Sur Arte, on peut voir de très beaux reportages animaliers ou “naturels”, comme celui consacré à la zone subtropicale australienne, le lundi 25 janvier dernier. De bien belles images de flore et faune marine. Et puis, tout à coup, premiers signes apocalyptiques, voici le cadavre, mis-os mi-plastique, d’un oiseau
Il ne s’agit pas d’un amusement ou rite mortuaire, personne n’a rempli la cage thoracique du volatile de plastique, c’est, ce fut, sa nourriture, jusqu’à ce qu’il crève de faim, ou d’impossibilité d’avaler quoi que ce soit d’autre. C’est une image de l’apocalypse technologique.
Des millions d’années d’Évolution, pour “arriver” à cela : les oiseaux ingèrent du plastique, qu’ils attrapent à la surface des eaux, “pensant” qu’il s’agit de nourriture, et, comme si l’horreur n’en avait pas assez d’elle-même, ce sont ces mêmes, mais plus petits fragments de plastique qu’ils donnent comme nourriture à leurs oisillons. Et voilà ce qui arrive. Il y a du plastique dans mon corps, et dans le vôtre, mais pas à ce point. Ici, c’est l’apocalypse. On le sait, le mot désigne un passage. Il s’agit bien de cela : on passe, nous passons, à autre chose. Nous savions que la planète prenait de plus en plus l’aspect d’un gigantesque dépotoir toxique, mais jusqu’à lundi dernier, je ne savais pas que le plastique était une nourriture mortelle pour les oiseaux maritimes de l’Île de Lord Howe, dont j’ignorais tout autant l’existence. On se dira, peut-être, que c’est un cas isolé, qu’ailleurs, ça va mieux. Réponse : Non. Pour nous en convaincre, voici qu’on nous montre les cartes des cartes des nappes de plastique à la surface des océans.
Si je compte bien, il y a cinq nappes de plastique à la surface des océans. On se dira qu’il ne s’agit que d’une animation, que l’on ne voit pas autant que cela depuis l’espace ; mais on peut aussi se demander, justement, si cette métastase de l’anthropocène est visible depuis notre grande matrice cosmique ? Réponse : oui. Les spécialistes ont dû mettre au point de nouvelles techniques pour détecter les objets flottants à la surface des océans, et voici, par exemple, des images provenant de l’ESA (European Space Agency), et issues du satellite Sentinel (Programme Copernicus), prises en 2018 :
Donc, oui, on voit bien cette abomination depuis l’espace ; ce n’est pas qu’une vue de l’esprit, ni d’artiste (comme on le dit pour les dessins de trous noirs, par exemple, inaccessibles à toute image proprement définie).
Axiome princeps : L’esthétique catastrophique (ou de la fin du monde) doit connaître sa contribution, aussi modeste soit-elle. Elle va à rebours de l’esthétique fasciste dénoncée par W. Benjamin ; ici, nous sommes cernés-contaminés par la Merde, et cela ne nous fait pas jouir.
On parle de plus en plus de l’Anthropocène, et il gravite tout un discours plus ou moins “branché” autour de ce terme. On ne compte plus les livres qui l’entitrent. Il y a même, c’est tout nouveau, un Magazine de l’Anthropocène ; et, bien entendu, il y a un “art de l’Anthropocène”, ou “art anthropocène”, et même l’“anthropocènart”, d’après P. Ardenne, qui met dans cet affreux néologisme un art éco-responsable (je vais y revenir). En tout état de cause, la notion d’Anthropocène a été adoptée aussi vite qu’on adopte, sans les pratiquer pour autant, les expressions telle que “political correctness”, “fake news”, “cancel culture”, “cluster”, “click and collect”, etc. Mais l’un des problèmes avec ce terme, c’est qu’il accroît l’idée que “nous y sommes pour y rester”, tandis que les spécialistes des bouleversements systémiques (notamment le Stockholm Resilience Centre) nous disent qu’il en faut sortir le plus vite possible — ce sont les “fameux” 2°C qu’il ne faut pas dépasser —, cependant que les effets de l’Anthropocène sont de plus en plus visibles, actifs, en