J’ai appris tout récemment que certains lycées agricoles hébergeaient des lieux dédiés à l’art contemporain. C’est ainsi que j’ai “découvert” Rurart, dans la Vienne, à Rouillé, à 40 km de Poitiers. Rurart est un lieu culturel sous la tutelle du Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Il est aussi soutenu par le Ministère de la Culture, la région Nouvelle-Aquitaine, le département de la Vienne et la communauté urbaine Grand Poitiers, et la commune de Rouillé, et il est membre d’Astre, réseau arts plastiques et visuels en Nouvelle-Aquitaine. C’est dans ce cadre que Florian Houssais (né en 1982) artiste, et doctorant en Linguistique interactionnelle, a pu monter sa première exposition collective, titrée “Les écotones. Le musée des petits oiseaux”. Ce qui est très original, c’est qu’il a invité jeunes doctorants, artistes, professeurs et un critique d’art pendant une journée, afin de réfléchir aux postulats et enjeux de sa première exposition. Les échanges ont été riches et profitables, et je ne peux en livrer rien d’autre qu’une étonnante et enrichissante expérience. Houssais a une idée assez précise de ce que doit offrir une exposition d’art contemporain, et c’est donc par rapport à ce prototype mental qu’il a constitué la sienne. Bien entendu, comme toute exposition collective, certaines œuvres sont plus faibles que d’autres, mais ce n’est pas ce qui importe. Ce qui importe, c’est qu’en sus de l’exposition proprement dite, on trouve, la jouxtant, une salle de travail, où l’on peut compulser moult documents afférents. Pour ma part, c’est bien la première fois que je vois une exposition qui propose un espace dans lequel on peut prolonger sa curiosité et explorer davantage les mondes de chaque artiste, sans mentionner, évidemment, l’exercice critique auquel s’est livré Houssais, en “direct-live”. Rien que pour ces deux initiatives, on ne peut que féliciter Florian Houssais. S’agissant de l’exposition en elle-même, la majeure partie est constituée de photographies, et de dessins. À cela s’ajoutent des vidéos, une installation botanique, des structures modifiables (fauteuil, traîneau), et deux sculptures. Ce qui est bien, avec les expositions collectives, c’est que l’on peut parfois y “découvrir” des choses. C’est le cas ici, avec un artiste dont je n’avais jamais entendu parler, Louis Bec. Mais son œuvre est tellement exceptionnelle et riche que je vais lui consacrer un article à part. Je dois aussi signaler la “découverte” des photographies de Marc Vaux, qui sont tout à fait exceptionnelles et émouvantes, et mériteraient aussi, à elles seules, des recherches et un travail plus approfondi que ce que je vais livrer ici, sans oublier les photographies de Monique Hervo et les photomontages conceptualo-drolatiques de Jean-Luc André ! Poursuivons donc avec les œuvres qui m’ont aussi intéressé, en commençant par cette curieuse sculpture de Marion Delarue :
Étrange objet que celui-ci. Hypothèse : Dans un futur très lointain, dans lequel les oiseaux n’existent plus, il s’agit d’une représentation imaginaire de ce qui a pu arpenter terres et cieux terrestres dans un lointain passé. Comme on le voit, cette relique mythologique est devenue totem. (Image founie par le Musée du XXIe siècle, époque “satanique”).
Appelons cela du : conceptuel rural. Ici, Bambagioni se trouve au circuit de Mettet, en Belgique (2016), il en fait le tour, en ne shootant que le public et l’espace autour. Il faut donc le savoir, qu’il s’agit ici de cet événement, bientôt interdit par les Autorités Écologiques, le 14 juin 2027 (plus précisément, le Ministère de l’Écologie Intérieure). On se demande pourquoi on a passé de son temps à peindre des pneus en blanc. C’est très curieux. Est-ce pour mieux les voir de loin ? Pour rappeler au pilote la différence entre Nature et Culture ? Dernière question : Je me demande pourquoi le cadrage penche légèrement à droite ? Est-ce voulu ? Message caché ?
Ici ↑, du Carl André avant la lettre. Extraordinaires photographies d’une série shootée au Musée du Louvre, en 1939. On pourrait gloser sur cet art remarquablement conceptuel inconscient dans l’entassement superbe des sacs de sable.
C’est magnifique, et émouvant, ce beau tas de sacs, comme pour protéger de toute atteinte.
