ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Les vraies poursuites (The american dream #1). Via A.N. Whitehead et les événements vides

Dans les films américains, nous avons tous, depuis notre plus tendre jeunesse, été bercés par le son des sirènes de voiture de police et les poursuites endiablées. Nous n’avons pas oublié Les rues de San Francisco (“The Streets of San Francisco”), avec Karl Malden et son nez en patate, et le tout jeune et beau Michael Douglas, non plus que Hawaï Police d’État (“Hawaii Five-O”) avec ce playboy de Jack Lord. Ça marche toujours. Ce qui est étonnant, quand on compare avec les vraies poursuites, c’est que celles-ci durent très longtemps, parfois pendant une heure. Bien entendu, aucun réalisateur ne va filmer une poursuite d’une heure. On se demande parfois pourquoi les voitures de la police américaine sont équipées de gros pare-buffles. C’est pour permettre ce qu’on appelle une “PIT maneuver” (“pursuit intervention technique”), (ou encore une TVI, i.e, “tactical vehicle intervention”). Il s’agit, par exemple, dans une poursuite, si la route et les conditions sont dégagées, de venir pousser la voiture sur le côté arrière gauche, ce qui a pour effet de transformer celle du délinquant en toupie ; c’est impossible à contrôler, et on part dans le décor. Mais parfois, si l’occasion le permet, la voiture, ici il s’agit d’une Ford Interceptor, et quand cela a assez duré, fonce direct dès qu’elle le peut :

Le type, dans sa voiture volée, n’a pas arrêté de narguer les policiers, tantôt il s’est arrêté en pleine voie, tantôt il a fait mine de sortir du véhicule, et là, juste avant, il narguait encore la police en faisant ce que le commentateur appelle des “donuts”, et des 8 (on les voit sur l’asphalte). Et là le policier au volant en a assez, et il lui rentre dedans ; et il le pousse, comme un buffle d’eau

il le fait tourner et vient l’encastrer dans le muret en construction. 

Le fuyard avance encore ; alors le premier policier percuteur le “reprend” et le pousse de nouveau, tandis qu’un collègue vient l’emplafonner de face.

“Buffle d’eau” le reprend de nouveau, lui fait traverser la rue, et le dirige droit sur un véhicule à l’arrêt,

qu’il fait percuter par le véhicule. Le SUV gris est déporté sur la droite, et une voiture pie va venir se mettre derrière la rouge. C’est terminé. Ce que l’on ne voit pas souvent, non plus, dans les séries et films, ce sont les moyens assez considérables que les policiers mettent en œuvre pour attraper un fugitif. Ici, on compte, excepté le hors-champ, pas moins de huit voitures de police pour un type, certes armé, et il faut encore compter avec souvent deux hélicoptères, un du Sheriff, et un de la Police. Autant dire beaucoup de monde. Ici, le type est coincé, et six policiers braquent une arme sur lui.

Ce qui étonnant, dans ces poursuites, c’est que les fugitifs tentent pendant parfois des heures d’échapper aux forces de police ; mais quand on est traqué par des voitures, des motos, des hélicoptères, tant policiers que des chaînes de télévision qui en font leurs programmes, il faut vraiment être naïf, ou stupide, pour s’imaginer pouvoir échapper à des professionnels dont la mission est de ne pas lâcher et d’appréhender. C’est donc vraiment très curieux. Ceci dit, il arrive, mais c’est plus rare, que des fugitifs, passé un long temps à fuir, cessent d’eux-mêmes, et se rendent. Ce que l’on ne voit pas non plus dans les films, c’est autant de voitures de police et de policiers pour arrêter un seul gars. Si je compte bien, autour du suspect, il y a 16 policiers ; ça devrait aller pour appréhender le fuyard.

Le lecteur se demande peut-être pourquoi j’ai écrit un tel article. Je me pose encore la question. Disons qu’il entre ici en jeu plusieurs facteurs : 1) comme toute ma génération, j’ai été “américanisé” de bonne heure, et j’éprouve une fascination pour tout ce qui est américain, 2) j’ai toujours été passionné par les histoires policières, 3) la vie des bandits est toujours palpitante, 4) la réalité d’une poursuite et d’une arrestation peuvent prendre un temps inimaginable dans une fiction, 5) j’ai toujours rêvé d’écrire un roman policier, et j’ai toujours été fasciné par la complexité de The Big Sleep, à l’origine roman policier de Raymond Chandler, et mis en images par Howard Hawks, et dont aura participé à l’écriture du scénario William Faulkner. J’ai toujours soupçonné ce diable de Faulkner d’avoir “twisté” la narration, car j’ai vu ce film une dizaine de fois depuis l’âge tendre de 19 ans, et je n’y comprends toujours pas tout ; 6) la réalité dépasse toujours la fiction, par son ampleur, l’épaisseur de temps, de son ennui monotone, et par la non-événementialité qu’elle dégage. C’est bien pourquoi on l’appelle Réalité. Si l’on s’en réfère au philosophe A.N. Whitehead, la réalité n’est que l’actualisation constante des expériences, par conséquent, on peut dire qu’à tout niveau, quantique, microscopique, mésoscopique, macroscopique, il se passe toujours quelque chose, et donc qu’il y a toujours événement, cependant qu’il existe, Whitehead nous les a décrits, des événements vides :

« Ayant recours aux événements vides, nous notons leur déficience d’individualité de contenu intrinsèque. Considérant le premier rôle d’un événement vide, en tant qu’habitat d’énergie, nous notons qu’il n’y a pas de discrimination d’une part individuelle d’énergie, que ce soit situé statiquement ou en tant qu’élément d’un flux. Il y a simplement une détermination quantitative d’activité, sans individualisation de l’activité en elle-même. Un événement vide est quelque chose en soi, mais il échoue à réaliser une individualité stable de contenu.»

“Recurring to the empty events, we note the deficiency in them of individuality of intrinsic content. Consider­ ing the first role of an empty event, as being a habitat of energy, we note that there is no individual discrimina­ tion of an individual bit of energy, either as statically located, or as an element in the stream. There is simply a quantitative determination of activity, without indi­ vidualisation of the activity in itself. This lack of in­ dividualisation is still more evident in the second and third roles. An empty event is something in itself, but it fails to realise a stable individuality of content.” (Alfred North Whitehead, Science and the Modern World, 1925).

Léon Mychkine