L’humour chez James Lee Byars, prince sans rire énigmatique #1

Voici un artiste qui ne le ramenait pas, pour le dire ainsi ; pas de grandes résolutions théoriques, pas d’archives pour entretenir le mythe, pas d’explications ou si peu, et, nonobstant, Une œuvre. Thomas McEvilley (critique d’art, poète, nouvelliste, et Lecturer en Art History à Rice University, Houston ; décédé en 2013), ami de Lee Byars, a écrit de belles pages sur la vie et l’œuvre de l’artiste. Et c’est notamment grâce à son exégèse que l’on peut distinguer des périodes dans la vie artistique de Lee Byars. Première période, 1958 :« Bien que c’étaient des travaux d’étudiant dans le sens le plus littéral, certains d’entre eux, comme la Thèse principale, montre que le projet essentiel lui venait déjà clairement à l’esprit » (McEvilley). En quoi consiste cette Thèse ? En 1958, Lee Byars invite ses professeurs chez lui. Auparavant, il aura ôté tous les meubles de la maison, ainsi que portes et fenêtre, et tout déplacé dans la grange, parents inclus, qui y regardent la TV. « Quand ses professeurs arrivèrent ils marchèrent à travers les pièces vides et montèrent à l’étage, où, au second, se trouvait Lee Byars assis droit sur une chaise, yeux bandés et parfaitement immobile. Cette sorte d’exhibition de soi qui fut interprétée [‘performed’] par Lee Byars dans son projet de thèse fut subséquemment repris par Yves Klein, Gerhard Richter, Tom Marioni, Chris Burden, Linda Montano, Gilbert & George, Marina Abramovic and Ulay, et de nombreux autres.» (McEvilley). Comme défense d’une Thèse, c’est tout à fait extraordinaire. Ici, Lee Byars concentre toute sa création autour d’un vide dont le centre est sa propre personne. Mais il faut aussi prendre l’ensemble de ce dispositif comme un principe d’économie, principe qui marquera toute l’œuvre de Lee Byars. La maison évidée, éviscérée, ôtée de ses caches (portes et fenêtres) est un organisme, dont fait partie Lee Byars ; l’air y circule (tandis que fermée, la maison ne respire plus). On pourrait trouver ici une des origines de l’art soit-disant minimal, qui n’est minimal que depuis une compréhension étriquée de ce qui est donné dans le geste artistique, compréhension qui a recouvert toute la pensée justement qui était associée à ce mouvement, à savoir 1) la prise en compte de l’espace avoisinant, 2) les relations perceptuelles actualisées chez le spectateur, 3) la pensée à l’œuvre dans l’œuvre. Mais l’exposition seule de sa personne en ce lieu ne dit rien, n’exprime rien, qu’une sorte de méditation ; c’est une performance négative, et ce d’autant plus que Lee Byars ne se trouve que dans une interaction minimale avec ses visiteurs, puisque ses yeux sont bandés. Et ce n’est pas précisé, mais on peut parier qu’il est parfaitement muet. Cet “happening” avant l’heure est fondationnel chez Lee Byars, car il reproduira, au long de son existence d’artiste, des performances dans lesquelles il apparaîtra immobile, vêtu d’un costume comme fait d’or, souvent les yeux bandés, et sinon coiffé d’un chapeau parfois très rabattu sur les yeux — ou non, mais toujours chapeauté.     

1958 est certainement l’une des fondations de ce qui a été appelé, improprement d’ailleurs, « l’art minimal ». Rappelons que l’expression a été forgée par le philosophe Richard Wollheim, en 1965, qui indique, dans son article, parmi les précurseurs, Ad Reinhardt, Rauschenberg, Duchamp et Mallarmé ! Wollheim a dû considérer Un coup de dé jamais n’abolira le hasard comme une œuvre minimaliste ! Comme souvent, les appellations exogènes visent dans la cible et à côté, car, bien entendu, Wollheim parle aussi de Robert Morris. Mais enfin, les quatre premiers mousquetaires n’ont rien à faire là. Mais, plus grave, Wollheim ne mentionne ni Anne Truitt ni Lee Byars. Lee Byars est l’un des pionniers de l’art dit minimal, mais pas seulement ; il suivait un processus propre qu’il nommait “arbitrization”, soit une sorte d’arbitrage entre figuration mimétique et figuration abstractisée. 

 

James Lee Byars “Self-Portrait”, ca. 1959, bois peint, pain, six parties, 165 x 33 x 199.5 cm, Michael Werner Gallery, London

“Self-portrait” se montre aussi ainsi :

James Lee Byars “Self-Portrait”, ca. 1959, bois peint, pain, six parties, 165 x 33 x 199.5 cm, Michael Werner Gallery, London

 

C’est minimal. Mais c’est aussi comique. Lee Byars est certainement le seul et unique artiste minimal comique (il ne doit certainement pas être subsumé sous cette seule étiquette). Car cette sculpture dépicte bien ce que nous imaginons ; un être humain allongé, avec une tête minuscule. C’est quasi enfantin. C’est très rare, l’humour, dans l’art contemporain ; tout cela est tellement sérieux. On pense aux “Sentences” de Sol LeWitt, et par exemple à la fameuse phrase 10 :“ Ideas alone can be works of art; they are in a chain of development that may eventually find some form. All ideas need not be made physical”, « Les idées seules peuvent être des œuvres d’art ; elles sont dans une chaîne de développement qui peut éventuellement trouver une certaine forme. Toutes les idées n’ont pas besoin d’être physiques.» Face à ce genre de phrases, des générations d’exégètes n’ont cessé de cogiter quant à la profonde et réelle signification —  surtout —, de la première phrase, tandis que l’on pourrait trouver qu’il ne s’agit là que de sophismes, dont on peut donc sourire. Pourquoi ? On ne voit pas très bien en quoi une idée pourrait être une œuvre d’art, dans la simple mesure où une idée, dans le sens strict, n’est pas partageable ; on ne peut pas communiquer une idée. Partant, un artiste persuadé que son idée est une œuvre d’art serait bien le seul à en être convaincu ; ce qui ne servirait pas à grand-chose. Une idée, au sens strict, est un événement purement mental ; à ce stade, elle est impartageable et incommunicable ; tandis que, pour le meilleur (et le pire), l’art compte pour Fait Social ; il faut être au moins deux. Passons à une autre œuvre :