Regardez un peu ici, cette espèce de dépouillement, encore conceptuel par uchronie, mais, plus que ce bon mot, rappelons qu’en1939, l’armée allemande n’est pas entrée en France formellement parlant, ce n’est pas encore ce qu’on a appelé l’Occupation. Mais on voit bien là que, dès la nouvelle de l’Entrée en Guerre, on a commencé à prendre les devants, en protégeant, et en mettant au secret les œuvres déplaçables, notamment les toiles de maîtres, dont on a tracé les noms sur le mur. Heureusement, le Louvre n’aura pas été bombardé, cependant que certains quartiers de Paris l’ont été, par les Alliés, le 21 avril 1944 : Dépôt de la Chapelle (angle de la rue des Poissonniers et rue Ordener), rue du Docteur-Heulin, Impasse Marteau, gare de La Chapelle-Saint-Denis, dépôt de La Plaine et le cimetière de St-Ouen.
C’est très émouvant, ces noms de peintres écrits à la craie, pour se souvenir, pour se revoir, quand la Guerre sera terminée, et tout danger écarté.
Je me suis fait la réflexion qu’il devait exister des objets, des images, des “choses” qui, dans le temps, et à la faveur des mentalités, “devenaient” art. Ainsi, et par exemple, de ce qu’on appelé “l’art nègre”. Je ne suis en effet pas certain que les premiers explorateurs portugais en Afrique noire (XVe), au contact des objets “devenus” art, manifestaient instantanément une semblable identité pour ces visiteurs. Je gage qu’ils furent remarqués, bien évidemment, mais pas autrement qu’en tant qu’objets dédiés, décoratifs, usuels, votifs, magiques, politiques, mystiques, etc.; mais sûrement pas en tant qu’art. De la même manière, les photographies de M. Vaux ne furent pas, j’imagine, dans un premier temps, considérées ni voulues comme artistiques, le cadrage le prouve amplement. Mais, avec le temps, l’histoire, les mentalités, on trouve ces photographies dans les collections d’un Frac… L’opération, en elle-même, a validé la transsubstantiation de l’objet, d’une simple photo d’archive, au statut d’une œuvre d’art. Ce qui est encore étonnant, c’est que la ou les personnes qui ont jugé que ces photographies “valaient” pour (de l’)art, eh bien ce jugement est resté ; je ne pense pas qu’ils se fussent trompés, car cela arrive aussi, que l’on juge une œuvre en tant qu’artistique et que, plusieurs années plus tard, il n’en reste rien (les exemples abondent).
On se croirait au Mexique, non ? avec ces visages très typés, cette allure de vaquero. Mais ici, c’est Nanterre-bidonville.
Il y a vraiment un air de… western. Mais le western, qu’est-ce que c’est ? De grands espaces, des pueblos, la terre battue, la poussière, etc. Nous y sommes.
« Monique Hervo, née en 1929, a vécu pendant douze ans au bidonville de la Folie à Nanterre où elle s’est installée en 1959 en tant que membre du Service Civil International depuis 1956. Elle a contribué à l’amélioration de l’habitat dans les bidonvilles en mettant en place une coopérative de matériaux et d’outillages. Elle a aidé les adultes dans leurs démarches administratives mais aussi les enfants, en organisant des sorties notamment. En 1960, dans le contexte de la guerre d’Algérie, Monique Hervo, accompagnée d’une partie de l’équipe, quitte le SCI pour rester au bidonville aux côtés des habitants. Le 17 octobre 1961, elle manifeste à Paris aux côtés des Algériens. Après la résorption de la Folie en 1971, elle continue à se battre contre le mal logement. A partir de 1973, elle travaille à la Cimade où elle est responsable du service « Logement des immigrés ». Elle s’investit auprès du Gisti (groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés) en encourageant notamment la lutte des foyers de travailleurs africains. Puis, de 1981 à 1986, elle travaille à la résorption des cités « Sonacotra ». En décembre 2018, Monique Hervo est naturalisée algérienne. Elle est enfin auteur de deux ouvrages sur les bidonvilles de Nanterre pendant la guerre d’Algérie. Elle travaille en ce moment à la publication d’un nouvel ouvrage. Les archives papier de Monique Hervo sont conservées à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP).» (La suite ici)
Passons à un registre plus léger, enfin, plus décalé, comme on dit. (Rappel, au passage : 1. 1845 « ôter les cales » (Besch.); 2. 1929 « déplacer quelque chose dans l’espace ou le temps ») :
On apprécie beaucoup le discours pseudo-ésotérique et les montages ad hoc chez André. Le vieil homme face au graffito appelant à jouir sans entrave, qui, dans son allure, représente une sorte d’ancien monde face à se slogan ultra-contemporain de… 1966. Rappelons en effet que ce slogan « Vivre sans temps mort, jouir sans entraves » est la dernière phrase du pamphlet situationniste distribué en novembre 1966 par l’UNEF aux 18000 étudiants de Strasbourg : De la misère en milieu étudiant, et diffusée ensuite dans le reste du pays à 300 000 exemplaires.