cours. Il faut bien comprendre que l’Anthropocène signale une ère qui peut être subsumée sous neuf limites planétaires, qu’il ne faut pas dépasser (deux le sont déjà, à savoir les cycles phosphate/nitrate). C’est dans ces neuf limites, définies par le Stockholm Resilience Centre, que se tient son agir. Mais, curieusement, on ne tient pas compte dans ces limites ni de l’énergie nucléaire et ses déchets, ni des perturbateurs endocriniens. Mais je ne jette pas la pierre à ces chercheurs, bien entendu, car, comme je l’ai indiqué, ils travaillent sur les “limites planétaires”, en terme de propagation, de seuil, et de scénarii. Il n’est pas inutile de rappeler ce qu’implique, géo-planétairement, la notion. Pas inutile, parce qu’encore beaucoup d’inepties ou d’inexactitudes sont écrites, ici et là. Ainsi, dans la revue Zérodeux (n°75), on lit que « [P]arce qu’elle est un concept encore ouvert […] l’Anthropocène, l’ère dont nous sommes plus que jamais les héros (comprendre par là que l’homme maîtrise désormais la planète jusque dans son essence), attise débats, spéculations et fantasmes …» Non, pardon, l’Anthropocène ne signifie pas la maîtrise de l’homme sur la nature, c’est l’exact contraire ! L’ingénierie du monde, à partir de la Révolution Industrielle, a engendré des “avatars” qui sont devenus des agents autonomes, des entités chimiques, pour la plupart, qui ont échappé totalement à quelque contrôle anthropique que ce soit. Personne ne peut, pour l’instant, mettre un frein à l’acidification des océans, acidification qui, si elle se poursuit, éteindra tout forme de vie en leur sein (elle s’attaque déjà au coraux, et perce la coquille de tous les êtres vivants qui en sont dotés). Pour le dire autrement, nous avons construit des giga-locomotives, qui foncent à toute vitesse dans le néant, mais personne n’est aux manettes, car elles sont inaccessibles, et elles sont beaucoup trop nombreuses. C’est cela, l’Anthropocène, un monstre polymorphique, tentaculaire, protéiforme, et en tout point délétère, enfant de la Révolution industrielle et du turbo-capitalisme, un enfant qui ne nous reconnaît pas, et qui veut notre peau et celle de tout ce qui possède un tégument. À ce titre, la propagande “verte” de l’éco-responsabilité et de la “transition écologique” à caractère local ressortit à une fumisterie certes bien gentille, mais aveugle. C’est une posture, et j’emploie l’adjectif avec réticence : franchouillarde ; c’est ce réflexe typiquement gaulois de toujours comparer n’importe quelle situation dans le monde avec la nôtre (“Nous, en France…). Ainsi, une certaine propagande mise sur le local pour “s’en sortir”, et une autre sur l’énergie propre que serait le nucléaire. Ainsi, pendant que les animaux marins et oiseaux crèvent à force de bouffer du plastique, on pourra toujours dire, dans telle région de France, qu’ici, au moins, « nous mangeons du bœuf bio »… No further comment.
Une fois cette mise au point faite, que serait un art anthropocène ?
C’est un art qui se distinguerait de l’art tant environnemental qu’écologique en ce qu’il nous montrerait des exempla de catastrophes non pas prévisibles, futures, mais bien présentes. C’est un art de la catastrophe, qui montre ou sublime l’un ou les désastres en cours. En tant que tel, il n’existe pas encore, me semble-t-il, d’art anthropocène au sens propre, cependant que certaines tentatives peuvent, à mon sens, être intégrées à cette forme.
Ainsi, l’image ci-dessous de Chris Jordan (trouvable sur le site Internet de la Smithsonian Institution), artiste et activiste, pourrait tout à fait être qualifiée d’“art anthropocène”. Ici, nous ne sommes plus dans l’art écologique, qui entendait “prévenir”, ni dans l’“art environnemental”, qui entendait soigner et accroître ; non, nous sommes ici, si jamais, dans l’“art catastrophique”.
