L’image, chez la photographe Anni Leppälä (#1)

Ch er   cher       ce  qu’est        laph    oto        gr aphie

Avec chaque photographeuse, photographeur “trouvé”, “rencontré”, se dire : « c’est ça !», tout en sachant que ça l’est et pas encore. Mais se dire cela, c’est toujours construire le corps photographique, le corpus. Un corps fait d’images, et des images faites corps. Ainsi, c’est, pour ma part, ce que je “vois” chez Anni Leppälä (née en 1981) ; une attention très particulière portée à la fois avec une grande douceur, comme une égale caresse dans toute la surface de l’image, avec une certaine tonalité chromatique non profane ; c’est cela qui, entre autres, mais premièrement, me retient chez Leppälä. Il suffit parfois de très peu de choses, d’un très léger décalage, ou déplacement, pour montrer l’encore certaine part de mystère qui demeure dans le visible, dont on déplore trop souvent l’épuisement. Sur le site Fisheye, nous trouvons cette phrase de Leppälä : « Le mystère et la fuite reflètent la nature voilée de la réalité elle-même ». Pour ce qui est de la fuite, ce n’est pas encore notre propos, si jamais cela le devient, en passant. Comme toujours, il suffit de savoir regarder, et prendre. Après, « prendre », cela ne veut pas forcément dire shooter direct. Prendre la réalité pour un mystère. Peut-être que « réalité » et « mystère » ont toujours été synonymes. Il fallait qu’une photographe nous le dise. Et ce n’est pas un hasard si cela est dit par un œil-esprit photographique.

Anni Leppälä, ‘ Looking at the Forest’, 2007, 48 × 64 cm, Galerie Les filles du calvaire, Paris

Ici, ce n’est pas mystérieux, c’est étrange et bizarre. Plusieurs impressions mêlées, sans ordre : comme un masque posé au sol, tout simplement. Mais une fois que j’ai dit çà, toute l’atmosphère étrange est partie ; non ? Une fois que j’ai pensé “cela”, puis-je penser à autre chose ? Oui. Une promenade en forêt, et, soudain, ce morceau de visage, posé au sol, avec ses yeux de végétal, qui nous regardent. La forêt nous regarde. Mais, dans l’œil gauche, je vois une figure vue de dos, nue (jambes, fesses, bas du dos). Pas vous ? Et c’est là que cela redevient bizarre. Et puis, le noir, on en parle ? Demi-visage de nuit masqué(e) éclairant sur son passage ? Noir autour et, encore, et aussi dans les yeux (où devrais-je dire les orbites)… Mystère (revient). Une bonne photo, ça joue de peu, parfois, un truc, mais pas un truc de magicien, un truc de “métier” et d’à-propos. J’ai l’impression que Leppälä produit du mystère, du curieux, à partir de choses simples. Exemple :

Anni Leppälä, Persons Projetcs Gallery, Berlin

Ça peut sembler insignifiant, mais, en quelque sorte, je dirais le contraire. Et si, la photographie, nous réapprenait, parfois, à voir ou revoir ce que nous ne voyons plus, comme une vertèbre, une omoplate, une épaule, et tout cela sous la peau ! C’est aussi cela, je crois, l’un des “messages” iconiques chez Leppälä ; voir ce qui est dessous/dessus, et inversement, et, jusqu’où s’étendent ou débordent les choses ? Voyez, je trouve excellente cette photo, et je gage que personne, disons, nul photographe, n’en prendrait une semblable (aucun intérêt. Or pas du tout). C’est ce que m’oblige à faire ici notre photographe. Parce que, la première fois vue, je me suis dit “OK, passons”. Et puis, tout de même, c’est une photo d’une photographe d’art contemporain, pas une image issue de Getty Images (rien de désobligeant, mais il y a “de tout”, et donc pas que de l’art contemporain, bien entendu). Donc, je reviens sur cette photo, et je regarde. Repartons du fond. Bien rouge. Rouge pourpre, mais, notez, pas tout uni, et glissant sur le noir (encore une fois), dans le côté bas droit. Venant contraster, ce magnifique roux, de la chevelure. Leppälä, je crois, utilise souvent ce modèle. Maintenant, notez comment cette jeune femme est coiffée. Tout est brossé vers le côté gauche. Pourquoi ? Pour dégager l’épaule droite. Mieux : pour dégager ce que j’appellerais la partition depuis le côté gauche, jusqu’au bord droit de l’épaule. Partez depuis l’épaule gauche, jusqu’au bord de l’épaule droite. Que voyez-vous ? Une onde. Une onde de chair, et d’os ; avec, à droite, l’épaule droite surélevée par rapport à celle de gauche. Mais il s’agit bien de souligner le rythme du corps, rythme sourd, silencieux, mais repérable, ce dos-nu [bare back], dont le côté droit est davantage échancré que l’autre côté. Bon, je crois que j’en ai assez dit. Il suffit de regarder. Mais où ? Je viens d’indiquer un commencement. Ensuite, descendez sur les vertèbres, et remontez sur l’omoplate droite. On pourrait peut-être se dire que la photographie eut été assez similaire sans vêtement. Je ne crois pas. Le tissu, sombre lui aussi, crée une frontière entre le rouge pourpre et la peau claire, se fondant presque, sur la droite, en une mince zone chromatique non-identifiable, voyez-vous, cet endroit où on ne parvient pas à départager entre le bleu ultramarin et le rouge pourpre ? Sans le vêtement, la photographie serait quasi vulgaire, gratuite. Avec, il contribue à produire un volume, un rythme doux, depuis le plat du rouge jusqu’à l’ivoire clair de la peau rehaussée par la colonne vertébrale.

