Dès le commencement de ses recherches artistiques, Tondeur participe de la science. Ses dessins de la lune à partir de photographies issues de la NASA et des missions russes en sont l’augure. Je n’en dirai pas plus, sous peine de répéter ce qui est très bien dit sur son site, n’en retenant tout de même que ces phrases, écrites entre 2013-17, qui s’annoncent programmatiques :
Depuis l’Antiquité, nombres de penseurs firent appel à la fiction pour décrire l’invisible et inventer un point de vue inédit d’où décrire l’univers. De la même façon qu’un télescope, la fiction aidait à voir et permit jusqu’aux prémices de l’exploration spatiales de dépasser les limites du réel, afin de marcher par l’esprit sur la Lune.
Pourquoi “programmatiques” ? Dans ce court extrait, tout est dit, en quelque sorte : la fiction et le télescope. Tondeur mêle la science, et donc la vérité — généralement la science cherche le vrai plutôt que le faux, même si parfois elle se trompe — au besoin de fiction propre à la démarche artistique. Autant les atomes existent, autant une photographie, il faut la faire exister, cela ne se trouve pas à l’état naturel. La question, alors, c’est « Que met-on dans la photo ?» La réponse tient dans l’œuvre de Tondeur, une œuvre bipède, qui avance donc bien en équilibre, avec une jambe scientifique, et l’autre artistique. À partir de ce prototype, et paraphrasant le dictum de Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », on peut dire que l’art de Tondeur tend à rendre visible l’invisible. Aucune mystique derrière ce motto, bien plutôt, la volonté de montrer une partie de la réalité que nous ne pouvons pas, directement, voir. Prenez par exemple ces photographies de différents ciels pris dans le nord de l’Europe. Un masque FFP2 sur le nez qu’elle change chaque jour, Tondeur arpente le paysage, et photographie le ciel. Elle récupère les poussière de noir de carbone, qu’elle envoie à des scientifiques impliqués dans le projet, et qui vont analyser le degré de présence du noir de carbone respiré par l’artiste, mais, conséquemment, par tous ceux et celles qui vivent sous la même latitude. Avec ces échantillons, l’artiste va produire une encre qui va lui servir à tirer ses photographies, dont la légende précise à chaque fois les coordonnées et la teneur en particules de noir carbone. Le résultat, disons-le, est aussi sublime qu’effrayant. Je m’explique :
Depuis que j’ai, comme beaucoup, une part de conscience écologique dans mon esprit, sans savoir qu’en faire (je ne suis pas Dieu), je me suis souvent fait la réflexion que si nous avions la faculté de voir les éléments, indices, fragments de pollution industrielle et chimique qui nous entourent et nous pénètrent nous serions, littéralement, paralysés de terreur, et nous deviendrions certainement totalement déments sur l’heure. Anaïs Tondeur ne cherche pas à nous rendre fous, en revanche, elle nous alerte, et d’une manière, s’il vous plaît, gracieuse et toujours élégante (c’est une artiste), mais avec force — aucune niaiserie circonvolutive comme on en trouve si souvent dans les travaux sur la “nature abîmée”… Plutôt, Tondeur fait partie des ces artistes dont parlait déjà McLuhan :
Le pouvoir des arts d’anticiper les développements sociaux et technologiques futurs, d’une génération ou plus, est reconnu depuis longtemps. L’art, en tant que radar, agit en quelque sorte comme un « système d’alarme précoce », nous permettant de découvrir les cibles sociales et psychiques à temps pour nous préparer à y faire face. (Marshall McLuhan, Understanting Media : The Extension of man, “second Introduction”, 1964.)
Mis à part l’optimisme de McLuhan — bien encore compréhensible à l’époque — sur le pouvoir performatif et injonctif des artistes, on pourrait tout à fait intégrer l’œuvre de Tondeur dans cette catégorie de citoyennes et citoyens qui, mais l’expression se galvaude trop vite, constitue les “lanceurs d’alerte”. Mais cela ne s’arrête pas là. En tant qu’artiste, Tondeur n’oublie pas la beauté, travaillant avec une matière brute, que l’on qualifierait de « sale », sauf que le résultat artistique n’est pas sale, mais beau, voire sublime — le sublime passe par dessus la beauté, ça ne s’apprend pas.
Tiepolo disait qu’il allait repeindre le ciel, Tondeur le parsème de touches noires et sombres. Imaginez-vous sortir et voir ce ciel et, comme par infusion adamique, savoir instantanément que ce gros nuage est monstrueux. Et cela va plus loin qu’un simple constat visuel. Au lieu de (seulement) recevoir la grâce du monde (version naïve de la réception esthétique naturelle) dans son corps, l’artiste Tondeur en hybride le contenu en lui réinfusant dans sa chair — la chair du monde (Maurice Merleau-Ponty) — inversant alors décisivement la part de travail hypostasique, généralement pris en charge par l’artiste dans son artefact non-naturel (tableau, dessin, sculpture, etc.). En règle générale, et depuis des millénaires, les artistes reformulent ce qu’ils voient, et parfois dans l’art traditionnel et plus souvent dans l’art moderne, ils commencent à “ajouter” des éléments descriptifs qui ne sont pas d’origine — aucun paysage réel ne ressemble à “Impression, soleil levant”, de Claude Monet. En dépictant ainsi, Monet, avec sa manière de peindre, a hypostasié le réel dans la toile. Autrement dit, l’hypostase n’est jamais, originellement dans le réel, mais dans l’artefact artistique. À l’inverse, chez Tondeur, l’hypostase est inversée ; bien que passant par le corps — pénétration des particules de noir de carbone — l’artiste renvoie dans le ciel, et les nuages carbonés, l’une des matières premières de ce qui aurait pu être son art artefactuel (photographie). Comprenez-vous ? Les ciels tondeuriens ne sont pas réels, au sens où nous pourrions les voir, mais ils sont scientifiquement réels au sens où ils sont enceints de ce qui est bien présent et que Tondeur nous montre : le noir de carbone.