Chris Jordan est un artiste “engagé”, il photographie ou met en scène la production énergétique planétaire. Dans sa série d’albatros et de volatiles détruits par une “nourriture” au plastique, on ne peut pas dire qu’il mette l’accent sur l’esthétique, mais le but est tout autre, il est pédagogique. Maintenant, je pose la question, toujours dans le fil de mon hypothèse : Est-ce de l’art ? Réponse : non. Et je dirais : C’est bien pour cela que cette série de Jordan n’est pas prioritairement esthétique, mais informative et pédagogique. Mais justement, Chris Jordan, je l’ai indiqué, est aussi artiste, et il crée des œuvres d’art qui sont un assemblage de déchets donnant à voir, de prime abord, autre chose que ce que l’on perçoit. Ainsi, par exemple :
A priori, un monochrome. Mais lisez la légende, s’il vous plaît. Je traduis : “48 000 cuillers en plastique égales au nombre de litres de pétrole consommés chaque seconde autour du monde”. C’est vertigineux. Cependant, on ne voit pas bien le rapport entre litres de pétrole consommé chaque seconde et cuiller en plastique, sauf que la seconde est fille du premier. Soit. Sur la page de Jordan, sur chaque image montrée, il suffit de cliquer dedans pour qu’un zoom s’actualise ; et c’est là que cela devient… je ne trouve pas les mots. Exemples :
Effrayant. C’est effrayant. Mais encore ? Dans son livre (2018), Paul Ardenne écrit que les photographies de Jordan sont « de nature tautologique », et qu’il met en valeur le « recyclage » parce qu’il prend en photo du verre récupéré, par exemple. Mais je suppose qu’Ardenne ne s’est pas trop attardé sur Jordan, parce que nous voyons bien qu’il fait autre chose. Ainsi, et rien qu’avec ce premier exemple, nous n’avons pas du tout une image tautologique. Au premier abord [Fig 1], nous pouvons penser à une photographie de la voie lactée, par exemple. Mais le zoom nous détrompe très vite : tout à coup on réalise qu’il s’agit bien d’un conglomérat de cuillers en plastique. Certes, la légende nous indique de quoi il s’agit, mais, encore une fois, au premier abord, ce n’est pas du tout reconnaissable, si tant est, d’ailleurs, que l’on puisse reconnaître instantanément 48 000 cuillers en plastique toutes assemblées en vrac. En “vrai”, ça doit se voir assez vite, vu les dimensions de l’œuvre (152,4 x 152,4 cm). Mais, supposons que, dans la scénographie, l’œuvre soit éloignée du visiteur ; le temps qu’il mettra à se retrouver devant sera équivalent, en quelque sorte, à la première vue sur le site Internet et ensuite au zoom…
Ce que j’appelle l’art catastrophique pourrait aussi s’appeler “l’art de la catastrophe”, ou “comment faire de l’art avec ce qui est catastrophique ?”. Ce n’est pas facile, et ne va pas de soi. Le site Internet “Art works for change”, entre autres initiatives, donne à voir des artistes qui tentent de “faire” de l’art à partir des innombrables désastres qui occurrent à chaque seconde sur la Planète Bleue, et, il faut le remarquer, certains travaux sont magnifiques, d’autres stupéfiants, et certains assez médiocres, voire pis. Mais, encore une fois, nous savons à quel point il est difficile de “faire de l’art”. Assurément, il y a une photographie très connue visible sur ce site, et c’est celle d’Edward Burtynsky
On dirait un des fleuves de l’enfer. Sauf que c’est sur Terre que ça s’écoule. Un exemple typique de ce qui est appelé « écocide ». Ici, l’art constate le fait que c’est trop tard, ça ne dénonce plus, ça ne veut plus empêcher, ça ne préserve pas, ça montre le “trop tard”, la merde est passée, elle passe. Ce sont les rejets d’exploitation des mines de nickel, dans l’Ontario, à Sudbury, qui provoquent cette coloration apocalyptique de la rivière. Mais pardon ! Il ne s’agit pas de rivières naturelles, ce sont les rejets liquides directement issus de la prospection, balancés en pleine nature, créant des marécages.
Ci-dessus une image capturée depuis l’animation (ici) qui informe davantage sur le contexte des prise de vue de Burtynsky, où l’on nous apprend que les rejets continuent, mais que ce n’est plus public…
C’est épouvantable. C’est réel. Regardez donc ce cours d’eau artificiel gorgé de nickel, accompagné de cette terre zombie totalement hallucinée de l’intérieur ; terres mutantes mutées, cours de nickel rouge, et les arbres crevant, au loin.
