Qu’est-ce qu’une “bonne” image de la Catastrophe ? Un cas d’espèce avec Edward Burtynsky (feat Baruch Spinoza)

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J’ai eu une discussion téléphonique assez animée avec un ami photographe, me disant tout le mal qu’il pense de l‘art en général et de la photographie (utilisée dans mon article, ici) en particulier d’Edward Burtynsky. Je ne le nomme pas, car c’était une conversation privée, mais si je mentionne cette dernière, c’est parce que je suppute qu’il y a ici plusieurs problèmes soulevés. Ainsi, mon ami, appelons-le Ilya, juge que Burtynsky « manque d’éthique ». Je me demande bien pourquoi, et ce que vient faire l’éthique ici ? Pour moi, et cela va sûrement faire bondir Ilya, Burtynsky est ce qu’on appelle un “lanceur d’alerte”. Interestingly enough, il est devenu photographe professionnel à 25 ans, trois ans après son diplôme (Bachelor of Arts degree in Photography en 1982), et il a commencé à photographier des mines dès 1981, motivé au départ simplement par la curiosité (comme il le dit dans un entretien ici). Au début, donc, Burtynsky est un photographe, nous dirons, non engagé. Venons en maintenant à ladite photographie :

Ilya me dit que cette photo a été retouchée via Photoshop, car, dit-il, on ne peut pas avoir une couleur liquide tellement pétante avec un ciel aussi plombé. En tant que photographe, ajoute-t-il, il en est sûr. Premièrement, j’ai envie de lui demander s’il connaît la région ? A-t-il vu ce paysage ? Est-il certain que ce contraste de gris et orange est improbable ? Mais je lui réponds qu’il y a peut-être une touche de Photoshop ici, mais « et alors ?» Qu’est-ce que cela peut faire qu’un photographe, en l’occurrence Burtynsky, ait “postproduit” sa photographie et poussé un peu le chromatisme en exhaussant l’orange, orange que, de toutes manières, produit bien le nickel dès lors qu’il se déverse dans l’eau ? Je me souviens avoir vu, il y a un certain temps, un petit documentaire sur une catastrophe concernant justement une mine de nickel aux États-Unis. La digue d’un bac de rétention d’eau usée et polluée avait cédé et tout s’était répandu dans le fleuve en contrebas, et l’eau était devenue orange, et tout y avait crevé. L’art est parfois édifiant, et, ici, je persiste à trouver cette photographie extraordinaire. Elle est même, je dirais, sensationnelle. Par ailleurs, je connais de nombreux photographes qui ont recours à la postproduction pour finaliser une image, et je ne vois pas le problème, vraiment pas, du moment qu’ils produisent des photos intéressantes, voire belles (bien que la beauté, nous sommes d’accord, ne suffise plus, hélas !)? Quel est le souci ? Et puis, à ce compte, si la photographie de Burtynsky a été retouchée par ses soins, cela voudrait-il dire, sous-entendre, qu’elle n’est pas “pure” ? D’où le manque d’éthique ? Mais j’avoue que je ne vois pas ce que vient faire l’éthique dans l’art. Et puis, quand on emploie le mot « éthique », de quoi parlons-nous ? Pour ma part, quand je pense à ce mot, à ce qu’il implique, je pense bien entendu à l’Éthique de Spinoza, ne connaissant rien qui supplanterait cette pensée en cette matière. Dans sa lettre du 13 mars 1665 (Lettre 23) adressée à Guillaume de Blyenbergh (courtier en grain et théologien calviniste amateur), Spinoza mentionne son Éthique, non encore publiée, et, répond à trois questions posées par son ami. Dans le cours de cette dernière, Spinoza traite de ce qui est « bon » et de ce qui est « mauvais », le tout ayant à voir avec « ce qui nous fait hommes ». Justement, qu’est-ce qui nous fait hommes ?, à savoir, être humain ? C’est une indication de Spinoza qui en fait tout autant un questionnement redoutable. Qu’est-ce qui nous fait hommes ? Mais, on l’a compris, cette question éthique a un lien direct avec la commission du bien ou du mal, pas avec l’art ; or l’art produit du tiers, un objet qui n’est plus humain (une photographie, en l’espèce). Du coup, la question, alors, n’est pas « Qu’est-ce qui nous fait hommes ?» mais « Qu’est-ce qui “fait” œuvre ?»  et seul un artiste peut répondre à cette question, en faisant, justement, œuvre.  Il y a, bien évidemment, un nombre assez incalculable d’œuvres putassières, qui racolent, qui emploient des méthodes louches, malhonnêtes, faites par exemple de plagiat éhonté, etc., ou qui ont recours à des mises en scènes faussement naturalistes (Doisneau, par exemple), mais, je dirais, cela se voit. Si, après, et par exemple, certains considèrent le travail de JR et ses photos géantes de visages et d’yeux comme une œuvre éthique, alors je dirais que c’est placer l’éthique bien bas, et tant mieux pour le démagogue et tant pis pour les braves gens qui croient que l’art est à la portée de tous et n’importe qui.

