Les belles images des apocalypses. Esthétique du Chaos

Pourquoi sommes-nous tout autant fascinés par la pure beauté, le sublime (les “Quatre Saisons” jouées par “La Petite Bande”, de Sigiswald Kujken, “Imaginary Landscape’, de Cage), tout autant que par les images de destruction, de mort, de désolation ? La réponse la plus simple, la plus vraie, et la plus rapide, est celle-ci : Parce que nous aimons cela.  Ainsi, et récemment, qui n’a pas été fasciné par l’explosion au nitrate au sodium dans le port de Beyrouth ? Fascinés par quoi ? Par les images. Tout bêtement. Nos capacités actuelles de restitution du moindre événement grâce aux technologies, et surtout aux smartphones, sont illimitées, et nous pouvons tout autant assister à l’assassinat à la tronçonneuse d’un “traître” par les FARC, qu’à la pendaison de Kadhafi, le tout grâce, encore une fois, au téléphone portable. Mais, dans ces deux cas, nous ne pouvons guère qualifier ces représentations en tant que “belles images des apocalypses”, à moins d’avoir “besoin” de jouir de la souffrance du prochain, ce qui n’est pas le cas de la majeure partie des personnes, pensé-je. Ce qu’il y a d’hygiénique, dans les “images des apocalypses”, c’est que nous ne voyons pas de chair torturée, de corps explosés, nous voyons en grand format, loin du détail, et c’est ce qui permet d’en tirer à la fois une fascination qui n’est pas morbide, et qui peut même être… esthétique. Ce que nous aimons, donc, ce sont de belles images des apocalypses.

Une voiture de police en train de brûler. Un grand classique. Mais moins dans le pays du Law and Order, où la police est la plus violente du monde, pour ce qui est des pays civilisés. La voiture de flics qui brûle, c’est toujours un moment de joie ; de pur plaisir scopique. Bon ! même si nous savons bien que la police est nécessaire, nous avons toujours une petite dent de derrière les gencives contre ce que Marx appelait le concept social suprême de la société bourgeoise. À part ça, nous avons une belle image. Regardez comme les couleurs s’assemblent bien, le jaune du feu, le mauve et blanc d’on ne sait quel fumigène, et le noir ténébreux. Des spectateurs, sur la droite, contemplent ce beau spectacle, et d’autres s’en désintéressent. La voiture de police qui flambe est une micro-apocalypse, c’est la synecdoque du chaos social.

Dans la Série des catastrophes avec de l’ampleur, les marées noires concourent aux palmarès. Le navire MV Wakashio (compagnie japonaise Mitsui OSK Lines), s’est échoué le 25 juillet 2020, à « Pointe d’Esny, un lieu particulièrement sensible écologiquement puisque le parc marin de Blue Bay se trouve non loin. Or, le site est classé dans la convention Ramsar, qui reconnaît des “zones humides d’importance internationale”. On y trouve en effet une biodiversité abondante, riche, notamment en poissons, tortues et en coraux rares, dont des espèces vulnérables et des spécimens coralliens géants vieux d’un millénaire. » Mais en sus de sa nature propre, la marée noire représente assurément l’une des catastrophes les plus ironiques ou cyniques qui soient ; après avoir retiré des entrailles terrestres de l’huile de roche qui ne demandait rien, voici qu’elle semble vouloir retourner à son lieu d’origine en se répandant au gré des échouages. Le second niveau d’ironie cynique est que, de toutes façons, le pétrole va polluer, à partir des émissions de CO2, qu’il va donc contribuer au réchauffement climatique, à la retombée de dioxyde dans les océans, acidifier l’eau, et causer la mort de millions de personnes sur Terre en raison de ses particules invasives que nous inhalons (48 000 décès par an rien qu’en France). Autrement dit, on accepte que le pétrole pollue, et tue ; mais pas comme ça ! Pas en se répandant dans la belle eau de mer. Mais c’est une belle photographie, prise par l’armé de l’air française. On voit bien cette saloperie d’hydrocarbure s’écoulant d’au moins trois déchirures dans la coque, ayant franchi la barrière de corail, et qui avance pour bien tout envahir. Mais, tout à coup, on se dit qu’il y a un troisième niveau d’ironie dans tout cela ; le pétrole brut rencontre nécessairement sa descendance évoluée : le plastique. Les moyens techniques, les passages et repassages aéroportés, nous permettent d’obtenir une temporalité des événements. Ici, nous l’avons dit, le pétrole se répand. Ci-dessous, il est à destination

Qui n’a pas été fasciné par l’explosion dans le port de Beyrouth, le 04 août 2020 ? C’était aussi bien fait que dans un film, mais en mieux, puisque tout était vrai ! Dès cet événement catastrophique, les media s’alimentaient eux-mêmes, n’ayant eu de cesse de chercher les meilleurs images, le meilleur plan par plan pour restituer cet épisode tragique. Et nous les avions ces images !, qui découpent la catastrophe, comme s’il était possible de fragmenter une explosion qui ne prend pour se réaliser qu’une seconde ? On peut, sur l’Internet, regarder des vidéos en slow motion, qui nous font apprécier, comme les gourmets que nous sommes, la déflagration, milliseconde par milliseconde. C’est délicieux. C’est spectaculaire. Ça enterre Hollywood, comme l’attaque du 11 septembre (09/11) l’avait déjà enterré. Et, de ce point de vue, cela se vérifie toujours, et c’est que nous pourrions appeler l’Axiome RDF :

