Les œuvres d’art ne sont-elles que des “signaux animaux”? (Contre J.M. Schaeffer et un certain nihilisme)

Dans un article (2004), le philosophe Jean-Marie Schaeffer traite des « objets esthétiques », sous-entendre, les œuvres d’art. Il asserte qu’en       

anthropologie, la prégnance de la notion d’objet ethnographique invite en quelque sorte au glissement terminologique vers l’« objet esthétique » chaque fois qu’on s’interroge sur l’éventuelle fonction esthétique de certains de ces objets.   

Doit-on, justement, glisser de l’objet d’art à l’objet esthétique (fonction)? Afin de bien comprendre sur quel terrain (glissant) nous nous engageons, Schaeffer précise :     

L’« objet » esthétique (au sens ontologique du terme) serait ainsi l’objet (au sens épistémologique du terme) de l’esthétique, qu’on la conçoive comme discipline philosophique, ou, de façon plus large, comme perspective spécifique adoptée par des disciplines diverses sur un certain type de faits culturels. Une telle façon de voir présuppose que les « objets » esthétiques peuvent être distingués en tant que classe de l’ensemble des autres objets intra-mondains, objets « naturels » tout autant qu’artefacts. Un trait étrange de cette façon de voir réside en ce qu’elle définit les faits esthétiques comme une classe d’objets qui s’oppose à la totalité des autres classes objectales. 

Ces quelques lignes, mine de rien, balancent par la fenêtre la spécificité de l’œuvre d’art, pardon, de l’objet esthétique. Schaeffer est en train de préparer le terrain, de moins en moins glissant pour lui, à savoir qu’il est tout à fait possible de rompre cette espèce de posture qui veut absolument “opposer” les “faits esthétiques” aux “autres classes objectales”; entendez, une pelle à tarte à un tableau de Paul Klee, pour faire court. Maintenant, Schaeffer va dire qu’il n’existe pas une telle classe que les objets esthétiques : 

Certes, lorsque l’investissement esthétique se porte sur un objet (ou un artefact), ce qui est activé ce sont bien les propriétés de cet objet. Mais ces propriétés sont les propriétés « banales » que cet objet (ou artefact) possède aussi en dehors de l’activation esthétique, qu’il s’agisse de ses propriétés matérielles intrinsèques accessibles perceptivement, de ses propriétés relationnelles — qu’elles soient représentationnelles ou symboliques —, ou encore de la combinaison de ces deux types de propriétés. […] Bref, dans la dimension esthétique, comme dans la dimension rituelle, ce sont les propriétés « banales » qui sont causalement agissantes et non pas de mystérieuses « propriétés esthétiques (ou rituelles) » qui appartiendraient à quelque tout aussi mystérieux « objet » esthétique (ou « rituel »). Autrement dit, il n’y a pas d’« objet » esthétique : il y a des objets tout court et de toutes sortes — et il y a un nombre indéfini et indéfinissable d’autres réalités — qui peuvent être ou ne pas être investis esthétiquement.  

On pourrait tout à fait voir ici une forme de nihilisme pure et simple, soit cette volonté, chez Schaeffer, couplée à ce que je j’appellerais la “nouvelle école anthropo-révionniste”, c’est-à-dire de faire équivaloir les “propriétés” d’une œuvre d’art, qui n’existent plus sous la plume de Schaeffer, puisque son équivalent clinique — l’objet esthétique — n’est pas une réalité, avec n’importe quel objet, et par exemple celui d’un fétiche. À partir du moment où Schaeffer a assumé que « l’investissement esthétique » active « les propriétés de l’objet », on doit donc se faire à l’idée qu’il existe, par définition, dans toute œuvre d’art, des propriétés définies dans l’objet lui-même. Ce sont, dit-il, des « propriétés “banales” », tout comme en possède le fétiche. Mais alors, est-ce qu’une poêles à frire ne possèderait pas non plus des propriétés banales ? 

On devrait donc être à même de compiler la classe des « objets esthétiques » de la même façon qu’on peut compiler, par exemple, la classe des chats ou celle des poêles à frire. Autrement dit, le statut « esthétique » d’un objet devrait pouvoir être référé à un ensemble de propriétés objectales spécifiques.

On peut se demander comment Schaeffer en arrive à injecter, dans les œuvres d’art (ce qu’il appelle les “objets esthétiques”, provisoirement avant dissolution totale) une pauvreté énactive équivalente à celle des animaux ou des poêles à frire. Nous n’allons pas ergoter sur la catégorie affectuelle des animaux de compagnie, car c’est encore autre chose et, par ailleurs, un animal n’est pas un objet. Prenons donc l’œuvre d’art (l’“objet esthétique”, un oxymore pour Schaeffer) et la poêle à frire. Connaissez-vous des, ou même une poêle à frire qui ait traversé, tant elle est sublime, les siècles, et face à laquelle le fil interprétatif n’a jamais été interrompu depuis son apparition ? On voit assez rapidement ce qu’a d’absurde une telle supposition. Mais peu importe à Schaeffer. Cela lui importe si peu que la descente de l’œuvre (d’art) au niveau du fétiche (objet rituel) ne va pas encore suffire à son nihilisme, il la fait descendre encore plus bas, soit au rang de « signal coûteux », et donc animal :   

