Lettre à Philippe Godin

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p align= »JUSTIFY »>Cher Philippe Godin, dans votre article “Bouge la ligne !”, paru en ligne sur le journal Libération du 08 mai, vous introduisez à votre sujet d’une manière abrupte, pour le moins. Et je vais vous citer, pour informer ceux qui ne vous ont pas lu, afin qu’ils aient le loisir de réfléchir à vos dires ; et, comme vous semblez magnifier ceux que vous appelez les « fous », en vous réclamant de ces autres qui se sont félicités de l’existence de la folie personnifiée, en se gardant bien de l’absorber eux-mêmes, je vais vous rassurer tout de suite : votre discours est délirant. Jadis, Queneau avait fait paraître un livre intitulé Les Fous Littéraires, vous rappelez-vous ?, ces hommes de lettres qui avaient une œuvre, dès le départ, délirante. Et Queneau convoquait entre autres Roussel et Brisset. Je gage qu’un jour, si un auteur publie Les Fous Philosophes, nous y trouverons Foucault, Derrida, Deleuze; et Onfray, bien entendu ! Mais avant d’arriver à cet ouvrage, restons focalisés sur votre dé-lire. D’après vous, il y aurait des « normes dominant la partition entre l’écriture et le figural » qui ne constitueraient rien d’autre que les « fondements de notre culture ». Diable ! De quoi parlez-vous ? À qui vous adressez vous pour, en si peu de temps, “copiner” avec votre lecteur qui, nécessairement, ou évidemment, comprend ce que signifie l’expression « notre culture ». Postulez-vous un peuple homogène détenteur d’une culture commune ? Si tel est le cas, il me semble alors que votre déclaration d’intention, pour ainsi dire, s’adresse à une tribu… Or, je vous pose la question : en sommes-nous restés au stade tribal ? Vous invoquez des « normes ». De quoi s’agit-il ? Quelle normes ? Qui les instaure ? S’agit-il des règles normatives de la langue, que nous apprenons tant bien que mal, et dont, par la suite, nous faisons ce que bon nous semble — combien de personnes adultes parlent et écrivent n’importe comment et s’en fichent complètement ? — combien de ces personnes adultes sont réprimées par un “pouvoir” obscur de la norme linguistique ? À mon avis, dans la vie courante, aucune. Tenez, un exemple personnel et récent. Il y a quelques jours, j’appelle ma banque. Vous reconnaîtrez que le monde de la banque n’est pas un monde nécessairement hilarant, dès l’abord, c’est une chose sérieuse, et normée. Au téléphone j’ai un employé, qui, à un moment, me dit : « votre nom à vous c’est quoi ? » Relisez donc ce magnifique morceau de linguistique… Où cet énergumène a-t-il appris à parler ? Avec ses parents et à l’école. A-t-il, normativement, appris à questionner de la sorte ? Non. Cet exemple pour souligner qu’il y a toujours eu des gens pour se soucier de langue, orale et/ou écrite ; et d’autres qui préfèrent ne pas. Ils sont sensibles comme Bartleby ou imbéciles comme Bidochon. Chacun choisit son camp. Qu’ensuite, il y ait une différence entre « l’écriture et le figural », cela semble assez aller de soi. Mais poursuivons. Vous félicitez les artistes brut pour leur résistance à la « désincarnation de l’écriture, particulièrement intense au sein de notre culture, et renforcé avec l’épuration numérique en cours ». Je ne saisis pas très bien le sens de cette formule. Cela signifie-t-il que l’écriture, dans un temps ancien et donné, eut été « incarnée » ? Oui, me direz-vous, ne dit-on pas dans la Bible que le Verbe s’est fait chair ? (Évangile de Jean). Le verbe de Dieu, performatif par excellence, créant les choses à mesure qu’il les nomme ! En dehors de cela, vous savez comme moi, je suppose, que les poètes, les écrivains, se sont toujours joués des règles du discours, pour dire davantage que le maillage restrictif du langage “normé”, si l’on peut admettre une telle acception. Vous n’êtes pas naïf au point tout de même de croire que les artistes bruts nous ont sauvé de la normativité ? Si l’écriture a d’abord été inventée à des fins de clarification et de simplification transactionnelle, et donc marchandes, dès que l’occasion s’est