Les œuvres non-quiètes de Michel Nedjar (featuring Alberto Giacometti à travers une expérience de pensée)

J’ai “découvert” l’œuvre de Michel Nedjar sur le stand de la Galerie Ritsch-Fisch, durant le Salon ST-ART (Strasbourg). Il y a quelque chose chez cet homme-là qui ne laisse pas d’inquiéter, mais le verbe « inquiéter » est trop direct, manquant de nuance ; donc, je dirais qu’il y a quelque chose de “non-quiet” dans ses œuvres, et spécialement dans ses sculptures. Tel que :    

Michel Nedjar, “assemblage de matériaux de récupération sur bouteille”, 32 x 16 x 19 cm, Galerie Ritsch-Fisch

On reconnaît un visage, une grosse bouche, des dents, un nez en super trompette, des yeux caves, une espèce de chignon. C’est une femme. Elle fait peur. Le paradoxe de l’art brut, c’est que, souvent, on se dit que cela eût pu être fait par un enfant, un inculte, un “dévié”. On n’imagine pas une seconde que cette sculpture puisse être l’œuvre d’un Giacometti. Pourtant, quelle est la différence, fondamentalement ?

Le parcours. Le commencement dans le convenable, le convenu, et l’échappée dans le quasi informe. En effet, Alberto a commencé bien sagement dans l’ordre du modelage :

Alberto Giacometti, “Tête de Diego, enfant”, 1914-15, plâtre, 27 x 11,1 x 13,8 cm, Fondation Giacometti, Paris

Je vous préviens tout de suite, je ne suis pas spécialement fan de Giacometti. L’exposition “L’Atelier d’Alberto Giacometti” (octobre 2007-février 2008) au Centre Pompidou ne m’avait pas émerveillé. Mais ce n’est pas ça le plus important. Là où je veux en venir, c’est ce que j’appellerais une “expérience de pensée contrefactuelle” : Imaginons que Michel Nedjar ait commencé, sagement, comme Alberto, et puis, associé à un mouvement artistique et à un milieu intellectuel et culturel, se fut lentement éloigné de sa “banalité” pour produire ce genre de sculpture :

Alberto Giacometti, “Homme qui marche I”, 1960, bronze, 180,5 x 27 x 97 cm, Collection Fondation Giacometti, Paris

Cet homme qui marche, certainement la série la plus célèbre de Giacometti, personnellement, ne me touche pas vraiment ; à part à y voir la fragilité de l’homme, si tant est qu’y voir cela ne ressortirait pas à une tautologie visuelle (il n’est pas très épais…). Et puis, si l’on se rapproche, ces espèces d’empâtements de matière en guise de pieds, c’est quand même assez rude et laid ; on a l’impression qu’il marche dans la boue, collée aux pieds. Je sais bien qu’en critiquant de la sorte cette célèbre statue j’échappe au consensus qui veut que toute œuvre célèbre d’un artiste célèbre doive nécessairement être irréprochablement admirable, entre autres. Je ne suis pas de cet avis. On l’a compris. Là où je veux en venir, avec mon expérience de pensée, c’est à peu près là : Imaginons que Giacometti se fut fait connaître avec cet “homme qui marche”. Se fût-il trouvé quelqu’un pour dire : « C’est de l’art brut » ? C’est possible. Imaginons même, pour renforcer mon expérience de pensée contrefactuelle (ci-après EPC), que c’est probable. Et voilà Giacometti passé du côté de l’art brut ! Bien entendu, ce n’est jamais arrivé (jusque plus ample informé). Mais poursuivons le fil… Nedjar n’a pas commencé classiquement, ça a été tout de suite “sauvage”, non répertorié, donc “brut”. Bon ! Une fois que j’ai tenté mon EPC, où en suis-je ? À vrai dire, je me suis aventuré, comme très souvent, et, pour s’y retrouver, il faut donc retourner à la sculpture de Nedjar. Et pourquoi ? Parce qu’elle me “parle” davantage (mais si cela dépasse mon mince moi c’est mieux). Je pense qu’elle exprime davantage un certain éventail des émotions humaines, quand bien même hypostasiées, mais comme est tout autant hypostasié “l’homme qui marche”, car personne n’a servi de modèle à ce corps impossible. Et là où  j’en viens maintenant c’est de tenter une équation entre la sculpture de Nedjar et celle de Giacometti, en posant cette question : Pourquoi l’une serait plus “brute” que l’autre ? Si le lecteur a suivi le cheminement de mon EPC, il comprend où je voulais en venir, et où j’en suis rendu. Je ne tire aucune thèse de cette EPC, je ne tente que de questionner. Là encore, Alberto Giacometti ne saurait appartenir à la fois au domaine de l’art moderne et à celui de l’art brut, c’est une question de taxonomie ; plus trivialement, de chiffons et serviettes. Mais, demandera-t-on, n’y a-t-il pas, même dans “l’homme qui marche”, et quand bien même son côté “brut”, un savoir-faire qui ressortit à l’apprentissage, à l’anatomie, bref, aux leçons acquises ? (Giacometti a “fait” les Beaux-Arts, Nedjar non).  Cet homme qui marche, quand bien même “réellement” improbable, est proportionné. À l’inverse, la sculpture nedjarienne ne l’est pas.

PS. Après avoir été récemment interrogé sur la signification que je prête au mot « hypostase » ou au verbe « hypostasier », je me suis requestionné sur ma propre position (“stance”). En recherchant de nouveau, car le mot connaît une histoire très riche et quasi abyssale, je tombe à cet endroit sur le site du CNRTL : « Considérer abusivement (une pure abstraction) comme une réalité.» Reprenant un tantinet ce principe, nous dirons qu’une œuvre d’art est systématiquement une hypostase, puisque c’est une abstraction, une transformation créatrice. En ce sens, même un portrait de Chuck Close en est une. Mais, inversement, une abstraction artistique ne renvoie à nul néant, puisqu’elle touche une réalité qui existe bel et bien, à savoir celle de l’art — car il n’y a pas qu’une seule réalité. Dire qu’il n’y a pas qu’une seule réalité ne revient pas à dire qu’il y a des réalités alternatives, comme aiment à l’ânonner les complotistes et autres QÂnonistes… La réalité est un conglomérat de la pluralité du monde : voir un tableau de la Montagne Sainte-Victoire ne ressortit pas à la même expérience que voir dans la réalité du monde naturel la Montagne Sainte-Victoire, et cependant toute deux sont réelles. La montagne Sainte-Victoire est une entité naturelle tandis que la “même” montagne peinte par Cézanne est une réalité artefactuelle, et il est possible qu’elle puisse transmettre des émotions différentes, par exemple, et inversement.

Définition : Une œuvre d’art est une hypostase, puisque c’est une abstraction, une transformation créatrice.

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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