James Lee Byars, “Untitled (A Face)”, ca. 1959, terre cuite, 52.5 x 11 x 11 cm, Michael Werner Gallery, London

 
Notre faculté abstractive veut encore bien voir ici un visage, avec de tout petits yeux et une bouche béante, qui exprime — notre faculté abstractive peut même nous le dire —, l’étonnement joyeux. Tout cela est infidèle à toute bonne mimesis, mais il y a longtemps qu’on s’en acquitte. On peut, à part ça, se demander ce qui a conduit Lee Byars a inscrire dans ce qui semble une sorte d’instrument de musique (grosse flute) à trois trous, ces indices anthropomorphes. Était-ce prévu ? L’idée est-elle venue en cours de fabrication, voire, une fois la pièce finie ? Car, il faut bien le reconnaître, les humains en forme de tube sont assez rares.    

James Lee Byars, “Eight Cones”, 1959-1960, Japanese paper, varnish, Six parts, each: 5 x 4 x 4 cm, Two parts, each: 26 x 5.5 x 5.5 cm, Michael Werner Gallery, London

Huit cônes. Grands sorciers, petits sorciers.     

James Lee Byars, “The Philosophical Nail”, 1986, fer doré et feuille d’or, 27 × 3 × 3 cm

Le “clou philosophique”. En anglais, l’expression “it nails it”, signifie « ça cloue », dans le sens figuré, « ça clôt le problème ». Au sens littéral, l’expression “clou philosophique” ne fait guère sens, à moins d’y faire entrer le sens figuré, mais ce n’est guère convaincant. Mais ici, il s’agit bien d’un clou, doré, planté dans un mur doré à l’or. On tenterait bien de chercher une exégèse là-dedans. D’un autre côté, il y a un aspect chez Lee Byars qui pourrait se résumer à l’expression anglaise “state the obvious”, i.e., dire ce qui est évident. Il est évident que ce que nous voyons ne ressortit à rien d’autre que ce qu’il y a à voir (comme disait l’autre). 

Enfin, voici une pièce énigmatique :

James Lee Byars, “The Angel”, 1989, 125 transparent glass spheres, Courtesy Michael Werner Gallery, Berlin and New York © Estate of James Lee Byars

Byars aura vécu presque dix ans au Japon, mais c’est à Murano qu’il a trouvé le verrier idéal pour produire des bulles parfaites, toutes identiques, de 17,78 cm Ø, obtenues chacune d’un seul souffle, ce qui explique peut-être qu’une telle prouesse se fut étalée sur plus d’une année entière. La figure produite au sol n’est pas le fait du hasard, c’est la stylisation du caractère japonais pour le mot « homme ». À quoi ressemblons-nous, nous, les hommes ? Encore une fois, il faut insister sur la perfection monadique de chaque bulle, mais monade interconnectée. Ne disons donc pas monade, mais « entité actuelle ». D’après McEvilley, Lee Byars n’était pas versé en philosophie, il avait lu quelques bribes du Wittgenstein des Fiches, et c’est tout, sans oublier la pensée du Nô, auprès de laquelle il s’était sensibilisé durant son séjour au Japon. Prenons donc notre propre avis philosophique. La formalisation de l’homme sémantisé sous forme de bulle de verre indique en chacune une entité actuelle, soit la structure minimale de l’expérience (A.N. Whitehead). Sachant qu’aucune entité actuelle n’est isolée, ici chacune, dans sa perfection, est connectée à l’autre, et toutes ensembles ; c’est le « continuum extensif »1. On dira donc qu’il s’agit là d’une démonstration de la perfection, démultipliée.

 

 

 

Note. 1. « Nous devons considérer le mode perceptif dans lequel il y a une conscience claire et distincte des “relations extensives” du monde. Ces relations incluent l’“extensivité” de l’espace et l‘“extensivité” du temps. Indubitablement, cette clarté, au moins eu égard à l’espace, est obtenue seulement par la perception ordinaire à travers les sens. Ce mode de perception est ici nommé “immédiateté présentationnelle”. Dans ce “mode”, le monde contemporain est consciemment appréhendé comme un continuum de relations extensives. » (A.N. Whitehead, Process and Reality, p.61, The Free Press, 1978).

Refs. Thomas McEvilley, “James Lee Byars, A Study of Posterity”, Art in America, November 2008 /// Wollheim Richard, “Minimal Art”, Arts Magazine, January, 1965 /// Alfred North Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, Gallimard, 1995 (l’édition anglaise Free Press 1978 est préférable, mais sinon, la française ira dans un premier temps.) /// Fabrice Bothereau, Des Compositions de l’expérience. Whitehead, l’hylémorphisme, et le phénomène, Zeta Books, 2015

 

Léon Mychkine

 

 


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