D’Agata, comme beaucoup de photographes ; est un voyeur (il le dit lui-même), mais un voyeur perturbé, et perturbant. D’Agata, à voir son visage et lire ce qu’il dit, revient sûrement de loin, et ça se voit dans ses photos. Ce qui m’intéresse, chez lui, à ce moment de la construction de mon dire, c’est principalement ces séries de photographies prises au Cambodge, en Lituanie, aux Îles Canaries, etc., qui, on va s’en rendre compte, sont reliées entre elles par un travail thématique de l’image. Exemple :
Alors, bien sûr, on pense à Bacon. C’est très baconien comme image. Mais, une fois dit, qu’ajouter ? Eh bien !, déjà, c’est une photographie, et le bougé, en photographie, c’est bien avant Bacon (et il n’y pas de bougé en peinture), c’est même ontologique. Alors… Ça y est ? Terminé ? Rien à dire d’autre ? Si. Je dirais que, contrairement à Bacon, qui peignait face à un modèle, ici, à mon avis, d’Agata raconte une histoire ; un fragment. Ainsi, en peinture, on montre, et, en photographie, on donne à voir, parce que la photographie, oui, c’est banal mais c’est vrai, se situe toujours dans une césure temporelle précise — tandis que “faire” un tableau peut prendre des mois —, et c’est dans cette césure que d’Agata saisit son moment narratif. Donc, l’intérêt de cette photo, clairement ? Deleuze et Guattari parlaient du “devenir animal”, mais il faudrait plutôt parler du “revenir-animal” ; (ou, bien plutôt, de ce que Whitehead appelle notre « corps animal ») car, nous le savons, les humains sont des primates évolués, et, quand on rappelle cela, on pense au fameux ancêtre commun entre les chimpanzés et les humains, dont le fossile n’a pas encore été retrouvé, mais que l’on suppose remontant à – 10 M/ – 7 M d’années. Mais, en disant cela, on oublie de penser au fait que les primates sont apparus entre – 80 et – 60 M d’années. Mais bon !, rien que de penser à notre ancienneté en tant qu’humain donne le vertige, parce que l’homme de Toumaï (- 7 M d’années), et nonobstant qu’il n’était pas un homme de la même espèce que nous, était sûrement moins distingué que le Prince Charles, ou qu’Audrey Hepburn, par exemple ; il fallait certainement peu en faire pour s’en prendre une. Non pas que ‘Sahelanthropus tchadensis’ fut un abruti, mais tout de même… Après, face aux bestiaux de l’époque, tigre à dent de sabre et autres, il grimpait vite dans son arbre, ou se faisait bouffer, ce qui arrivait.
Ainsi, pour ma part (animale, maudite) c’est ce que je vois dans ces photos d’Agata : un “revenir-animal”. Ce revenir n’est pas un morceau du passé ancestral qui revient comme un boomerang astronomique, non ; il n’a pas à revenir, il est en nous. Alors, sans l’avoir voulu, ou si, c’est ce que nous montre d’Agata.
Donc, et c’est mon interprétation, d’Agata est à la recherche du monstrueux, « Empr. au lat. monstrum (de monere « avertir, éclairer, inspirer »), terme du vocab. relig. « prodige qui avertit de la volonté des dieux », par suite « objet de caractère exceptionnel ; être de caractère surnaturel » (spéc.: les démons, dans la lang. chrét.) ; monstre (p. ext. monstrum hominis Terence, Eun., 696; monstrum mulieris Plaute, Poen., 273); acte monstrueux, contre nature ». Alors, justement, ce qui est contre nature, qu’est-ce que c’est ? Toutes celles et ceux qui aiment communément ce qu’on appelle “faire l’amour” savent qu’à certains moments de la passion amoureuse, nous nous oublions, nous nous transformons, nous “devenons”, oui !, pour un moment, davantage “quelque chose” qui a à voir avec l’animalité, voire, le monstrueux, se manifeste, et c’est comme si nous n’étions plus nous, comme si, à ce moment, on prenait possession d’autre chose que soi, et, comme par hasard, on dit bien « posséder un corps », et on sait ce que le mot de « possession » peut évoquer aussi, de la sorcellerie à Dostoïevski. Ainsi, la possession dans le lâcher amoureux, passionnel, dans le rapport, peut nous faire “sortir” de nous-mêmes, sauf que nous ne sortons pas, nous revenons, nous retombons dans l’avant refoulement et frustration nécessaire à la civilisation. Et c’est dans ces moments où le monstrueux, ou dit tel, peut se réinscrire, en positif. La Thèse n°2 d’un texte de Patrick Tort dit ceci : « La grande vérité de la tératologie du XIXe siècle est la réductibilité de l’écart monstrueux à la norme d’une formation régulière…». Bien sûr que la passion du corps possédé ne ressortit pas à la tératologie, cette phrase de Tort me sert d’outil pour appuyer ce que je veux dire, ou à quoi je veux faire penser ; la réductibilité de l’écart monstrueux à la norme d’une formation régulière… C’est très bien dit, parce que Tort pense et écrit très bien, et il est trop méconnu, d’ailleurs. Tout ça pour dire, ou vouloir dire que cette réductibilité peut être théorisée, par des cas d’espèce, des théories, et des images d’agatiennes.
Regardez de nouveau la photographie ci-dessus. Regardez un peu les têtes, et surtout les mains, effilées, déformées, pointues, aiguillées, torves. C’est très étonnant. Je ne sais pas du tout comment d’Agata s’y prend pour obtenir ainsi netteté et déformation en même temps dans la même image. Parce que tout n’est pas flou, sinon, ce serait trop facile.
Les corps mutent, ou se bouffent ; on ne sait pas, et il ne vaut mieux pas savoir. En tout cas, ci-dessus/ci-dessous, nous y sommes, chez les monstres
Comparez l’épaule, la naissance du coup, les premiers plis, qui alertent, ce visage fouetté… et ses dents d’alien… Alors là ! Ce qui m’impressionne, dans ce travail, c’est que, du coup, et paradoxalement, d’Agata retourne le monstrueux comme un gant ; ce qui est en nous, ce qui peut revenir en nous à n’importe quel moment, d’Agata nous le montre depuis l’extérieur, comme s’il avait un capteur magique, qui montrait depuis le dedans ce qui est caché, révélant l’intérieur dehors. Et ça fait quelque chose…
Refs : l’étymologie du mot monstrueux provient du site du CNRTL /// Patrick Tort, “La logique du déviant. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et la classification des monstres”, In La Raison Classificatoire, Aubier, 1989.
Léon Mychkine
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