Voyage en Isotopie, avec Julian Charrière. #2

Julian Charrière, série Polygon, ‘Polygon V’, photographie, 2014

Sur le site de Semipalatinsk (Kazakhstan), se trouve une ancienne zone d’essais nucléaires. Le premier eut lieu le 29 août 1949 : On y fit exploser la bombe RDS-1, de 22 kilotonnes (1 kilotonne = 1000 tonnes de TNT). Au total, le site aura connu 456 explosions de bombes atomiques, jusqu’en 1965. Le site est bien bousillé. Les radiations libérées à Semipalatinsk seraient au total plusieurs centaines de fois supérieures à celles de Tchnernobyl (synecdoque de la Catastrophe tristement célèbre survenue en Ukraine, le 26 avril 1986). C’est quand même inimaginable ce que les hommes sont capables d’engendrer comme abominations.

Charrière est venu sur site, il a pris son temps, shooté ici et là. À chaque fois, et sur le négatif, il a déposé de la poussière du sol, ce qui a eu pour effet d’altérer immédiatement la pellicule, et donc, ces photos comme constellées, c’est le résultat de cette irradiation directe. Le site semble assez “héroïque” en lui-même ; genre science-fiction. Que produit le geste de Charrière sur la photo au développement ? C’est une photo hantée, comme toute la série ‘Polygon’. L’adjectif « hanté » est vraiment galvaudé, puisqu’en plus, franchement, les lieux hantés, c’est du folklore ; tandis que le site de Semipalatinsk, lui, il est hanté. Hanté par la mort, qui, on le sait, rôde. Peut-on réactiver l’adjectif avec l’étymologie ? Tentons. Apparemment, le mot vient du normand (XIIe) ‘hant’ « fantôme, revenant ». On peut dire que les sites industriels, et particulièrement atomiques, sont particulièrement hantés. Ils sont abandonnés, et fantomatiques, doublement : ils portent la trace de leur activité, là encore au double sens du terme. Il n’est pas possible de venir se promener ici sans une combinaison anti-particules. Je ne sais pas même s’il est possible de venir visiter ce site, en fait. J’en doute. Mais bon, après tout, il est tout à fait possible de visiter Tchnernobyl et sa région, et l’on sait que des personnes ont refusé de quitter la zone contaminée, et y vivent… Bref. Visiter un lieu semblable, c’est visiter en même temps le passé d’une industrie malade (il faut être dingue pour utiliser des bombes atomiques) et le présent le plus prégnant qui soit, car je ne serais pas étonné que l’on ne puisse y rester qu’un moment, sous peine de contamination aggravée. Bref, on peut mourir en ce lieu maudit. Et c’est aussi l’une des signification possibles des photos-témoins de Charrière : ci-gît un site naturel dénaturé par la propagation d’une industrie nucléaire volatile. C’est quand même terrifiant.

Julian Charrière, ‘Polygon X’, 2014, photographie

Il est étonnant ce bâtiment. On se croirait dans un film. Mais nous y sommes ! Il s’agit bien d’un film argentique développé. Mais, en surimpression… ce que vous savez, parce que vous l’avez lu. On dirait que la photographie a été bombardée. Mais c’est exactement cela. L’air et le sol sont saturés de particules d’uranium. La photographie ici devient maléfiquement tautologique : L’image est hantée (les particules ayant “atteint” le film, semblant des éjaculations spectrales) mais le lieu l’est tout autant (bien davantage). À la réflexion, ce sont des images terribles que nous donnent à voir Charrière ; un “terrible” auquel, il faut bien le dire, nous sommes habitués, que nous trouverions presque normal. On se demandera peut-être : Qu’est-ce que l’art a à voir avec “ça” ? Eh bien !, je répondrai que l’art n’a pas de frontière au sein de laquelle il devrait rester confiné, l’art s’exprime sur ce qu’il veut, tout dépend comment c’est fait, c’est toujours la même problématique. Ils sont nombreux ceux et celles qui veulent produire de l’art à partir d’une “cause”, d’un “militantisme”, d’un “combat” (comme on dit), mais c’est souvent raté, parce que le militantisme prend le dessus sur l’art, et dans ce cas — le plus fréquent —, c’est mauvais et sans intérêt. Ici, Charrière, qu’on le veuille ou non, produit des photographies spectaculaires, qui ont tout de la science-fiction. Or non ! C’est bien la réalité. Charrière nous montre ce que nous ne pouvons voir (la radioactivité à l’œuvre sur un négatif). Je ne pense pas qu’il vienne nous montrer sous le nez la saleté du nucléaire de guerre, nous savons que c’est sale et irrationnel ; il nous donne à voir une certaine imagerie d’un des lieux infernaux sur la planète, sans en rajouter, excepté cette pincée de poussière, mais ce n’est pas tapageur, ce n’est pas gorgé de ressentiment, c’est un témoignage artistique, et donc non pas émotif, comme souvent, mais artefactuel, et cela change l’échelle d’appréciation.

Julian Charrière, ‘Polygon XXX, photographie, 2014

Note. Isotope. Les isotopes sont des atomes qui possèdent le même nombre d’électrons, mais un nombre différent de neutrons. Il existe 325 isotopes naturels et 12000 artefactuels. L’uranium a 17 isotopes, tous radioactifs, et il est actif pendant 4,5 milliards d’années (mais on intègre dans les bombes atomiques de l’uranium enrichi, bien plus radioactif).

Source CEA

Une bombe atomique contient de l’uranium 235, présent sur Terre. En revanche, le plutonium est produit à partir de la fission de l’uranium, et il est actif pendant plus de 24 000 ans. La bombe qui a explosé au dessus d’Hiroshima était constituée d’uranium, celle sur Nagasaki de plutonium.

PS. Si, finalement, on peut visiter ce non-lieu du monde :

 
 Léon Mychkine

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