Julian Charrière est un artiste tout à fait à part dans le paysage contemporain ; scénographe, photographe, performeur, etc. Charrière s’implique dans toutes ses installations et expéditions. Il grimpe et arpente des glaciers pendant des heures, muni d’un chalumeau, il parcourt le site nucléaire abandonné de Semipalatinsk, revêtu d’une combinaison anti-particules. Je voudrais juste questionner ces deux moments dans l’art de Charrière, car, quand on visite son site Internet, on est vite submergé par l’impact de la plupart si ce n’est la totalité de ses propositions, dont certaines sont tout à fait magnifiques. Cependant, je n’ai pas envie de commencer par le magnifique chez Charrière, mais par ce qui hurle, ce qui est violent (mais je crois qu’il réussit souvent à faire parler les deux en même temps), et j’ai choisi donc les deux séries ‘The Blue Fossil Entropic Stories’ et ‘Polygon’.
Passer six heures sur un iceberg, un chalumeau à la main, la flamme contre la glace. Comme dit sur son site, c’est absurde. Mais est-ce suffisant ? Charrière s’est-il donné tout ce mal pour juste produire de telles images ? (Sur son site nous lisons que, de cette expédition, l’artiste n’a gardé que trois photographies). Avant de les obtenir, Charrière évolue dans le paysage, il s’y confronte. Contre toute attente, il ne prend pas juste des photos, il vient perturber l’environnement ; certes d’une manière assez infime, mais cet infime est proportionnellement inverse aux enjeux, bien évidemment, notamment dans le côté spectaculaire de l’action menée, dont témoignent les images, elles aussi spectaculaires. Ci-dessus, nous voyons Charrière au travail, et je suppose que les creux devant lui sont des traces de son passage du feu. La prise de vue est magnifique, la chromie l’est tout autant, donnant à cette scène un aspect assez spectral mais curieusement bleuté. Il est bien probable que le geste, ici, soit parabolique : il vise le Réchauffement Climatique. Certes. Charrière vient accélérer la fonte des glaces. Il y a un côté gag, ici, aussi, sans doute. Mais je ne crois pas que l’intentionalité du geste soit de faire rire, mais de faire réfléchir, comme aussi toute bonne proposition artistique. On pourrait se demander : Où est l’art ici ? Mais s’il ne s’était agi que de produire une photo tout autant étonnante que belle, déroutante qu’interlope [1685 vaisseau interlope], alors rien qu’avec ce seul cliché, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une photo qui appartient à l’art photographique. Elle est, de surcroît, absolument originale : Si l’on compterait certainement des millions de photographies de mer et d’icebergs, je ne suis pas certain qu’on en trouverait de pareilles ailleurs que chez Charriere. Je n’ai pas les moyens de vérifier, bien entendu. Mais bien sûr que l’art de Charrière ne se limite pas à faire de très belles images et des installations remarquables. Ici, tourbillonnent des nuées de questions, et de réponses. Au hasard : Charrière nous interpelle sur ce qu’il est en train d’arriver sur Terre ; c’est la main de l’homme qui a mis tout ce bordel ; c’est sa main, hypostasiée dans le CO2, qui fait fondre les glaces des pôles, et détruit tout l’écosystème. C’est la main chaude, cette main qui crache du feu. S’agit-il ici de ce qui est appelé par certains un art écologique ? Pour le dire vite, l’origine de l’art écologique, s’il remonte à 1973, avec le happening “Washing/Tracks/Maintenance: Outside”, de Mierle Laderman Ukeles, dans lequel, avec tout l’équipement requis, elle lave les marches du Wadsworth Atheneum (Hartford, Connecticut), ce type d’action en suite logique de son “Manifesto for Maintenance Art”, publié en 1969, a pour but premier de restaurer, de préserver, d’améliorer l’environnement ou le biotope considéré. De fait, Charrière procéderait presque à l’inverse : il ne vient pas prendre soin des icebergs (c’est de toute manière impossible), il vient au contraire accélérer leur fonte ! Ainsi, stricto sensu, le propos de Charrière n’est pas écologique, il le dépasse ; son geste, même, est démiurgique, comme on en trouvait dans le théâtre antique grec, ou encore aujourd’hui dans celui de Romeo Castellucci, par exemple. Charrière trouve le moyen d’exprimer, finalement d’une manière assez simple mais unique, la démiurgie opérée par les grands changements systémiques en cours sur la planète Terre ; c’est bien encore la Main qui est derrière ces bouleversements qui sont tous catastrophiques, rappelant la “main invisible” du Marché, d’Adam Smith, cette main invisible, qui selon Smith, symbolisait l’ensemble des actions bénéfiques du Marché au “bien commun”. Où l’on aura compris, bien vite, que cette main était malade, gangréneuse ; et Charrière nous montre artistiquement ces effets. Notez bien qu’il ne vient pas cinq minutes poser, il reste ici des heures, et, il faut tout de même le dire, il risque ici sa vie, car un iceberg peut se retourner d’un seul coup, sans prévenir. Pourquoi Charrière est-il prêt à risquer sa vie ici ? Je m’interroge encore, et je n’ai pas de proposition de réponse pour le moment.