Axiome RDF : La Réalité Dépasse la Fiction

 

Wikipédia : « La première explosion provoque une fumée grise de couleur claire, avec des dégâts relativement restreints. […] La seconde explosion, nettement plus violente et destructrice que la précédente, se produit vers 18h (heure locale). […] Un nuage de Wilson puis un nuage en champignon sont créés par l’explosion. Une colonne rouge et gris-noir apparaît ensuite lorsque l’onde de choc se disperse. Une instabilité de Rayleigh-Taylor est apparente sur la surface de la Méditerranée lorsque le nuage de Wilson se déploie, provoquant sur les flots une vague qui s’étend parallèlement à l’onde de choc. L’effet de souffle produit de très nombreux dommages, tant humains que matériels. La seconde explosion est entendue jusqu’à Larnaca, à Chypre, située à un peu plus de 200 km de là. La seconde explosion a été équivalente à un séisme de 3,3 sur l’échelle de Richter. Selon des spécialistes de l’université de Sheffield, cette explosion aurait eu 110 de la puissance de celle de la bombe atomique ayant détruit Hiroshima et compte sans aucun doute parmi les plus grosses explosions non-nucléaires de l’histoire. Elle est d’une ampleur comparable à la catastrophe de Texas City de 1947 (provenant d’ailleurs du même élément chimique).» Cette dernière information nous permet de vérifier que, bien souvent, ce qu’on appelle les “autorités”, ne tiennent quasiment jamais compte des expériences et épreuves du passé ; n’est-ce pas ?, si les autorités libanaises et les responsables s’étaient tenus au courant des procédures, cette catastrophe aurait été probablement évitée. Mais c’est bien sûr sans compter sur la corruption, l’impéritie, et le désintérêt profond des représentants du Pouvoir et autres mafias qui n’ont rien à faire de la santé ou de la vie des citoyens présents sur le territoire proche.

Considérez les quatre images ci-dessous. Elles traitent du même phénomène, mais saisi dans le temps et l’espace. Mais, par exemple, quelle différence y a-t-il entre la troisième en bas à gauche et celle qui la suit ? Qu’est-ce que cela ajoute ? Pas grand-chose. Et si l’on remplaçait la première en haut à gauche par celle d’à-côté, cela ne changerait pas la compréhension d’une des deux. Et puis, en ces temps où un téléphone portable peut faire office de caméra, nous avons eu tout le loisir de voir le film des événements, avec bruit, secousses, perte d’équilibre, baies vitrées explosées, corps projetés, etc. De fait, et paradoxalement, ces quatre photos n’ont pas grand intérêt, du point de vue de l’événementialité.

Les images d’apocalypse nous donnent le frisson du monde détruit ; surtout, du monde moderne, contemporain, technologique, dévasté, nous faisant rejoindre, par concomitance, un certain imaginaire science-fictionnel de la fin du monde, ou bien nous projetant dans une scène de guerre en pleine paix. Dans ces dernières années, la “palme” des plus belles images apocalyptiques, probablement, nous est provenue de Chine. Dans la zone économique de Binhai, une entreprise exploitait depuis 2011 un entrepôt de produits chimiques implanté sur un terrain de 46000 m² dans la zone économique du port de Tianjin, l’un des plus grands ports du Nord de la Chine, entrepôt situé à 500 mètres (!) des premières habitations. Stockage : Gaz comprimés et liquéfiés (dont argon et gaz naturel). Liquides inflammables (dont acétate d’éthyle). Matières solides inflammables, matériaux spontanément inflammables au contact de l’humidité, dont le soufre, nitrocellulose, carbure de calcium. Oxydants et peroxydes organiques, dont le nitrate de potassium ou de sodium. Produits chimiques toxiques, dont le cyanure de sodium, le diisocyanate de toluène. Produits corrosifs, dont l’acide formique, l’acide phosphorique, l’acide méthacrylique ou de la soude caustique. Le tonnage des matières dangereuses transitant sur le site est évalué à un million de tonnes par an. Au moment de l’accident selon les informations disponibles, la masse de cyanure de sodium est évaluée à 700 tonnes. Et tout cela, à 500 mètres des premières habitations… Le 12 août 2015, à 22h50, un feu se déclare dans l’entrepôt. Pendant que les pompiers s’activent, deux explosions surviennent vers 23h30. La première équivaut à trois tonnes de TNT, la seconde à vingt-et-une tonnes. Un gigantesque panache de fumées se forme suivi d’un incendie de grande ampleur. Le dispositif de secours mobilisé comporte plusieurs milliers de pompiers, militaires et policiers. Les conséquences humaines font état au 15/09/2015 de 173 morts, 720 blessés et 70 disparus (principalement des pompiers). Concernant les dégâts matériels, 17 000 logements sont endommagés et 6 000 personnes déplacées. Les vitres des bâtiments sont brisées dans un rayon de 3 km.

On trouve pas mal d’images de la catastrophe de Tianjin, et elles sont toutes assez belles, ma foi. Celle ci-dessus, avec toutes ses voitures neuves brûlées, est spectaculaire.

Je crois que cette dernière est une des plus terribles. Vu l’ampleur de la dévastation, on peut douter que “seules” 171 personnes sont décédées, mais nous savons comment la Chine manipule la vérité. Un énorme trou noir, qui semble descendre en profondeur, comme du land art infernal.

Léon Mychkine


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