Les œuvres-mondes de Julie Mehretu (#1)

Dans une très remarquable vidéo (ici), la grande artiste Julie Merehtu parle de son travail comme « la fabrication d’une image, quand le langage n’est pas suffisant », ce qui lui fait employer cette expression de ‘visual neologisms’, « néologismes visuels ».

Julie Mehretu, 48.3 x 61 cm, 2000, encre et crayon de couleur sur vélin tendu sur papier

Les artistes ont parfois tendance à vouloir s’affranchir des deux dimensions, et cela se peut se traduire par une volonté d’accumulation perspectivale, telle que nous pouvons le voir dans les dessins de Julie Mehretu. En l’occurrence, cette accumulation, chez Mehretu, se traduit par des glissements d’échelle assez extraordinaires. Par exemple, comparez je vous prie les cornes de rhinocéros en feu sur le côté droit, et en dessous, les toutes petits traits désignant des être humains et un feu non loin… Bon, d’abord il y a une image, un dessin, auquel on ne comprend rien Pourquoi est-ce ci important de comprendre ? quand j’écoute de la musique contemporaine, je n’ai pas de mots à disposition, que mes oreilles… et ensuite, quoi ? Un nombre impressionnant de zones du cerveau qui entrent successivement en connexion. Donc, reprenons. Je découvre un dessin de Mehretu. J’ai commencé à écrire sur les cornes de rhinocéros, et je m’aperçois que ce n’est pas un hasard. J’ai reconnu tout de suite quelque chose de familier. Non pas que des rhinocéros paissent au-delà ma fenêtre, cependant qu’il ne fait aucun doute pour moi que ces formes désignent les cornes desdits. Mais, après tout, qu’en sais-je ? Rien du tout. Peut-être que Mehretu ne veut pas du tout ici indiquer des cornes d’animaux… Pourtant, à la racine on reconnaît bien ces cercles concentriques que l’on retrouve sur celles des rhinos… Une fois que j’ai identifié ces formes telles que décrites, je ne peux plus m’en détacher. De la même manière que je suis sûr que ces petits traits en bas à droite dépictent des humains1, avec un feu non loin. Mais si l’on en juge par les proportions, comment considérer une fumée pareille ? Quand je regarde ailleurs, je ne comprends rien de plus. J’ai l’impression que Mehretu superpose les données géologiques, quelques sous-entendus graphiques, et un je ne sais quoi qui donne au tout quelque chose de … comment dire ? [trois heures plus tard…] d’un jeu, d’un jeu ultra-esthétique, ultra-raffiné. Mehretu s’amuse avec notre capacité perceptive, ayant l’air de nous dire, « que voyez-vous ici ? », ou encore « qu’allez-vous imaginer qu’il y a ici, ou ? ». Par exemple, tout à coup, je vois une tête de girafe inversée vers le bas du dessin, avec, sur le crâne, ce galet violet. La voyez-vous ? Peut-être faut-il prendre ce dessin comme un tout. Bien que, soudain, je viens, en bas, de voir un doigt dressé, blanc puis bleu, et un visage de profil… Mais laissons-là.

Julie Mehretu, ‘Conjured Parts (eye), Ferguson’, 2016, Encre et acrylique sur toile, 213.4 x 243.8 cm, Marian Goodman Gallery, New York 

Une œuvre plus grande (Merhetu peut faire bien plus grand…). Merhetu me semble une artiste qui incite au déchiffrement, l’œil doit affronter autant d’obstacles superposés, différents en nature et genre, comme autant de chevaux de frise, car, oui, on combat littéralement dans ce “paysage” à la fois peint et semble-t-il gribouillé. Il est clair que l’artiste veut perdre son regardeur dans l’intrication qu’elle produit, tout en l’invitant, au milieu de cette perdition, à peut-être s’identifier à ce chaosmos (pour reprendre le joli néologisme de Deleuze/Guattari). Le tableau ci-dessus est titrée ‘Conjured Parts (eye), Ferguson’. Il semble que Merhetu retrace, à sa manière, une sorte de topologie qui se composerait d’un feuilletage hétérogène (géographique, historique, politique, entre autres) ; et il semble qu’elle applique une sorte de protocole similaire pour d’autres villes, notamment