présentée, certains scribes se sont emparés des lettres pour les faire délirer… Et il est bien entendu que le patrimoine oral était depuis (bien plus) longtemps un vecteur puissant de visions autant rationnelles qu’irrationnelles, poétiques, mythologiques, etc. Votre passion pour la (supposée) résistance de l’art brut à la norme vous fait parler d’une « épuration numérique ». Si vous mentionnez Internet, vous savez très bien que l’on y trouve le pire comme le meilleur, et votre expression, tombant à plat, ne ressortit plus qu’à une sorte de soft-violence pornographique dont Libération n’a plus à faire preuve, par ailleurs. Il n’est que de faire défiler la page Internet du journal pour tout à coup lire en caractère gras que le fist-fucking est un réel plaisir, une pratique conviviale… (17/11/17). C’est vrai qu’un poing dans la figure est moins aimable. Mais, concernant ce terme d’« épuration », qui rappelle en lui-même des jours sinistres et peu glorieux, j’avoue mon impéritie. Je ne connais l’objet de votre visée. Qui épure quoi ? Qui organise cette épuration ? Il faut être plus précis, parce que je ne vois pas le danger. Et je ne dois pas être le seul dans cette situation. Je vous cite de nouveau : « La maîtrise de l’écriture et du langage avant d’être une voie d’entrée dans l’univers du symbolique et de l’acquisition des savoirs et de la culture, est avant tout, une condition d’être assujetti à un régime politique. L’écriture, née avec l’émergence des cités et des empires, est contemporaine de la constitution de l’État. » Quelle est la notion de l’ « état » que vous avez en tête ? Ne dites-pas « l’état moderne », car vous savez bien qu’il faudra attendre Hobbes pour y parvenir. Vous convoquez ensuite Lévi-Strauss pour étayer votre dire, qui, en cette matière, se vautre complètement dans l’absurde. Mais tout homme à ses faiblesses. Voilà que vous nous rappelez, à bon escient sans doute, que l’écriture et le langage sont l’apanage du politique en tant que système répressif. Ici, vous me faites penser à Foucault, vache sacrée de l’intelligentsia française et internationale, qui s’est fait une véritable spécialité d’affirmer des événements historiques sans jamais ou si peu en prouver la moindre trace. On pourrait faire toute une étude pour montrer que, dans de nombreux ouvrages, Foucault s’invente historien, pose des moments comme bon lui semble, sans aucune preuve formelle. Est-ce sérieux ? L’Histoire, à ce qu’il semble, n’est pas une science empirique. L’historien doit avancer avec tout de même quelques atouts dans sa manche, et ses atouts sont ceux de la vérité (ouh ! le vilain mot de la norme !). Ainsi donc, d’où sortez-vous l’idée que l’écriture et le langage sont des symboles de l’oppression politique ? Et d’où vous vient cette association synchronique entre écriture et langage ? Vous savez bien que le langage précède de très loin l’invention de l’écriture. Je vous rappelle qu’on suppose l’invention du premier dans une fourchette qui frise les 600 000 ans, et que l’on date la seconde de 5000, ou 8000, si l’on tient compte des premières formes d’inscriptions en reliefs sur les poteries, qui, déjà, étaient des signes linguistiques simples. Vous avouerez qu’on ne peut pas télescoper les deux. Mais peu importe, car il s’agit de tout replier, temporellement, dans une seule et unique main atemporelle gantée de fer : Alors donc, l’invention du langage… une machiavélique opération pour soumettre Homo erectus et Homo rudolfensis à un ordre déjà politique ? C’est effrayant. Les êtres humains n’ont inventé les langues que pour se manipuler ? La Politique, il y a six cent mille ans, existait déjà ? Et, puisque vous êtes philosophe, comment pouvez-vous affirmer que l’écriture et le langage sont une « porte d’entrée dans l’univers du symbolique » ? N’avez-vous pas pensé que, depuis longtemps, les êtres humains avaient aussi d’autres moyens d’accès au symbolique ? Entre le langage et l’écriture, un peu de peinture rupestre et pariétale peut-être ? Quelques traces d’incisions sur des os, des dessins dans le sable, etc. Et