Rappelons que le noir de carbone est l’un des principaux polluants de l’air, émis qu’il est par les gaz d’échappement des moteurs Diesel et la combustion domestique. En quelque sorte, Tondeur nous dit : « Ce que vous voyez n’est pas ce que vous voyez ». Autrement dit, l’œil profane peut voir un ciel sombre, des nuages très noirs, mais il ne voit pas ce que la science, par le truchement artistique de Tondeur, lui rétablit comme quantité de Nature corrompue. Et rappelons que le noir de carbone sert aussi de pigment pour la fabrication de l’encre de Chine. C’est dire si l’hypostase inversée est pertinente et le parcours tondeurien d’une logique parfaite !
On connaît, depuis longtemps, des visions apocalyptiques du monde ; des paysages dévastés, tels que les photographie un Edward Burtynsky (article ici) ; mais ce que propose Tondeur est assez inédit, et seul, à ma connaissance, peut venir en comparaison un Julian Charrière (article ici) qui saupoudre sa pellicule de poussière radioactive prélevée dans une ancienne zone d’essais nucléaires (ici). On pourrait penser que Tondeur et Charrière pratiquent ce qu’il est convenu d’appeler l’“art écologique”. Mais, pour ma part, je ne comprends pas ce que veut dire l’expression “art écologique”, et je ne comprends pas non plus ce que veut dire « écologie », car ce sont des caractéristiques bien trop tardives, voire obsolètes, et donc non-pertinentes pour notre ère, qui n’est pas celle de l’écologie (article ici), mais celle de l’Anthropocène (ici). L‘“art anthropocène” (article ici) ne consiste pas à esthétiser, à l’instar d’un Burtynsky, les paysages dévastés par l’industrie, mais d’ajouter le grain de sel devenu de sable qui grippe et inverse la thermodynamique du réel, produisant donc une entropie pour ainsi dire augmentée, d’ingrédients d’origine anthropique, mais sans plus aucun contrôle sur le résultat — nous avons plutôt affaire à des “effets boule de neige” et des réactions en chaîne ; c’est parti. Et ce n’est pas une entreprise lacrymale car, cerise sur le gâteau (yellowcake), Tondeur produit de la beauté, et donc, encore une fois, c’est la beauté qui sauve quelque chose de ce monde, qui ne peut pas être juste sentimentalement “beau” dans l’actualité de sa destruction.
Il faut comprendre ici le terme « actualité » comme un concept fondamental philosophique (A.N. Whitehead) : le monde est actuel en ce sens qu’il est toujours actif, actualisé, généré par des myriades d’agents homothétiques qui sont dans l’agir, l’agir de leur activité et de leurs interactions (rien n’est isolé). En ce sens, le Monde est composé d’une infinité incalculable de « mondes actuels », depuis le couple noyau-électron jusqu’à la naine brune, soit un système entropique généralisé qui conduit l’étoile à s’éteindre. L’art anthropocène est cet art d’alerte, qui ne doit pas sa justification au fait qu’il serait produit par une manière écologique de “faire” de l’art (proposition autant impossible qu’absurde), ni à une surexposition tendance de branches d’arbre au sol des galeries et institutions, pour bien montrer qu’on aime la Nature (version niaise de la proposition écologique). L’art anthropocène n’est pas prophylactique non plus, il fait état d’un état du monde, en mutation ; mais pas en mutation économique joviale, mais en mutation au sens des multiples tératogenèses en cours. Autrement dit, l’art anthropocène est un art adulte ; il dit la vérité — tout en l’augmentant, par la fiction, donc il est question ici, via le travail de Tondeur — et la vérité, en art, est une notion primordiale.
Le paysage qui n’existe pas. Telle est la réflexion que nous pourrions nous faire face à une photographie de la série “Noir de carbone”, d’Anaïs Tondeur. Cependant, posez-vous la question : Les atomes sont-ils visibles ? Non. N’existent-ils pas ? Si. Montrer l’invisible, et se rappeler que l’œil humain, au naturel, ma foi, ne peut voir que ce qu’il peut voir. Pensons par exemple à la mante de mer (arthropode), capable de voir les rayons ultraviolets, polarisés, et infrarouges (excusez du peu).
Quelques œuvres et travaux artistiques, à leurs manières, nous montrent ce monde en train de se tératomorphoser, pendant que tant de millions de citoyens “savent” bien aussi ce qu’il se passe, mais que font-ils ? Rien. Heureusement, et comme pour sauver l’honneur de ce qu’est un être humain éveillé et responsable, quelques artistes, non dénués d’un certain courage, sont bien là pour nous dessiner notre présent-futur fictif mais vrai, dont même la science, pour ce qui concerne la plupart des “limites planétaires” explosées, a bien du mal à pouvoir imaginer le destin. Rappelons que chaque limite planétaire connaît un scénario de devenir, et que, passé le scénario, on tombe dans la plus grande incertitude. Ainsi donc, les scientifiques, quoi qu’ils en aient, ne peuvent pas se faire romanciers de science-fiction. Il revient donc bien aux artistes (aux écrivains et penseurs) de nous aider à fictionnaliser, en vérité, ce qui peut encore l’être.
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France