On se demande comment il est possible qu’un tél épandage d’apocalypse ait lieu, pendant un temps indéterminé, sans qu’aucune autorité ne vienne mettre le holà. C’est tout bonnement irrationnel. Mais, une fois que nous avons dit cela, on peut toujours faire la remarque qu’il y a deux sortes de pollutions : celle qui se voit, et celle qui ne se voit pas. Par exemple, imaginez que depuis tous les pots d’échappement des véhicules s’échappe une fumée noire. Sortiriez-vous dehors ? Non. On a beau lire que la pollution de l’air accourci la vie de tant de milliers de gens, ou tuent tant de milliers d’autres, nous sortons dans la rue, et nous marchons le long de ces saloperies qui se dispersent dans l’atmosphère et dans nos poumons, et, puisque nous ne les voyons pas, ces émanations (excepté quand le moteur marche au starter ou quand il manque d’huile), nous ignorons littéralement cette invasion tout autant infernale. De fait, c’est vrai, la pollution visible est toujours plus forte perceptuellement que l’invisible. Et c’est bien une des raisons qui nous motivent tant à ne rien faire.
Terminologie.
L’art écologique a fait son temps, en grande partie. Il s’agissait de prévenir, de mettre en garde. C’est fait.
L’art environnemental est distingué de l’art écologique par Gyorgy Kepes, en 1972, dans son essai “Art and Ecological Consciousnes”. Il s’agit, par exemple, de planter des arbres, tel Beuys en 1982 à la Dokumenta de Kassel (objectif : planter 7000 chênes en compagnie d’une colonne de basalte pour chacun…).
L’art “anthropocène”, sous réserves d’une autre appellation, est cet art qui dépeint les catastrophes, sans fioriture, sans niaiserie sentimentaliste. Il se distingue de ce que dit Ardenne de l’“anthropocènart”.
Conclusion provisoire.
La question “Peut-on penser l’Anthropocène et une esthétique ad hoc ?” reste pendante pour partie, car nous sommes en train de vivre cette aire, elle déploie ses avatars dans tous les coins du monde, et nous n’avons pas encore, loin de là, vu tous ces effets actualisés ; nous vivons dans la préparation actualisante de ces événements. Certes, il est des endroits du monde où ces effets sont déjà visibles, et impactent dramatiquement tous ceux qui habitent tel ou tel biotope mais, pour nous, disons, en Europe, il ne semble pas que nous prenions toute la mesure de la force démiurgique de ces avatars car, pour ainsi dire, nous n’en sommes pas directement témoins, ou bien, ceux qui le sont ne constituent qu’une minorité. Mais cette minorité, ne nous leurrons pas, est appelée à grandir, et à devenir une majorité. Mais nous n’en sommes pas encore là, et c’est pour cette raison que je pose la question “Peut-on penser l’Anthropocène ?”, car il s’agit de penser ce qui est en train d’avoir lieu, mais la difficulté, c’est que cet “en train d’avoir lieu” ne s’inscrit pas dans une temporalité définie ; ça ne fait que commencer, à l’instar du permafrost (ou pergélisol) qui s’échappe localement ici et là en Sibérie, ou l’albédo des glaciers et de la calotte polaire qui se recouvrent de suie noire… C’est en train de se faire, c’est en cours. Autrement dit, il n’est pas déjà possible de cerner entièrement ce qui est en train d’arriver, parce que tout change très vite. Ensuite, on aura compris que je cherche des instantiations artistiques à ce phénomène monstrueux nommé “Anthropocène”. L’art a toujours accompagné aussi les désastres, et il continue aussi et encore de le faire aujourd’hui ; la question étant : Quel art ou quels types d’arts ? Ces deux questions ouvrent donc à des prospectives de pensée, des hypothèses, rien de sûr ni de définitif, même si, encore une fois, certains documents attestent de certains points focaux du globe, documents photographiques ou captures d’écran, qui sont utilisés dans cet article, et nous en collectons d’autres, car tout cela ne constitue, je l’ai dit, qu’une Introduction.