certainement bien d’autres moyens dont ne nous pouvons plus avoir idée… Le chant, la posture, la danse, les cris, etc. Mais revoici Foucault le prophète, en tant qu’ombre du Commandeur : « Concrètement, former et écrire des phrases grammaticalement correctes constitue, pour un individu “normal”, le préalable à toute soumission aux lois, aux valeurs de la République. » Ne vous est-il pas venu à l’esprit que le langage oral, et plus tard le langage écrit, constituaient des formes d’institutions — pour emprunter un terme suivant le sens que lui donna Maurice Merleau-Ponty (on oublie souvent qu’il avait un frère non moins brillant) —, qui ont probablement et grandement favorisé l’assise de la rationalité humaine ? Je vous concèderai volontiers que nous ne sommes pas toujours dans des états rationnels, les passions, les émotions, les affects, etc., ne ressortissent pas nécessairement au rationnel, et c’est tant mieux, mais parfois c’est tant pis… Encore une fois, seuls des intellectuels fats et imbus de rationalité peuvent vénérer le fou, qui lui, le pauvre, ne se vénère pas, lui qui est, littéralement, forclos, emprisonné en lui-même. Encore un penchant pour la soft-pornographie. Mon dieu qu’il est grisant d’être fou, quand on ne l’est pas soi-même ! Derechef, je vous cite : « Nul n’est censé ignorer la grammaticalité dominante, sinon il relève d’institutions aménagées pour les “sous-hommes” — enfants, déviants, fous, inadaptés — et il faudrait ajouter aujourd’hui une part de la population “migrante” stigmatisée, précisément, sur ce critère de l’acquisition de la langue. » Encore l’ombre de Foucault, le prophète de la soft-apocalypse benthamienne. Le politique, la République, se moquent éperdument de savoir qu’un tel ou tel ne maîtrise pas les codes de la grammaticalité, puisque ce ne sont pas ces codes qui lui importent, mais ceux de l’agir. Ce n’est pas le mal-dire que réprime la Justice ; c’est le mal-faire. La malfaisance est réprimée, non pas la mal-disance (insulter un représentant de l’État constitue certes un délit, mais je gage que fort peu de délinquants de ce type se retrouvent incarcérés…) D’ailleurs, et à ce compte, la Loi “Grammaticale” serait passée comme un bulldozer sur les immondices médiatiques qui nous encerclent. Est-ce le cas ? Non. La passion pour la fange délecte la tourbe (la « tourbe », rappelez-vous, c’est ainsi que le poète Voiture qualifiait la foule). Vous avez, très vite, parlé d’ « épuration » ; et voici que vous utilisez l’expression « sous-homme », qui, vous le reconnaîtrez comme moi, est, comme on disait jadis, surdéterminée. Cela fait deux fois que vous vous rapprochez d’un langage qui eut tout de l’ignoble. À quelle fin ? Celui de nous donner le frisson du Troisième Reich, ce qui serait, par ailleurs, raccord avec la soft-pornographie sise dans le lieu qui vous publie. Mais, trèves d’hypothèses, et rappelons tout de même que, dans notre société, les personnes qui maîtrisent plus ou moins la langue française ne sont pas considérées institutionnellement comme des « sous-hommes » (et il me peine d’orthographier cette expression qui fait de moi un vecteur d’une pensée criminelle, sachez-le bien). Vous mentionnez, dans le dé-chu de la langue, les « migrants ». On voit ici que votre idée des Droits de l’Homme rejoint le consensuel médiatique, qui s’obstine à dénommer une partie conséquente de l’humanité désespérée de « migrants », tandis qu’ils sont, a minima, des réfugiés politiques, et économiques. Je ne sache pas que de gaîté de cœur on monte sur un pneumatique surchargé pour traverser la Méditerranée depuis le simple motif d’une migration. Mais là, il ne s’agit pas du langage de la pornographie-soft, mais de ce qu’Orwell a appelé la « novlangue » : Personne désespérée, prête à risquer sa vie ainsi que ceux de ses proches, afin de rejoindre un endroit plus propice à la survie = migrant. À titre de comparaison, les personnes qui ont pris place, dès le XVIIe siècle, sur le ‘Mayflower’, n’ont pas eu l’information selon laquelle leur embarcation allait couler… Tandis que les “migrants”, eux, le