L’image ci-dessus est tout à fait spectaculaire ; Charrière, accroché à la paroi d’un iceberg, en train de chauffer la glace. On se demande bien comment il tient ! Évidemment, on pourrait questionner la pertinence d’escalader des icebergs pour en faire fondre une partie infinitésimale ? Cela sert à l’art. Tout simplement. Dans une époque où beaucoup d’artistes se sont jetés dans la virtualité, tentant de créer d’autres pseudo-réalités, un artiste comme Charrière nous rappelle que l’art, c’est aussi un corps, qui se confronte au vrai monde réel afin d’y établir ou d’y rappeler un dialogue ; c’est très à la mode, le dialogue avec la nature ; mais en l’espèce, il s’agit d’un dissensus majeur. Ainsi, Charrière n’aborde pas la question du monde naturel comme tant d’autres l’abordent, soit sous le mode de la niaiserie ; on installe des jolies choses, toujours en communion avec la nature, voilà que l’on plante des arbres, que le vent joue de la musique, que l’on peut marcher au milieu de l’eau, etc. Mais la communion est finie (cela fait longtemps, à vrai dire, depuis Mersenne et Descartes), et les odes pseudo-mystiques sont en passe de devenir très vite ridicules. Heureusement, des artistes tels que Charrière, ou encore un Pierre Huyghe, à sa manière, nous font réaliser que non, décidément, le temps n’est plus à la communion : la Main gangrénée a produit une Nature Tératomorphe, dans laquelle les poissons en plastique nagent dans des mers dépotoirs, dont l’eau trop acide ronge la coquille des mollusques, dont l’air tue ceux qui respirent, dont les perturbateurs endocriniens constituent assurément l’une des deux Jarres de Pandore, celles de Maux. Tout cela, et le reste, ne ressortit plus ou pas du tout à quelconque harmonie ou communion que ce soit. Ainsi, la vérité de l’art, dont parlait Diderot (quant à la peinture, en l’occurrence, mais il n’importe), c’est aussi cela : montrer la vérité du monde. Les artistes sont capables de nous montrer cette vérité. Bien sûr, ils ne montrent pas, jamais, une seule manière de percevoir ou comprendre telle ou telle vérité ; il reste toujours une part d’interprétation. Et c’est ce sur quoi nous laisse l’œuvre de Charrière : une béance interprétative ; car autant la Jarre des Maux s’est répandue sur nous que nous sommes entrés en elle ; dans son insondabilité.
J’ai assez écrit pour cette partie, j’en produirai une nouvelle pour la seconde œuvre mentionnée en début d’article. À suivre, donc…
Note. j’ai écrit, dans le corps du texte, « (1685 vaisseau interlope)». Grâce encore à la sérendipité, je trouve que le mot « interlope » apparaît dans cette expression de 1685, au moment où je traite d’un artiste qui est venu en bateau sur le lieu de sa performance… Il y a très longtemps que j’ai remarqué qu’il y avait quelque chose d’heuristique dans la sérendipité, et j’ai longtemps ignoré de rapporter ces instanciations, et j’ai longtemps ignoré l’existence du mot même, tout en en reconnaissant les effets. Je crois qu’il faut au contraire y procéder. Ainsi donc, voici un extrait “choisi” de l’étymologie du mot : 1685 vaisseau interlope « navire marchand qui trafique en fraude dans des pays concédés à une compagnie de commerce » (La Courbe, p. 121 d’apr. Flutre ds R. Ling. rom. t. 25, p. 281). Empr. à l’angl.interloper (ca 1590 ds NED), lui-même dér. du verbe to interlope (1603, ibid.) composé de inter- (correspondant au fr. inter-*) et de lope, qui serait une forme dial. de to leap « courir, sauter » issu du vieil angl. (cf. le correspondant néerl. loopen « courir »); to interlope signifiant « courir entre deux parties et recueillir l’avantage que l’une devrait prendre sur l’autre ». Charrière saute sur les glaciers, et saute dans le monde interlope (au sens de « louche ») que nous auront laissés en héritage les Grands Capitaines d’Industrie et le Monde Politique.
Léon Mychkine