Les incroyables et impensables nature morte de Ľudovít Pitthordt (L’Internationale abstractionniste, E4, via René Descartes et le “punctum”)

Encore une “découverte” stupéfactionnante sur l’Internet : Ľudovít Pitthordt. Il s’agit-là d’un peintre slovaque, né en 1860 et décédé en 1946. On ne trouve pas grand-chose sur lui, du moins je n’ai pas cherché pendant des heures, je l’avoue. Il a peint beaucoup de portraits, qui, on peut le dire, ne montrent que très peu d’intérêt (voici ici). En revanche, et durant les mêmes années, quand il se met à la Nature morte (‘Príroda morte’), il se lâche ; enfin, il lâche les rênes. Et il part au double galop dans l’abstraction la plus exubérante, comme ici :             

Ľudovít Pitthordt, “Motif de printemps avec un bouquet”, ap. 1900, 34,6 x 24,7 cm, huile sur carton, Galerie nationale slovaque, SNG (Slovenská národná galéria, SNG), Bratislava

Franchement, qu’est-ce donc comme genre de fleurs ? Notez bien que je n’y connais rien en fleur, donc pas la peine de parler de botanique. Si vous reconnaissez l’espèce, bravo ! On ne sait pas (du moins pas moi), ce qui lui passe par la tête quand Pitthordt s’attaque à la Nature morte, mais il semble qu’il “switche”, il se connecte à d’autres réseaux de neurones, et c’est parti ! Certes, je vous l’accorde, d’aucuns pourraient juger que c’est un peu n’importe quoi (čokoľvek), qu’il n’y a guère de structure dans l’établissement des plans, dans la disposition, etc. Et alors ? Pitthordt est bien libre ! Mais il est vrai que si l’on commence à chercher, du moins, à reconnaître des items, on peut assez vite se retrouver embarrassé. Et, j’y insiste, on pourrait trouver ce tableau très mauvais. Mais pardon !, nous sommes en 1900 (juste après), et cela ne me semble pas une circonstance aggravante, mais, au contraire, méritoire. Et, puisque le bouquet est directement cité dans le titre, je crois que c’est le moment de faire un (premier) zoom des familles (rodinné priblíženie) :

Avouez que là, quand même, on aurait bien des difficultés à reconnaître, tout botaniste autodidacte que vous êtes, de quoi il s’agit, non ? Ou bien m’avancé-je trop ? Par contre, plus on se rapproche, et plus on reconnaît quelque chose qui est dans l’air du temps, depuis Turner, mais, surtout, vu la manière, depuis Manet. Rapprochons-nous encore :

Et là, vous vous dites, nous sommes en terrain connu : c’est la (pure) peinture qui parle. Et par ce parlage, Pitthordt rejoint la famille des “parleurs” de matière (mais pas dans ses portraits, et, à la fin, je me demande s’il n’y avait pas, d’un côté, un travail de commande, et, de l’autre, un autre plus expérimental). À partir de là, vous pouvez zoomez quasiment où vous voulez ; c’est un Voyage fantastique. Au hasard :

Gros plan sur un pot. Quelle différence de traitement avec les fleurs ? Aucun. Cependant qu’ici, nous devons avoir des livres (trois):

On reconnaît les tranches, qui ne sont pas appliquées n’importe comment. Et pourquoi donc ?

Mais cela, qu’est-ce que c’est ?

Que représentent, ou dépictent, ces petites formes verticales ? Mystère slovaque.

Je pense que l’artiste se trouve dehors, et qu’il peint ce qu’on y voit, comme ce linge qui sèche :

Ici, je m’avance peut-être un peu, mais depuis le début c’est l’artiste qui nous y invite, c’est-à-dire à activer l’imagination (et non pas l’imaginaire, il y a là une différence dont il faudra reparler un jour). Aussi, je “vois” là un poteau à linge fourni. Pas vous ? Mais, finalement, parlons un peu de cette merveilleuse faculté : l’imagination.

Dans ses Méditations Métaphysiques, René Descartes nous dit : « Que s’il est question de considérer un pentagone, il est bien vrai que je puis concevoir sa figure, aussi bien que celle d’un chiliogone, sans le secours de l’imagination ; mais je la puis aussi imaginer en appliquant l’attention de mon esprit à chacun de ses cinq côtés, et tout ensemble à l’aire, ou à l’espace qu’ils renferment. Ainsi je connais clairement que j’ai besoin d’une particulière contention d’esprit pour imaginer, de laquelle je ne me sers point pour concevoir ; et cette particulière contention d’esprit montre évidemment la différence qui est entre l’imagination et l’intellection ou conception pure.»

Ce que veut signifier Descartes, c’est que l’imagination nécessite un effort supplémentaire à ce que l’on connaît, savoir, à l’entendement. Cette dernière faculté, chez Descartes, est proche, voire synonyme de la « raison », et c’est une faculté de l’« esprit ». N’importe qui peut penser à un pentagone. Quant au chiliogone, tout de même, cela demande un certain effort mental supplémentaire ; en effet, il est assez difficile de penser un polygone à mille sommets, doté de mille côtés et de 498 500 diagonales ; ce qu’est un chiliogone ! On connaît, on a connu, des personnes douées de raison, d’entendement, mais dénuées d’imagination, et, assurément, ceux et celles qui en sont les plus gratifiées sont les inventeurs, les scientifiques découvreurs, et les artistes et autres romanciers (sans oublier les enfants, généralement). Ainsi, n’importe qui doué de raison verra ici l’image d’un tableau, mais quant à savoir ce qu’il représente vraiment, dans toutes les parties de ce dernier, la raison ne suffira pas, il faut un supplément, et ce supplément, c’est l’imagination. 

Bien sûr qu’en premier lieu c’est Pitthordt qui en aura fait preuve, en nous proposant cette “vue”, cette nature morte, qui ne ressemble à aucune autre ; et, justement, c’est par l’imagination, et la technique, que l’artiste rejoint ce point, ce punctum comme dirait l’autre, mais pas dans le sens pathique et/ou phatique, romantique tant gimauvé par Barthes, et, pour nous en éloigner décisivement, nous reprendrons sa plus ancienne dénomination, celle, musicale, employée au IXe siècle. Le punctum (du latin punctum, piqûre, point, de “pungo”, je perce) est un « neume », c’est-à-dire un signe de notation musicale, le plus simple en notation grégorienne. Il correspond à une note isolée. Considérons donc le tableau (mais aussi tout autre, on le verra plus tard) de Pitthordt comme une notation, une partition neumatique accordée dans un type assez homogène, soit une harmonie — rien ne contredit la notation, excepté peut-être la tranche des livres. Acceptons donc, quelques siècles plus tard, la notion de “neume” comme un signe identitaire dédié à révéler, à exprimer, telle ou telle notation picturale.

Remarque : Il est bien entendu que les expressions de punctum et de neume doivent ici être comprises comme des métaphores, des outils, pour désigner et identifier une surface picturale, ou tout autre aspect artistique, probablement.

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France