Les photographies récentes d’Aurore Bagarry agissent comme une révélation. Rien de moins. La technique employée (à la chambre argentique grand format, infos ici), permet de révéler les couleurs, les chromatismes, jamais vus auparavant, en ce qui me concerne, et pour, j’imagine bien, quelques autruis. Ces dernières sont absolument fantastiques, invues (pour pallier l’inouï). Sans plus attendre, une image :
Que faut-il regarder ici ? Le vide, le répandu, l’entassé, et le chromatisme. Produisez la même image en noir et blanc. Aucun intérêt. Faites-la vous-même. Aucun intérêt. Cependant, quand je regarde les photographies de Bagarry, j’ai l’impression d’être dans la Grèce Antique, et d’entendre la Nature (phusis) dire : Fais comme moi ! Et, bien entendu, en disant cela, c’est la Nature qui invite l’homme (terme générique) à créer, à imiter la Nature. C’est comme cela que l’art commence, et re-commence, et même chez Ellsworth Kelly. Mais revenons au rivage grec. Nous sommes pourtant là en Finistère, ce qui ne change rien à l’affaire. Avez-vous déjà vu comme Bagarry nous « fait voir ? Pour ma part, je répondrai : — non.»
Mon nuancier est épuisé, obsolète. Il faut en confier la création d’un nouveau à Aurore Bagarry. Entendons-nous. On sait que le projet, ici, est à la fois artistique et scientifique, Bagarry ayant travaillé avec des géologues, et les légendes en témoignent, par leur précision, et leur beauté poétique : Granite porphyroïde d’âge permien, tardi‐hercynien à cristaux de feldspaths potassiques roses, Schistes métamorphiques plissés et altérés. On dirait des menus. Saviez-vous que le schiste pouvait se plisser et s’altérer ? Je parie que non. Et que dire du granite porphyroïde ? Ut photographia poesis. Je ne parle pas de poésie, mais de poïésie, du verbe poïen, « faire » artistiquement, ou techniquement. Or, qui est la Première Poïétesse ? La Terre, Gaïa, la Déesse-Mère. La Terre fabrique, et puis l’homme, l’espèce humaine, s’est aussi mise à fabriquer. Pouvait-elle ignorer le Modèle ? Non. Et, d’ailleurs, elle ne le peut presque toujours pas plus, aujourd’hui. Ainsi, à sa manière, Bagarry nous re-présente de nouveau le fameux problème de la mimésis.
[Petit passage un peu technique, à lire en prenant son temps, respirer, inspirer] : Qui, ou quoi, fait de l’art en premier ? La Nature (phusis) ou l’Homme ? Avant d’inviter Platon et Aristote dans le jeu, rappelons que, pour les anciens Grecs, « être » et « réalité » ne sont pas des data passives ; ce sont des processus, et il y a tout autant une activité du réel qu’une constante présentation : une présence, mais au sens étymologique : prae ens l’“en avant” de l’étant : le réel et la réalité sont en constance production de (re)présentation, c’est ce double mouvement (réalité/étant) qu’il s’agit d’avoir toujours en tête quand on pense à comment regarder le réel (si l’on espère toujours s’émerveiller comme les grecs anciens…)?, et, précisément ici, comment penser la mimésis ? Ensuite, il est vrai que, pour Platon, mimésis signifie littéralement un processus passif d’imitation. On se rappelle que, pour lui, le premier fabricant, c’est Dieu, qu’ensuite nous avons l’artisan, et enfin l’artiste, qui, donc, est la dernière roue du char, si l’on peut dire. Aristote change la donne ; pour lui, la mimésis « crée le fait » ; si la “copie” naturelle existait déjà, elle est accidentelle au processus poïétique (W. Tatarkiewicz). Si l’on prend ce parti, alors on dira que la Nature — matrice originelle et toujours actuelle de toute production —, ne produit de l’art que par accident ; or l’accident, pour Aristote, est aussi un Mode d’être. Mais l’art, pour Aristote, produit ce qui n’était pas là avant, et donc, pour lui, la μίμησις (mimesis) crée le fait. (G. F. Else), c’est un principe d’action (i.e., la technê → propre à l’homme et lui seul) [Fin du parcours santé]
Ainsi, et les photographies de Bagarry en témoignent, si l’art est ordonné, ici, rien ne l’est ; tout est en désordre, c’est le bazar. Ce qui nous fait retrouver un autre philosophe :
« De choses répandues au hasard, le plus bel ordre, l’ordre-du-monde.» Héraclite d’Éphèse
Je crois que, étant plutôt aristotélicien que platonicien, je serais enclin à dire que la Nature produit de l’art par accident, il n’y a pas de volonté en elle, il n’y a pas d’action au sens de “vouloir fabriquer”. Mais, en disant cela, on ne dénigre aucunement son fantastique pouvoir démiurgique ; c’est tout de même “elle” qui nous a fait, qui nous émerveille, etc., mais il serait abusif de dire que c’est “elle” qui a inventé l’art. Donc, nous sommes d’accord, la nature produit des éléments d’Esthétique sans intention, tandis que c’est l’être humain qui, intentionnellement, en produit. Il fallait opérer ce détour pour bien comprendre ce que notre photographe nous “donne” à voir.