Ce qui importe ce n’est pas tant de trouver une détermination à l’aide de conditions suffisantes et nécessaires permettant de constituer les œuvres d’art en classe ontologique à part. On essayera plutôt d’intégrer la notion d’œuvre d’art dans une perspective plus vaste. On pourrait ainsi poser comme hypothèse que les « œuvres d’art » constituent une des cristallisations fonctionnelles d’une classe plus vaste d’entités et d’événements qui renvoient à une constante transculturelle et transhistorique, à savoir ce qu’on appelle la production de signaux à coût élevé 11

11. L’idée selon laquelle l’art serait un système d’information coûteux n’est pas nouvelle. Roland Barthes notamment l’avait déjà défendue en 1967 à propos de la littérature (Barthes 2002 : 1274). Aujourd’hui on peut l’aborder en partant de la théorie biologique des signaux. Pour un exposé des fondements de cette théorie, voir Bergstrom (2001). La signalisation coûteuse existe chez beaucoup d’espèces en tant que modalité de la sélection sexuelle : la roue du paon en est un bon exemple (pour une explication sélectionniste de ces faits apparemment aberrants, voir Zahavi et al. 1997). Dans certains cas, par exemple chez les mâles des oiseaux à berceaux, elle se traduit d’ailleurs sous la forme d’une activité proto-artistique : la construction de « berceaux », des architectures complexes à fonction purement ostentatoire.   

Il faut noter que, dans son article, jamais Schaeffer ne définira vraiment ce qu’est l’ontologie de l’œuvre d’art, sauf dans un passage où la notion voisine avec le lexique de Heidegger, mais Heidegger est-il le meilleur témoin à convoquer, et, surtout, n’a-t-il que cela en magasin ?, quand, depuis Heidegger (par exemple), les recherches en philosophie de l’art et en esthétique se sont développées bien loin de ces rivages mystiques. Mais, encore une fois, comment mieux dévaloriser une notion qu’en partant de la mystagogie heideggerienne, baroque et grandiloquente ? De toutes façons, Schaffer n’est pas intéressé par la philosophie de l’art ni ses théories, puisqu’il plonge directement dans l’éthologie. En effet, il va écrire que le supposé “objet esthétique” ne ressort à rien d’autre qu’à la production d’un « signal coûteux », et c’est la note 11 à l’extrait ci-dessus qui nous met sur la piste de cette notion. La deuxième référence dans la note indique les travaux de Bergstrom, et son article “An Introduction to the Theory of Honest Signalling”. Qu’est-ce qu’un “signal honnête”? L’éthologiste Irena Petak (2020) nous dit :

Les signaux honnêtes transmettent des informations qui sont un véritable indicateur de la qualité sous-jacente de l’expéditeur et qui sont utiles au destinataire. Dans la communication animale, l’information est transmise d’un émetteur (signal) à un récepteur, et le récepteur agit en fonction du signal (McFarland 2006). Les signaux peuvent être “honnêtes” lorsqu’ils donnent des informations fiables ou “malhonnêtes” lorsque l’émetteur envoie de fausses informations au récepteur (Laidre et Johnstone 2013). 

On trouve en titre le mot « nihiliste », et je crois qu’il est maintenant assez clairement montré en quoi la démarche de Schaeffer s’inscrit dans ce que l’on peut tout simplement qualifier de nihilisme de l’œuvre d’art. Au cas où le lecteur ne verrait pas de problème ici, il faut tout de même réaliser où nous en arrivons avec la “théorie” de Schaeffer. De deux choses l’une, soit il existe quelque chose comme la Culture, et il est totalement réducteur, et donc nihiliste, de rabattre les œuvres d’art à de simples signaux animaux ; soit il n’existe rien de tel que la Culture humaine, et alors, effectivement, une œuvre d’art peut être réduite à un signal, comme la roue du paon, exemple donné par Schaeffer, recité :« La signalisation coûteuse existe chez beaucoup d’espèces en tant que modalité de la sélection sexuelle : la roue du paon en est un bon exemple. » Rappel :

On pourrait ainsi poser comme hypothèse que les  “œuvres d’art” constituent une des cristallisations fonctionnelles d’une classe plus vaste d’entités et d’événements qui renvoient à une constante transculturelle et transhistorique, à savoir ce qu’on appelle la production de signaux à coût élevé. (Schaeffer).

Le “philosophe en contemplation”, de Rembrandt, en guise de signal, ne vaut pas davantage que la roue du paon. Je n’exagère pas, c’est là où nous mène la “théorie” de Schaeffer. Tout cela est parfaitement absurde. Cependant, cette “thèse” peut servir d’argument aux vendeurs et communicants d’art culturel (et non pas “cultivé”) pour simplement rappeler ce fait tout humain, primaire, qu’une œuvre d’art, pardon, un artefact signalétique coûteux, doit produire un effet adhoc, standard, quelle que soit l’époque et quel qu’en soit son public. C’est très pratique comme argument de vente. La culture y gagne-t-elle ? Certes non. 

Note. Il serait intéressant de questionner le phénomène de la roue du paon et de savoir si la signification de ce signal coûteux a évolué au cours des siècles, tout comme a évolué, dans ce même cours, la compréhension des œuvres d’art. Il s’agit évidemment d’une interrogation encore absurde. À moins que la démonstration d’équivalence puisse être faite entre un tableau de Pollock et la roue du paon…

 

Refs/ Jean-Marie Schaeffer, “Objets esthétiques?”, revue L’Homme [En ligne], 170 | 2004, mis en ligne le 01 janvier 2006 /// Irena Petak, article “Honest Signaling”, Encyclopedia of Animal Cognition and Behavior, Springer, 2020 /

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