Florian Houssais a une conception assez novatrice, trouvé-je, de ce que peut donner à voir une exposition d’art contemporain, conception que nous pourrions qualifier d’anti-dogmatique ou anti-doxologique, ce qu’il appelle l’indifférenciation, dont on peut trouver l’origine, qu’il revendique, par exemple chez un Allan Kaprow, avec sa distinction non-distincte “art/non-art”. D’où, dans l’exposition d’Houssais, des objets, œuvres qui, à première vue, ne correspondent pas au stimulus esthético-scopico-lexigraphique « Ceci est de l’art » (puisque exposé dans un lieu afférent), tel ce traîneau, authentique et non pas factice, qui a servi de moyen de transport au voyageur-architecte-artiste Maxime Aumon. (Plus d’infos ici).
Entretien
Léon Mychkine : J’aimerais que tu me dises comment tu as fait ton choix d’artistes. Avais-tu des idées initiales, ou bien ça s’est fait sur le tas ?
Florian Houssais : Il y avait des conditions de départ. Il devait y avoir la pièce de Gérard Hauray, la thématique devait être “art-science”, et il devait y avoir des pièces des trois Frac de la Région. Après, j’avais carte blanche. Du coup, j’ai pensé réunir des travaux de chercheurs et des travaux d’artistes. Et le reste, c’est plus intuitif. Je suis allé dans les collections du Frac, des gens que je connaissais, dont j’aimais bien le travail. J’ai travaillé comme un collectionneur, un peu à l’instinct.
LM: Depuis que nous nous sommes vus, as-tu eu des retours sur l’exposition ?
FH: J’ai eu des retours. Il y a eu deux Inspecteurs de la Drac, qui ont bien aimé l’expo, et qui m’ont dit que c’était dommage qu’elle ne dure pas plus longtemps. Et la personne qui a fondé Rurart a trouvé ça bien aussi, et trouvé que ce serait bien de faire circuler l’expo. Donc j’y réfléchis. Mais, pour reprendre ta question, je ne voulais pas d’une thématique centrale. Je voulais une exposition athématique. Mais bien sûr, la dimension art-science, la question du statut des auteurs, la question de l’archivage, du document, sont un peu comme des motifs qui reviennent dans l’exposition. Du coup, ce n’est pas non plus aléatoire.
LM: Dans l’expo, on voit certains de tes travaux : photo, vidéo, schémas ; mais en tant qu’artiste, tu te situes principalement dans quel domaine ?
FH: Le cœur de ma pratique, c’est plutôt d’organiser, de mettre en place des dispositifs. À l’origine, ce qui m’intéresse, c’est la question de l’“indifférenciation” ; c’est-à-dire ces choses dont on ne sait pas si c’est de l’art, ou pas. C’est donc aussi imaginer des expositions autres que “classiques”. Je voulais partir du contre-pied de ça ; et c’était à la fois une contrainte, et un exercice de style. Je me situe un peu dans l’héritage d’Allan Kaprow : exposer du non-art dans des lieux non-artistiques.
LM: Tu parles de “pratique indifférenciée”, qu’est-ce à dire ?
FH: Une “pratique indifférenciée” c’est un dispositif qui va jouer sur la question justement de savoir “s’il s’agit d’art, ou pas”. Une exemple : Jiří Kovanda, artiste tchèque, qui, dans une performance, frôle des gens dans la rue [ou encore : suivre quelqu’un, quitter un endroit en courant, etc.]. L’idée, c’est ça, “frôler gens dans la rue”, tu peux ne pas le voir. Ça, c’est directement issu de la performance, en tant qu’action identifiable, et donc de Kaprow : faire du non-art dans un lieu non-artistique.
LM: Et dans cette pratique, dont tu te sens proche, la convocation de pièces, d’artefacts, de phénomènes, comme tu les appelle, qui, pour certains, ne sont pas artistiques dans leur dessein, comment les inscris-tu dans un lieu qui est dédié à l’art, de par son appellation ?
FH: L’idée, c’est d’élargir l’idée même de ce que peut être, habituellement, un centre d’art, et, par exemple, en exposant des textes scientifiques, le but c’est de prêter une attention spéciale à ce qui, généralement, n’en bénéficie pas. Pour moi, si j’avais à diriger un centre d’art, ce serait tout autant un laboratoire qu’un institut de recherche et un centre d’art, ce serait un mixte. De fait, cette première exposition est comme un essai, un brouillon, ce qui n’est pas, pour moi, péjoratif.
LM: N’y a-t-il pas une aporie à vouloir exposer ou présenter du non-art dans un lieu artistique ?
FH: À la base, oui, mais quand on voit la filiation qui a pris suite à la théorie de Kaprow, on constate qu’il y a une toute une remise en question de l’institution et du monde de l’art et le cadrage qu’ils offrent sur les pratiques ; ça a posé la question des types et des genres de création. C’est aussi un peu dans la veine de ce qu’on appelle l’esthétique du quotidien.
Léon Mychkine