Notice sur le livre d’Ardenne afférent au thème
Ardenne a un problème de méthodologie, qui confine au dilettantisme. Qu’il soit dilettante, c’est son droit, mais, quand on rédige un Essai, comme l’entend son auteur dès l’Avertissement, dans son livre Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène (Éditions Le Bord de l’Eau – Collectif la Muette, 2018), on est en droit d’espérer un peu de rigueur. Ardenne semble un ogre, il dévore. Mais à dévorer, on mâche mal, et son livre laisse passer des morceaux bien trop gros pour être avalés tout de go. Ainsi, il décrit l’art comme un « Fait social », et même son “anthropocènart” comme un « Fait social total » (Durkheim piqué au Wagner…), et il cite donc, entre parenthèses, le père de la Sociologie. Dans son ouvrage princeps — Les règles de la méthode sociologique, 1894 —, Durkheim ne dit pas que l’art ressortit à un fait social. Pour preuve, voici sa première définition : « Un fait social se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les individus ; et la présence de ce pouvoir se reconnaît à son tour soit à l’existence de quelque sanction déterminée, soit à la résistance que le fait oppose à toute entreprise individuelle qui tend à lui faire violence. » Un fait social, c’est, pour le dire ainsi, un Rôle Social : père, mari, employé, membre d’un club, etc. Chacun de ces rôles comporte sa part de coercition et de jeux de pouvoir. Comme le dit Durkheim, un fait social, c’est une manière de faire (i.e, deuxième définition) : « Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles.» Postuler que l’art est un fait social est donc un non-sens. L’art n’est coercitif à l’encontre de personne. Ensuite, l’art n’est pas une « manière de faire », ce n’est pas un agir propre qui proviendrait d’on ne sait quelle source supra-individuelle auto-alimentée. Enfin, quand il en vient à définir son “anthropocènart”, qui est, selon lui, une nouvelle manière, révolutionnaire, de faire de l’art, voici comment il le distingue de l’existant : L’“anthropocènart” se détourne des « œuvres de trop grand format […] dont le gigantisme est écophage. Priorité au petit, au micro, à l’““économique”, aux œuvres non destructrices de l’environnement. […] l’action éco-solidaire, sous condition que leur facture ne se traduise pas par un bilan carbone excessif. […] L’éco-art [autre nom de l’anthropocènart] est tout à la fois démonstratif, militant, exemplaire et pas seulement illustratif. […] L’anthropocènart ne peut être élitiste. Il aspire à devenir un “fait social total”. […] Lorsque ce temps sera venu, il est clair que l’art comme “fait social total” (Emile Durkheim, Marcel Mauss) et non plus phénomène de plaisance aura accompli une nouvelle révolution copernicienne et retrouvé ses droits, contre la culture cosmétique de l’excitation sensorielle de confort.» Avec de tels présupposés, on ne voit pas en quoi l’“anthropocènart” se distinguerait de l’art environnemental, qui existe depuis au moins l’œuvre ‘Grass Mound’ (1955) d’Herbert Bayer, ou de l’art écologique (dont l’origine est datée de 1973, avec le happening “Washing/Tracks/Maintenance: Outside”, de Mierle Laderman), poursuivis tout deux avec un nombre conséquent de travaux très divers, et qui, au passage, ne connaissaient pas un cahier des charges aussi pisse-vinaigre et moralisateur.
Pour révolutionnaire qu’il soit (Ardenne parle de « révolution copernicienne », ce qui est assez grotesque), l’“anthropocènart”, c’est tout un programme, mais un programme déjà bien limité : il doit être éco-responsable, anti-prodigue, économe, mesuré, peu polluant… etc. Toutes ces prérogatives, on le craignait depuis longtemps, font retomber son anthropocènart dans l’art écologique 2.0… Dommage. Finalement, et c’est curieusement anecdotique, dans le sens étrange du terme, Ardenne en profite pour condamner et minimiser l’art en tant que tel, fait d’« artefacts stylisés destinés à finir sous l’espèce d’un décor dans les salons domestiques ou au sein de l’espace partagé des musées. » Ajouté aux mots ci-avant de « culture cosmétique de l’excitation sensorielle de confort », si c’est vraiment ce que pense Ardenne de l’art, on se demande bien pourquoi il passe son temps à écrire sur des artistes et à commissionner à tout-va. Mais enfin, il est bien libre de ses contradictions, cependant que sa conception de l’art est ici extraordinairement réductrice et caricaturale.
Je n’escomptais pas finir sur une note tire-oreille, mais enfin, quand le temps semble venu pour offrir de la “pensée”, on est en droit d’attendre bien davantage de rigueur intelectuelle et de finesse.
PS. Je remercie Victoria Sloan Jordan, Studio Manager & Producer, du Studio Chris Jordan, pour ses précisions et informations.
Léon Mychkine
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