Quel poète n’eut pas rêvé d’écrire ?: « La couleur rose est due à la présence d’oxyde de fer (hématite) dans le réseau cristallin des feldspaths ». Certes, en améliorant un peu la structure, et encore… Rien que cette expression : le réseau cristallin des feldspaths, c’est quand même assez fabuleux, non ? Vous ne trouvez pas ? Et, by the way, vous rappelez-vous ce qu’est un feldspath ? Un feldspath est un minéral de la famille des tectosilicates, dont la composition est celle d’un aluminosilicate de sodium, de potassium ou de calcium. Il existe de nombreux feldspaths, dont les principaux sont l’orthose ou le microcline (potassique), l’albite (sodique) et l’anorthite (calcique). Nous sommes toujours dans la poïésie: tectosilicate – aluminosilicate – orthose – microcline – albite – anorthite. Je me dis qu’il y a, chez les géologues, des poètes qui s’ignorent. Bref, nous sommes servis, tant par l’icône, que le sème. Nous nageons en pleine poïésie. Et tout cela grâce à une artiste photographe. Mais c’est bien naturel, dirait Aristote. Ici ↑ on dirait que la Nature s’est amusée à reproduire une maquette de mer intérieure, avec ses rochers alentour, non ? Si nous sommes ravis d’apprendre la cause de la couleur rose, j’aimerais bien savoir ce qui produit la couleur bleu… En même temps, une plage rose, ça existe ? Je ne sais pas. N’ayant aucune connaissance en géologie, je ne puis que m’émerveiller de la disposition des formes et chromatisme, et me demander pourquoi y a-t-il un tel contraste en le bas et le haut ? Qu’est-ce qui fait que, tout à coup, à tel niveau, le rose disparaît ? Cela indique-t-il le niveau de la mer, car je suppose qu’ici nous sommes à marée basse. Si je ne me trompe, alors l’eau aurait aussi un rôle dans la coloration… Ils ont l’air bien mornes, du coup, les éléments supérieurs ; à mon avis, ils sont même un peu jaloux. Ceci dit, on note tout de même cette petite coulée rebelle de bleu :
Les photographies bagarryennes nous invitent à redéfinir ce que nous voyons. Cette phrase est d’une banalité… Oui, mais, parfois, le banal, souligne ce qui ne l’est pas. Comme l’écrit bien Whitehead :« L’un des buts pratiques de la métaphysique est l’analyse précise des propositions ; non pas simplement les propositions métaphysiques, mais des propositions assez ordinaires telles que Il y a du bœuf à dîner aujourd’hui/et “Socrate est mortel”. » Ainsi, si l’on pense à l’expression d’Arthur Danto, La transfiguration du banal — empruntée à un titre fictif imaginé par l’écrivaine Muriel Spark —, revient à transformer un objet banal en œuvre d’art, et Danto d’étudier la ‘Brillo Box’ (dans son article “The Artworld’), de Warhol, comme exemple. On se souvient que l’une des questions est de savoir pourquoi la ‘Brillo Box’ sortie d’usine n’est pas une œuvre d’art tandis que celle fabriquée et peinte par Warhol en est une ? On pourrait penser que la ‘Brillo Box’ de Warhol est un ready-made assisté, mais Duchamp n’a pas, à ma connaissance, fabriqué ‘from scratch’ le moindre ready-made ; au “pire”, il a associé des parties déjà existantes. Warhol a travaillé ‘from scratch’ ; il coupe les planches, les assemble, et les peint, le tout à échelle identique. Et cela devient de l’art. Oui. Mais quel est le rapport avec les photographies de Bagarry ? D’une certaine manière, le rapport est dans l’opération qui consiste à transfigurer le banal. Tout le monde a vu des roches au bord de la mer, mais personne n’avait vu ce que Bagarry voit, ou “fait voir”. C’est toute la différence. Mais il ne faudrait pas comparer la banalité d’une boîte Brillo avec les roches maritimes. Pourquoi ? Parce que, même si nous n’avons pas décelé le chromatisme qu’elles recelaient, il est tout à fait possible que nous ayons, par milliers, contemplés de telles roches en les trouvant intéressantes, et/ou belles, ce qui n’est probablement pas le cas pour les “vraies” boîtes Brillo ; j’imagine difficilement une personne contemplant une boîte de savons et s’en émerveiller. Cependant, il est possible de dire, qu’inversement, à rendre banal (artistique) ce qui ne l’était pas (un baril de lessive, une botte d’asperges, un bouquet, etc.) l’art, cela peut aussi consister à prélever, dans le visible le plus commun, des éléments qui, justement, transfigurent ce “banal”.
PS. Je tombe, par hasard, mais c’est le “kairos”, sur le même néologisme chez MJ Mondzain : « invu », ce qui me conforte dans ma folle audace : « C’est pourquoi, plutôt que de parler d’invisible, mieux vaut parler d’“invu”, de ce qui est en attente de sens dans le débat de la communauté.»
Refs: Gerald Else, Aristotle’s Poetics: the argument, 1957, Harvard University Press /// Władysław Tatarkiewicz, A History of Six Ideas. An Essay in Aesthetics, 1980, Melbourne international Philosophy Series // / Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology, Cambridge, 1929 [The Free Press, 1978] / / / Arthur Danto, The Transfiguration of the Commonplace, 1981, Harvard UP + ‘The Artworld‘, The Journal of Philosophy, Vol.61, Oct. 15, 1964 // / Marie José Mondzain, L’image peut-elle tuer ?, Bayard, 2002
Pour voir d’autres images et apprendre des choses, le lien avec le dernier livre d’Aurore Bagarry, aux éditions GwinZegal, ici :