savent, qu’ils peuvent mourir. À ce titre, ce sont des rescapés et des victimes, et non pas des migrants. Mais revenons à vous, dans le texte : « Historiquement, les psychiatres, depuis le XVIIIème siècle, fondent essentiellement leur diagnostic sur les irrégularités verbales ». Pour preuve, vous donnez en exemple la « schizophrénie », concept psychiatrique forgé par Bleuler, en … 1911. À vous lire, dès la fin du XVIIIe, les psychiatres existent déjà, et ils connaissent la pathologie schizophrénique ! C’est absolument renversant. On croirait lire du Foucault, c’est une Histoire pour les fous. Donc, d’après vous, l’institution psychiatrique n’a de cesse de réprimer l’individu à partir de son discours, c’est sa manière de s’exprimer qui signe le symptôme de sa folie. Cela me paraît un peu simpliste, mais cet argument vous sert pour nous relier à l’histoire littéraire : Surréalisme, dadaïsme, et, pourquoi pas, Joyce et Artaud ? Ces mouvements et personnes ont utilisé le délire propre aux fous pour créer des œuvres littéraires. Nous voici déjà plongés dans une salade hétérogène qui ne pourra pas se mélanger convenablement. Le rapport entre les dadaïstes et les surréalistes ? Oui, un passage, une liaison, des amours, des trahisons, des édits, des bulles papales. Joyce et Artaud ? Alors là, si nous trouvons des signes patents de dérèglement de la pensée chez Artaud, trouvez-moi donc la même chose chez Joyce ! Bon, il paraîtrait que Lacan a décrété que Joyce souffrait d’une « psychose blanche »… Effectivement, si Lacan le dit… En 2018, il semble qu’en psychiatrie, en neuropsychiatrie de même, l’étude du langage est de première importance pour comprendre comment fonctionne la prise (au sens de connexion) entre l’esprit supposé rationnel et le monde réel, ou, ici plutôt, la réalité (le monde tel que nous le vivons, constamment interprété par des milliers de facteurs humains). Je saute quelques lignes, pour revenir à votre thème général, qui est la fatidique et délétère nature de l’écriture normée… et de l’imprimerie : « Historiquement, l’invention de l’imprimerie a participé considérablement à ce “refoulement” des composantes “corporelles” du langage. Le caractère typographique vide le mot de toute corporéité et protège l’expression verbale contre les déformations idiomatiques ou manuscrites. En revanche, le langage devient un “signifiant transparent” et peut être, comme le dit Hegel, cet “instrument qui permet à l’esprit de s’éloigner du concret sensible et de s’élever dans le registre plus formel du mot sonore et de ses éléments abstraits” ». C’est tout à fait terrifiant.Tout à coup, l’invention de l’imprimerie va refouler l’ensemble de l’expression orale des individus, et notamment « les composantes corporelles du langage », et c’est ce que vous avez entre-titré « L’épuration Gutenberg »… encore une formule abjecte, au demeurant. Il faudrait nous expliquer ce que vous entendez par « composantes corporelles du langage ». De quelle manière le corps participe-t-il de l’expression langagière ? Est-ce la jambe qui énonce le mot « radis » ? Le pouce qui permet l’énonciation du mot « parapluie » ?1 N’est-ce pas plutôt le cerveau, et lui seul, dans un premier temps, qui a, durant une certaine époque du développement humain, permis l’émergence de cette extraordinaire capacité d’abstraction telle que seul le langage le permet ? Dès lors, Hegel a peut-être tort quand il suggère que le langage éloigne du concret ; au contraire, il nous en rapproche. Qu’après, il y ait une différence ontologique entre le monde de la matière et le monde de l’esprit, c’est une évidence. Cette différence, d’ailleurs, nous occupe toujours en philosophie, et en sciences liées à la cognition. Mais voici que vous saisissez le moment où l’Occident entérine le passage-Gutenberg : Descartes supplante Montaigne dans sa reconnaissance de la technologie. Vous n’hésitez pas à écrire que « l’auteur du Discours de la Méthode est assurément tout autant redevable dans sa découverte du cogito aux progrès techniques de l’imprimerie qu’à son génie métaphysique !