Anni Leppälä, ‘Light (profile)’, 2012, 33,5 x 24 cm, pigment print mounted on aluminium frames

On ne saurait guère faire plus simple ; minimal, aurions-nous envie d’écrire, si tant est que le minimal ait jamais eu à voir avec le figuratif, le directement reflété. Or, ici, nous sommes vraiment aux limites du réel abstrait (verbe, ici, et non pas adjectif). J’ai récemment écrit sur la photographie et l’abstraction, une véritable problématique en soi. Je ne vais pas me répéter. Mais, ici, comment ne pas penser à une certaine forme de croisement entre réalisme et abstraction. Vous me direz : « ici, franchement, c’est quand même très abstrait. — Certes, vous répondrai-je, mais ce ne l’est suffisamment pas. — Suffisamment pas pour quoi ? — Pour ne pas être totalement irrécupérable pour la rationalisation (ce n’est pas un grand mot, ni un gros mot), à savoir : si je vous demande ce que vous êtes tenté de voir, vous me répondrez : “une sorte de profil inachevé”. Et je répondrai : oui.» Comment se fait-il qu’avec ce peu de trace lumineuse nous soyons tout de même si prompts à “voir” un profil anthropoïde ? Réponse : Nous sommes habitués. Et ce, dès l’enfance (qui ressemble à un homme bâton ?), et, plus profondément, depuis la phylogénie archaïque de notre cerveau (reconnaître de loin ce qui arrive ; le cortex visuel (nous voyons avec le cerveau) qui discrimine bien mieux les lignes verticales qu’horizontales.) Maintenant, comment Leppälä a-t-elle produit cette photographie ? Je ne sais pas. Peu importe, d’ailleurs. Mais je trouve que cette image correspond assez bien à la philosophie photographique de Leppälä, qui consiste à souligner des lisières, des frontières, des marges, dans l’image, à l’intérieur

Anni Leppälä, ‘Hand (reclining)’, 2017, pigment print, 25.5 × 34 cm, Purdy Hicks Gallery London

Je l’ai déjà écrit, et on l’aura lu ailleurs, mais je le crois instinctivement et profondément : la photographie, c’est ce qui rend présent ; ce que ne fait pas la peinture. La peinture ne rend pas présent, elle absorbe le spectateur (voir la notion d’“absorption” chez M. Fried). En quelque sorte, la photographie vient au-devant de nous, la peinture nous fait venir ; et ce processus n’est pas réflexif (encore une bonne raison pour ne jamais comparer également photographie et peinture). Ci-dessus, presque rien, en fait, mais cela suffit, car ce « presque » est alimenté. Par ceci (entre autre): Il y a comme un effet stéréoscopique dans cette image, effet, rappelons-le, inventé dès 1844. Ici, donc, probablement, Leppälä fait signe aussi vers l’histoire de la photographie, ce qui, d’ailleurs, est assez rare chez les photographes, tant la plupart ne s’occupent que de forger leur propre langage (on peut le comprendre). Donc, premier signe d’alimentation de l’image. U. Ecco (Opera Aperta, 1962), bien avant d’autres, a bien dit que nous consommons les produits artistiques — de fait, nous aimons les images qui nous nourrissent. Me nourris aussi, ici, ce beau passage entre le rouge du tissu au mur, semblant rebondir autour du bras ; et, regardez ce fil blanc passant sur le … quoi ? Le bord ? Mais c’est une courbe. « Car Le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela, les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres.» (Frenhofer). Une ligne pour délimiter ce qui ne se délimite pas. Leppälä est une lectrice, et je gage qu’elle a lu Le Chef-d’œuvre Inconnu. Zut ! Je viens de faire un parallèle avec un peintre…! Oui mais, notez bien : un parallèle non pas par rapport au peint mais au dire, en sus d’un personnage fictif (c’est Balzac qui parle). Me nourrit encore cette jolie main, en détaché (comme le montant du fauteuil d’osier), et, encore une fois, ce passage depuis le bord gauche, dans le clair, jusqu’au très sombre du bas du vêtement, si sombre que nous ne voyons plus grand’chose, si ce n’est la naissance gainée de noir, du genou droit, le reste sombrant. Du coup, on remonte, et on remarque ce triangle noir formé par la découpe du gilet rouge sur la petite robe noire, exactement dans le bord du cadre. à suivre…

Léon Mychkine