérémonie, Sylvain Bourmeau), est désolant. Pourquoi ?

France-Culture, jadis, était par excellence le medium radiodiffusé du temps. On laissait à l’auditeur le temps d’écouter, avec d’ailleurs ce son si remarquable qui en faisait l’identité, et qui a disparu au profit d’un son uniformément numérique, il y a quelques années. On offrait de longues plages, telles ces mémorables et dorénavant légendaires Nuit Magnétiques.

En 2018, ce temps est depuis longtemps révolu : on en est venu à la consommation de la parole, qui doit être immédiatement compréhensible. Pour preuve, l’émission dont il est question ici, avec précisément des invités, et un hôte, qui sont d’accord pour nous dire que l’art contemporain a tendance à s’enfermer sur lui-même, ce qui, tout de même, est bien regrettable. Bourmeau nous prévient : Ses invités vont tenter de « résoudre ce qu’ils appellent l’énigme de l’art contemporain ». Fichtre ! Quelle est donc cette énigme ? Bourmeau mentionne ce phénomène qui consiste à rentrer dans une exposition d’art contemporain, et à en sortir, « inchangé », phénomène sur lequel se penchent les auteurs. Bourmeau précise même qu’il en sort parfois « agacé », comme après une exposition de Thomas Hirschhorn… Et pourquoi ne serions-nous pas agacés par l’art ? Doit-il toujours nous caresser dans le sens du poil ? Peut-être même était-ce l’effet voulu par Hirschhorn ? Bref.

On apprend donc que l’origine du livre, de cette « enquête », consiste dans ce sentiment partagé par les deux auteurs, que souvent, en sortant d’une exposition, ils se sentaient « inchangés »; il ne s’était « rien passé ». Autant pour le postulat, on ne sait rencontré où, d’après lequel “il faudrait se sentir changé par une œuvre d’art”. Plutôt que de dire que les « œuvres ne sont pas bonnes », comme le suggère Bourmeau, Morizot réplique qu’il ne s’agit pas de faire porter la responsabilité du phénomène « il ne se passe rien » (suite à la visite d’une exposition) sur l’artiste, l’œuvre, ou le spectateur; mais sur ce qu’ils appellent « la relation », partant du principe qu’il n’est pas pertinent qu’une relation soit le fait d’un seul acteur; entendez acteur social, mais qu’elle dépend, en quelque sorte d’un élément tiers, qui est justement La relation.

Dans un premier temps, utiliser ce terme de « relation » permet de ne pas condamner les œuvres, de ne pas critiquer leur nullité, leur inintérêt, ou leur difficulté d’accès. Bien vite, cependant, on comprend, à écouter nos critiques, qu’il est tout de même préférable qu’une œuvre soit comprise immédiatement, justement, au moment de la Relation; et que, si tel n’est pas le cas, alors cela veut dire que quelque chose ne fonctionne pas au royaume de la compréhension des œuvres artistiques. Nous nous frottons les oreilles…

En 1958, Hannah Arendt publie son grand livre The Human Condition. Dans cet ouvrage, d’une intelligence aveuglante, Arendts nous parle notamment de l’art et des artistes. Elle nous rappelle qu’à l’origine, disons, l’origine qui constitue le point de départ de sa réflexion, c’est-à-dire l’Antiquité grecque Classique, seuls trois « modes de vie » sont dignes d’intérêts aux yeux des philosophes : la vie contemplative, la vie politique, et la vie artistique. Ces trois modes de vie se distinguent du mode majoritaire qui est celui du travail, du labeur. Enjambant les siècles, nous arrivons au XVIIIe, où prend son essor la pensée libérale, avec Locke notamment, et qui va instiller patiemment mais sûrement l’idée, la doctrine que dans le monde occidental, pour connaître une vie digne, il faut devenir maître de son destin et de sa vie, et que, pour y parvenir, il faut travailler et acquérir des biens. Accéder à la propriété, c’est la clé de la liberté et d’une vie digne de ce nom.

Cette idéologie travailliste faisant son chemin, on va en arriver peu à peu à la fausse évidence que, dans nos sociétés occidentales, pour être libre, il faut travailler, tout simplement. Cependant, il reste un type d’individus qui ne peuvent pas, de force, être intégrés au régime du travail, bien qu’à la vérité, ils produisent bien davantage en terme de temps et d’effort. Ces individus passent leur temps à produire des objets non immédiatement consommables, non particulièrement vendables. De fait, leur vie, leur existence n’est pas monnayable comme celle du travailleur lambda. Ces individus, ce sont les artistes. Ainsi, les artistes seront les seuls individus caractéristiques qui vont échapper, pour un temps, à l’aliénation, qui est le lot de tous les travailleurs. Rappelons que le travailleur aliéné est celui qui est attaché à la production ou au fonctionnement d’un objet qui lui est extérieur, il en devient dépendant, au prix de son existence même. Il accepte cette dépendance, puisqu’il retire de son labeur une rémunération qui lui permet de subvenir à ses besoins vitaux.