 » On en reste bouche bée. Ainsi donc, dans son poêle, Descartes tapait déjà à la machine ! Il n’écrit pas avec sa main sur du papier à l’aide d’une encre. Non, il est déjà un écrivain machinique. Excusez-moi, mais là, franchement, nous touchons au ridicule. La découverte du Cogito n’a rien à avoir avec l’invention de l’imprimerie voyons ! Et vous le savez très bien. Cependant, vous avez mis en place un scénario que nous pourrions parfaitement qualifier de conspirationniste (les vilains Gutenberg et Descartes). Voici que, durant le XVe siècle, « la normalisation de l’écriture et de l’orthographe dans le prolongement des découvertes typographiques du XVème siècle, a donc progressivement épuré l’écriture occidentale de son substrat graphique et visuel au seul profit du sens. Dès lors, Descartes peut affirmer que le langage n’appartient qu’à l’homme, parce qu’il est le seul à penser : l’animal peut éventuellement émettre des sons, mais il ne parle pas, il n’est pas capable de justifier ce qu’il dit (en le reformulant) et de prouver qu’il en maîtrise la signification. Avant l’imprimerie, la culture verbale se transmettait donc oralement, par un discours narratif dans lequel la voix, son chant, ses intonations, ses rythmes, sa gestualité, ses composantes pulmonaires et glottiques intervenaient autant que la signification intelligible et interféraient avec elle. »

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p align= »JUSTIFY »>Je ne sais pas très bien ce qui s’est passé durant le XVe siècle, je vous l’avoue, mais c’est suffisamment notable pour que Descartes, au XVIIe !, puisse se permettre de dire que le langage appartient à l’homme seul. Je crois que vous mélangez tout, dans cette histoire à dormir debout. Encore une fois, ce n’est pas la norme langagière qui fait dire à Descartes ceci, c’est sa pensée ; la découverte du Cogito étant bien ce moment où Descartes, se demandant ce qu’il est, ne pensant son corps qu’en terme machinique, doutant de l’existence du monde, opère comme un zoom arrière pour venir buter contre son esprit, son âme, dont toute l’essence ne consiste qu’à penser. Que rentre-t-il dans cette affaire comme injonction typographique ? Rien. Et, oui, seul l’homme pense et seul l’homme interprète le monde à partir du langage. Ce que ne font pas les autres animaux. C’est ainsi, et ce ni la faute de Gutenberg ou de Descartes. Les primates évolués que nous sommes sont capables de penser avec des signes abstraits, de communiquer nos idées à autrui, et d’inventer une infinité de manières de penser le monde. Il semble bien que ce prodige nous soit échus à nous seuls. Mais cela ne s’est pas fait tout seul, l’homme a passé de très nombreuses années (des millions, à vrai dire) avant de pouvoir inventer le langage oral articulé. Autrement dit, le langage n’est pas un signe d’oppression, mais d’invention absolument extraordinaire et merveilleux. Sautant les siècles, vous nous rappelez que « le conditionnement culturel consiste donc souvent à bloquer certaines aptitudes pour en développer d’autres selon une répartition qui obéit aux exigences socio-économiques de la civilisation.