Mais, décidément, l’interpellation d’Ilya reste en suspens, quelque part… Qu’est-ce que serait une photographie pure ? Existe-t-il quelque chose de la sorte ? Et, plus largement, existe-t-il un art éthique ? Ça paraît assez contradictoire. On le voit de nos jours, où le comportement privé de personnalités artistiques rejaillit sur leurs œuvres. Comment cela ? On apprend, officiellement, que tel artiste, depuis 20, 30 ans, entretient des relations sexuelles avec des mineurs âgés, pour certains, d’à peine onze ans… On apprend que le “milieu” savait, depuis le début, depuis toujours. Dès ce moment de savoir partagé, la question de l’éthique propre à l’artiste concerné se volatilise dans la chaîne des responsabilités. Combien savaient, et combien ont fermé les yeux ? Combien savaient et n’en avaient absolument rien à faire, de la vie privée et sexuelle de l’artiste, et du sort de ces jeunes victimes ?

Curieusement, l’éthique, on peut la trouver questionnée dès l’œuvre ou le travail produit, sans que cela ne pose le moindre problème, et je pense alors à Gilles Caron, au Biafra, photographiant Raymond Depardon en train de filmer un enfant agonisant. Il se situe juste au dessus de ce pauvre enfant, et je me demande comment il est possible de filmer cela ? On se dit, bien vite, qu’il s’agit d’“informer”. Il y a, dans cette région sécessionniste au sud du Nigéria, une famine qui durera de 1967 à 1970 et provoquera la mort d’un million de personnes. Et on se dit qu’il faut bien qu’il y ait des images pour que nous soyons sûrs que telle chose existe, ici, ou là-bas. Mais, encore une fois, on peut juger cette image redondante dans l’obscénité, ou la pornographie (par extension, on le sait, obscénité et pornographie touchent ce qui est indécent, profondément vulgaire, dégradant, etc.)

Gilles Caron, “Guerre du Biafra”, 1968, Raymond Depardon filmant un enfant 

Une telle image est-elle éthique ? Je crois bien que non. C’est assez abominable. Mais, à l’époque, qu’est-ce qui motive ce double acharnement captif ? C’est l’Information. Il faut dire au monde entier qu’au Biafra sévit une famine épouvantable, même si tout le monde s’en fiche, du Biafra, et des malheurs et tragédies de l’Afrique en général. Je ne sais pas comment on peut filmer ou prendre en photo un tel “fait” ? C’est pourquoi je pense, a priori, que ce n’est pas, de leur part, un geste éthique, et la manière dont Depardon se tient juste au dessus de ce malheureux enfant est obscène, cependant que la distance de Caron semble plus respectueuse. Mais, d’ailleurs, que signifie la photo de Caron ? Quelle est son intentionnalité ? S’intéresse-t-il au même “sujet” que Depardon ? On dirait presque qu’il photographie tout autant les gens dans la maison, qui, tous sauf un, le regardent. Personne ne vient prendre dans ses bras ce petit enfant rachitique, apparemment, on ne peut plus rien faire. Mais comment témoigner de cela ? Qu’est-ce qui justifie de photographier tel ou tel événement tragique ? Avons-nous besoin d’image pour tout ? Prenons le Prix Pulitzer pour la photographie. Avons-nous besoin de voir de si près cette femme de la communauté Rohingya qui tient son nouveau-né mort durant la traversée (ici) ? Est-il nécessaire ou justifié d’inclure cette photographie dans le Prix ?  Le récipiendaire reçoit $ 15,000 à cette occasion. Est-ce éthique ? 15,000 Dollars. Y a-t-il des lauréats qui ont refusé et le prix et l’argent, ou bien juste l’argent ? En cherchant un peu, je n’en trouve aucun.

 

Léon Mychkine


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