À l’inverse, l’artiste n’est pas aliéné à un objet extérieur à lui, pour la bonne raison qu’il s’est trouvé un objet à investiguer, soit un objet artistique, qui ressortit à une autre temporalité, autre temporalité que le spectateur veut souvent abolir, en s’efforçant d’accéder, ou en exigeant même et plutôt, une immédiate compréhension. Mais c’est l’objet du travail qui connaît une fin immédiate, celle de la production (il faut être productif) quotidienne d’un rendu, d’une matière transformée, quand bien même intellectuelle — le professeur, l’ingénieur, le comptable, etc., monnayent leur intellect en fonction d’un résultat attendu —; tandis que l’objet artistique ne connaît pas de fin. C’est ce qui est effrayant, à certains égard, car on sait qu’il ne va pas s’arrêter. L’artiste, en ce sens, est le mauvais génie du capitalisme. Il œuvre bien plus qu’un travailleur, mais il n’est pas forcément rentable.  

« La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à strictement parler, est le dernier “ouvrier” dans une société du travail » (Arendt).

Arendt nous relate comment, finalement, il va falloir que l’artiste rende des comptes. La société accepte son mode de vie, et puis, après tout, l’art est distrayant, on dira qu’on en a besoin, mais il doit être compréhensible. En 2018, sur un medium qui jadis nous faisait comprendre l’impondérable nécessité du temps, nous entendons dire que l’art contemporain doit provoquer La rencontre. On ne parle pas de plusieurs rencontres, comme s’il fallait plusieurs fois, et donc du temps, pour apprécier une œuvre d’art; non, il faut que La rencontre ait lieu au moment inaugural, c’est-à-dire Une fois. Et ici vient-on fracasser le temps spécifique de l’œuvre, qui n’est pas de même nature que le temps quotidien, en le rabattant sur une exigence de jouissance immédiate, c’est-à-dire consumériste. Qu’une telle exigence soit revendiquée en un lieu tel que France-Culture est désolant.

Morizot, qui est pourtant Docteur en Philosophie et Maître de Conférence, a cette phrase effrayante : « L’enjeu est d’effacer ce rapport d’extériorité », qui existe entre un spectateur et une œuvre d’art. L’art est le dernier domaine où, justement, il ne peut être question tout d’abord que d’un rapport d’extériorité, mis en place précisément par l’artiste lui-même, et dans lequel, logiquement, intervient et s’épanouit sa liberté. L’art ne devient “familier” seulement que par l’habitude que nous croyons entretenir avec lui, tandis qu’il ne joue jamais sur le même rythme, biologique, qui est le nôtre. C’est ce que comprenait si bien Arendt et que ne comprennent plus ni Bourmeau ni ses invités : Le temps de la Culture n’est pas de même nature que le temps de l’existence humaine, et c’est cette dualité indispensable que ces derniers veulent effacer à tout prix, le prix étant la considération qu’il faut apporter aux choses de l’art :

« Mais si nous n’étions installés au milieu d’objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d’édifier un monde dont la permanence s’oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine » (Arendt)

On comprend bien la phrase d’Arendt : Les « objets » dont elle parle ne sont pas ceux, utilitaristes, du quotidien, et dont nous avons besoin, évidemment; il s’agit des objets d’art, qui accompagnent et dépassent notre propre vie, qui font, justement, de cette vie, qu’elle est humaine.

Mais de fait, ll n’est pas étonnant que les auteurs exhaussent l’art relationnel, l’art participatif, celui dont, comme ils le disent, « le projet s’insère vraiment dans la vie quotidienne des gens » (dixit Zhong Mengual). Une telle phrase est particulièrement consternante de la part de quelqu’un qui est censé réfléchir sur l’art, n’est-il pas ? Depuis quand l’art doit-il s’insérer dans la vie quotidienne des gens ? C’est absurde. Quel est le rapport entre un roman, une œuvre de fiction; et la vie quotidienne ? Quel est le rapport entre un tableau de Twombly et la vie quotidienne ? Quel est le rapport entre une sonate de Ligeti et la vie quotidienne ? Et même une sonate de Bach ? On pourrait ainsi embrayer sur la revendication qu’il existe un « art relationnel », comme l’avait théorisé Bourriaud en son temps. Mais ceci fera l’objet d’un autre texte.

Léon Mychkine