Ce qui intéresse Marc Lathuillière c’est l’établissement d’un rapport à soi-même et aux autres ; il y a toujours un/ou du tiers. Son dernier travail-projet, “luces distantes/lumières distantes” s’est inscrit dans deux villages distants d’une quarantaine de kilomètres, dans la région d’Urabá, au nord de la Colombie (projet que l’on peut voir exposé à la Sorbonne Artgallery, jusqu’au 6 novembre, détail ici). Lathuillière s’est rapproché d’une peuplade descendante de Marrons (l’origine du mot Marron est une déformation de l’espagnol ‘cimarron’ signifiant « sauvage » ; et il s’agit donc historiquement d’esclaves ayant fui leur condition), qui vit là dans une situation que l’on peut qualifier de survie : « [C]es immensités de jungles et de zones humides reculent chaque jour, défrichées par les grands agro-industriels de l’élevage, de la banane, du palmier à huile et de la coca […] toute la région est sous le “contrôle social” des paramilitaires, qui surveillent mouvements physiques et numériques, et menacent ces communautés en assassinant leurs leaders » (la suite ici). En regardant ces photographies de portraits, et/ou de portraits-synecdoques (une partie du corps, ou un fruit, pour le tout) je me suis demandé : « Qui est encore vivant depuis que Lathuillière est rentré en France ?», car il apparaît assez patent que les existences de ces peuplades pourraient s’effacer aussi vite que d’un trait de gomme, et le fait que l’artiste les a rendus vindicatifs, tant face à l’objectif qu’avec l’écrit qu’ils ont produit a possiblement augmenté le caractère létal de leur vie. Mais elles étaient partie prenante, et je doute fort que les paramilitaires et les narcos colombiens se soucient beaucoup de la photographie contemporaine en France.
Lathuillière tente, à sa manière, de “sauver” ce qui peut l’être, par les symboles : photographie, mise en scène, vidéo, écrit. (Pour en connaître davantage, j’invite le lecteur à se rendre sur l’adresse indiqué ci-avant, mais que je redonne ici). Je me suis posé la question de savoir s’il était possible de choisir entre ethnologie et anthropologie au sujet de son travail en lien avec ses échanges avec des ethnies spécifiques, et il m’a répondu que sa démarche tient davantage du point de vue anthropologique qu’ethnologique : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de voir les spécificités de ces peuples, mais de voir leur ‘reliance’ [anglicisme signifiant dépendance] à travers la mondialisation », me dit-il. Inspiré par les lectures d’un Marc Augé, qui a d’ailleurs collaboré avec lui, Lathuillière s’exerce toujours à comparer ce qu’il voit et ce qu’il vit (voir telle ou telle chose dans tel endroit du monde est différent de vivre dans tel autre endroit), à tenter de paralléliser les saillances communes, ainsi, et par exemple, Lathuillière s’est assez renseigné sur le discours militant des villageois pour se rendre compte que son élaboration provenait des mouvements liés à la « gauche chrétienne et à la non-violence », venus de Bogota ce qui, pour lui, indique bien des phénomènes et pratiques de « reterritorialisation », là où, justement, le discours sur la « déterritorialisation » (Deleuze/Guattari, 1972) est toujours très à la mode, spécialement chez ceux-là mêmes qui jouissent d’un territoire et d’un toit, sans avoir à se battre pour, et encore moins à risquer leur vie. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le contexte anthropologique pour Lathuillière, un va-et-vient entre ce qui est propre et ce qui est commun, en quelque sorte.
Comme dans chacun de ses projets, l’artiste a élaboré un protocole qui se décline notamment en trois processus liés : le modèle choisit un fruit, ou quelque chose qui le représente, il est alors photographié avec son objet synecdocal, et, ensuite, troisième étape, le modèle écrit ce qu’il a envie sur une pièce de tissu, paraphé de son pseudonyme choisi pour la circonstance, car il s’agit tant à la fois d’exprimer son rapport intime avec la nature — qu’elle émane du corps propre, ou d’une plante —, que de protéger son identité, au su et vu des dangers qui rôdent toujours non loin. Ci-dessous, Amor, qui pose avec sa plante choisie