Julie Mehretu, ‘Conjured Parts (Dresden)’, encre et acrylique sur toile, 213,4 x 243,8 cm, 2017. (Vendu par Sotheby’s  : 3,375,000 USD)

Donc, deux villes traitées comme des “parties conjurées”, Ferguson, et Dresde. Dans certaines vidéos, on voit comment Mehretu travaille. Par exemple, elle reproduit, sur sa toile, une photographie d’un événement, ou d’un endroit urbain, qu’elle aura auparavant flouté sur son écran. Ensuite, par dessus, elle vient interposer des sortes de saillies qui sont comme autant de graphèmes, ou plutôt, qui peuvent évoquer les logogrammes de Christian Dotremont ; parce qu’effectivement, dans certains endroits autant de la vision que de la tentative d’interprétation, nous ne sommes pas sûrs de voir un signe ou une silhouette. Ce que l’on voit (d’un point de vue global), et ressent, en tout cas, c’est une très grande violence. Je ne vais pas détailler au lecteur tel endroit qui évoque un visage meurtri, ou bien haineux ; qu’il regarde, et prenne le temps qu’il faut.

Julie Mehretu, ‘Flow Me La (N.S)’, 2017-18, encre et acrylique sur toile, 243,8 x 304,8 cm, © Julie Mehretu

Évidemment, et il faut oser l’écrire, de nombreuses personnes, peu au fait de l’art contemporain, ni même moderne, et autant de personnes impatientes et non-curieuses, diraient, devant le genre de tableau ci-dessus : « C’est n’importe quoi !» À première vue, oui. Cependant, la personne qui a fait cette chose, cette œuvre, est une artiste. Elle y a passé du temps, et connaît une certaine pratique, une manière de faire qui n’est propre qu’à elle. Mais, pourquoi fait-elle cela ? Entendez, pourquoi donne-t-elle à voir cela ? Ce qui me semble, j’insiste, c’est qu’il faut du temps pour bien regarder, car Mehretu ne se livre pas comme cela. Et c’est bien normal, non ? Vous croyez qu’une artiste produit une œuvre en 10 minutes ? Non, bien sûr que non. Après, c’est vrai, il y a des œuvres qui sont transparentes ; on voit tout tout de suite. D’autres sont un peu plus rétives ; elles se livrent dans un certain espace (de) temps. Et puis, il y a des œuvres du type Mehretu, face auxquelles on commence par se perdre. Mais on se perd pour espérer trouver. Après, et ce n’est pas un détail, il faut voir les dimensions du tableau. C’est grand. Bon, fait-on un encore un effort ? Que voit-on ? De la violence (déjà dit). De la révolte. De l’enfance. Je fais l’hypothèse suivante : Bien que l’impression principale soit celle du désordre, on peut supposer qu’il y a là plusieurs partitions, en surimpression, et nous noterons que la surimpression, la superposition, sont des pratiques très répandues actuellement dans l’art plastique contemporain. Mais dans cette superposition, Mehretu allie deux régimes d’écriture, pour ainsi dire. Le paradoxe, c’est celui-ci : s’il s’agit bien au départ, en sous-couche, d’une image floutée, Merethu rajoute des couches logogrammées (admettons encore) qui re-brouillent ce qui fut net. Joué-je sur les mots ou les situations ? Mais enfin ! l’artiste est joueur aussi, non ? Bon, alors, dernière hypothèse, et ce ne sera pas faute d’avoir essayé : Julie Mehretu nous pose des énigmes. Et alors, marche arrière, point mort : on ne comprend rien. Il s’agit ici de ce que seule une artiste peut offrir au monde inerte et tristement répétitif : un objet esthétique, ou encore un objeu (pour reprendre le charmant néologisme de Francis Ponge).

Note. 1. Sur le verbe “dépicter”, voir la définition de Dépiction dans le Lexique (Menu).

Léon Mychkine