 » Nous voilà chez Orwell : les mots disparaissent, d’autres apparaissent, pour nous faire penser d’une certaine manière et pas d’une autre… On nous « bloque certaines aptitudes »… Lesquelles ? Il faut nous éclairer sur ce point, cher philosophe. Dernier extrait : « En simplifiant, on pourrait dire que notre culture a privilégié un certain type de mode d’expression parfois appauvrissant et a profondément délaissé tout un ensemble d’encodages, que Félix Guattari appelait a-sémiotiques, comme la musique, la peinture, par opposition à ceux de la parole et de l’écriture. Guattari distinguait, ainsi, au sein des sémiologies signifiantes : d’une part des sémiologies pré-signifiantes, celles par exemple, des sociétés archaïques, des fous et des enfants ; d’autre part les sémiologies signifiantes des sociétés modernes qui sont toutes surcodées par l’écriture des lois sociales et des lois économiques. Dans les sociétés primitives, on s’exprime autant par la parole que par les gestes, les danses, les rites ou des signes marqués sur le corps. Dans les sociétés industrielles, toute cette richesse d’expression s’étiole. Dans l’art brut il y aurait comme un retour brutal à ces modes expressifs peu valorisés dans nos sociétés et relevant de ces sémiologies pré-signifiantes comme aujourd’hui les tags, les peintures ou les calligraphies de Walla ou celles de Johann Hauser.
 »

Vous écrivez : « notre culture ». Laquelle ? Ne voyez-vous pas qu’en utilisant ce pronom possessif vous vous faites l’avocat de ce que vous condamnez, soit la défense et l’illustration d’une délimitation culturelle géographique et mentale ? Par surcroît, de quelle culture parlez-vous ? La libéralité anarchique a ses limites… et l’on revient à la norme : « notre culture ». Notre culture, j’imagine française, a délaissé musique et peinture, par opposition à la parole et à l’écriture. Pour construire notre rationalité, nous avons besoin de nous exprimer à l’aide de mots, c’est un fait ; et il est assez logique que nous apprenions aussi, du coup, à lire et à écrire. Faut-il voir là encore un signe caché de l’oppression politique et manipulatrice ? Le fruit d’un grand complot ? Devrions-nous danser devant la boulangère pour obtenir une baguette ? Libre à vous. En guise de contre-modèle, revoici Guattari avec ses « sémiologies pré-signifiantes, celles par exemple, des sociétés archaïques, des fous et des enfants ». Rien ne vous empêche de vous comporter comme un homme issu d’une tribu première (je récuse l’adjectif « primitif », qui résonne par ailleurs étrangement normatif sous votre plume), comme un enfant, ou un fou (même en lui-même, le mot « fou » est beaucoup trop vague, voire même irrespectueux quant à la personne atteinte de folie. Il n’y a pas les fous et les sains, mais des individus, des personnes.) Vous savez bien que les civilisations modernes ne sont pas bâties sur ces trois modèles. Faut-il s’en étonner ? Je ne crois pas ; au contraire, l’obtention de la rationalité, de la pensée rationnelle, est tout de même un acquis fabuleux et extraordinaire, ne vous semble-t-il pas ?

Pour finir, je dirai ceci : Franchement, monsieur Godin, était-il nécessaire de mobiliser tout cet appareillage schizophrénique et paranoïaque pour simplement parler de l’art brut, qui n’en peut mais ? Tout cela est d’une grandiloquence apocalyptique, qui commence déjà par ailleurs à sentir la naphtaline.

1. Là encore, surnage la norme que vous condamnez. Il est “normal”, chaque fois que l’on parle de l’imprimerie, de parler de Gutenberg. Procédant ainsi, on projette sur le reste du monde un voile noir sous lequel rien ne se passe. Or, je vous rappelle que les Chinois ont inventé l’imprimerie au V siècle ! Cette invention a-t-elle définitivement bridée toute velléité créatrice ? Il ne me semble pas. Mais je ne suis pas sinologue…

Bien à vous,

Léon Mychkine

PS: Il semble qu’une fois en ligne on rencontre dans le texte quelques lignes de codage qui n’ont rien à y faire, et si j’ai fait ce que je pouvais pour les éliminer, je n’y ai pas réussi entièrement. Que le lecteur veuille bien m’en excuser.