L‘art et la mort, ou bien, aussi, les media et la mort. Le 1er mai 1947, Robert Wiles, étudiant en photographie, se trouve non loin quand il assiste au rassemblement d’une foule. La rejoignant, il découvre le corps d’une jeune femme enfoncée dans le toit d’une limousine de l’ONU : Evelyn McHale, jeune comptable américaine, vient de se jeter depuis la terrasse de l’Empire State Building, au 86e étage, et cela fait quatre minutes qu’elle est décédée. On raconte qu’un policier a vu une écharpe blanche accrochée au parapet du ‘deck’, et qu’ensuite il a entendu un ‘boum’ retentissant.
Ci-dessous, la photographie telle qu’elle a paru, avec sa légende : “Au bas de l’Empire State Building, le corps d’Evelyn McHale repose calmement dans un cercueil grotesque son corps tombant enfoncé dans le toit d’une voiture”. La légende, déjà, est littéraire. On ne peut pas dire que le corps de McHale repose ; il vient de s’écraser depuis 320 mètres de haut. Ensuite, reposer calmement implique l’idée qu’un cadavre pourrait avoir un air perturbé, tourmenté, mais la plupart des visages cadavériques ont un “air” calme. Le toit de la limousine est déjà devenu un cercueil, ce qu’il n’est pas, et que McHale d’ailleurs n’aura pas, car elle a laissé une note dans laquelle elle demande la crémation. Mais si la légende est littéraire, c’est que la photographie est extrêmement théâtrale. N’était la paire de bas descendue, on pourrait croire que cette femme s’est endormie, tant sa pose semble détendue et sereine, ce qui tranche absolument avec l’environnement de ferraille déformée qui l’entoure. Certaines reproductions ont effacé les visages et reflets au dessus, et si on ne connaît le contexte, on peut se demander ce que représente cette photo, tant elle est inhabituelle. Wiles a pris un angle plongeant et obtenu une vue de dessus, accentuant la dramaturgie de la scène, car il a choisi la partie la plus basse du véhicule enfoncé, soit son arrière. La photographie est d’autant plus extraordinaire qu’avec une telle hauteur et vitesse de chute, le corps de McHale devrait être disloqué, ajouté de fractures ouvertes dans des angles impossibles, comme on lit dans les romans noirs ; et ce qui serait immanquablement advenu s’il avait atterri sur l’asphalte ; mais la vitesse et le poids du corps ont été compensés par la robustesse du toit de la limousine, qui a quasiment pris toute la force de l’impact. On a donc ce contraste saisissant entre le corps d’une femme qui semble effectivement reposée, enfoncée dans un désordre de tôle qui ressemble, du coup, à une sorte de moulage.
La photographie est devenue iconique, à bien des égards. Elle est publiée dans Life Magazine le 12 mai, avec le titre “The most beautiful suicide”, et la légende ci-dessous. On peut déjà s’étonner, avec un léger sentiment de gêne et de honte, d’une telle appellation. Comment peut-on appeler la mort volontaire d’une femme de 23 ans le plus beau suicide ? C’est obscène. Mais ce n’est pas le suicide qui est “beau”, c’est la pose de cette jeune femme, et son corps même dans cette position. Encore une fois, si le corps s’était écrasé sur l’asphalte, il n’aurait pas été possible de parler de quelque beauté que ce fût. On ne sait pas ce qu’a vécu après sa prise de vue et sa publication Robert Wiles, mais il n’est pas anodin de signaler qu’il n’aura plus jamais publié de photographie après celle-ci.
À partir des années 60, Andy Warhol s’intéresse aux fait divers morbides, et, le premier de sa série ‘Death and Disaster’ est ‘Suicide (Fallen body)’, 1962. On le voit, il s’agit d’une sérigraphie à partir de la photographie de Wiles. Comme on peut le remarquer, Warhol a changé la tonalité de la photographie, et on met un certain temps à “retrouver” le corps dans l’image, puisque c’est le creux noir — en haut —, qui absorbe toute l’attention. Warhol a-t-il souhaité que l’on soit d’abord attiré par ce creux ? Toujours est-il qu’il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler une tentative d’esthétisation de la mort (ce qu’était déjà, et j’imagine de manière non-intentionnelle, la photo de Wiles). On ne sait pas très bien pourquoi Warhol a éprouvé le besoin de reprendre cette image — certes iconique —, dans l’histoire des media, afin d’en proposer une version actualisée, si l’on peut dire, et transposée dans le domaine de l’art. Mais la réponse est dans la question : il s’agit de reprendre une icône, procédure annonciatrice de quasiment tout ce que fera ensuite Warhol durant sa carrière (Coca-Cola, Marilyn Monroe, Elvis Presley, etc.). On se rappelle que c’est en 1962 que Warhol expose à Los Angeles (Ferus Gallery), 32 peintures de boîtes de Campbell’s soup. D’après Linda Bolton, si la réception fut décevante en Californie, elle fit sensation à New York. « Durant l’été 1962, Warhol commença à expérimenter depuis une technique d’impression commerciale en utilisant la sérigraphie : “La raison pour laquelle je peins de cette manière c’est parce que je veux être une machine. J’ai essayé de les faire à la main, mais je trouve plus facile d’utiliser un écran. De cette manière, je n’ai pas du tout à travailler sur mes objets. L’un de mes assistants, ou n’importe qui d’autre, peut reproduire le design aussi bien que je le pourrais”». Oui, certes, on pourrait trouver ici une origine possible de l’art conceptuel (faire faire par n’importe qui une œuvre d’art), sauf que la définition de l’art conceptuel, telle que donnée plus tard par Sol LeWitt, ne correspond pas au faire, mais à la pensée. Ajoutons que l’art conceptuel se caractérise par une forte tendance à l’esthétique, et même au beau objectif, qualités que n’atteignent pas les sérigraphies de Warhol.
Cette sérigraphie ↑ a été inspirée à Warhol par une photographie prise par John Whitehead, dans Newsweek. La voiture a été renversée par une voiture de police, à Seattle. Le conducteur a perdu le contrôle et s’est crashé à 97 km/h. La question du format, peut-être, a dû posé des problèmes à certains spectateurs, qui se sont vus imposé au regard de grandes reproductions d’un événement qui, bien souvent, ne fait pas la Une des journaux, et qui se retrouvent ajoutées aux autres. Mais quelles sont été les impressions des connaisseurs ?
L’œuvre ci-dessus a été adjugée chez Sotheby’s pour un montant de 15,202,500 USD. Un homme est mort, corps le projeté au sol, son visage caché par son bras gauche et sa veste retroussée. D’aucuns affirment que les images de la série “Death and Disaster” interrogent les media dans leur représentation de la célébrité et de la mort. On lit ailleurs que la sérigraphie ci-dessus est un chef-d’œuvre. Mais on peut interroger la “valeur ajoutée” par Warhol aux images déjà faites. À part les coloriser, et les multiplier, que fait-il qui pourrait lui faire rejoindre une certaine forme de solennité, ou de sublimation, par exemple ; voire, pourquoi pas, d’ironie ? Le Format, rappelant le tableau ? (ce qui invaliderait la thèse de Fried d’après laquelle il y aurait eu un tournant photographique à partir des années 1990 avec les grands formats).
Paradoxalement, il semble que la photographie de Miles fut finalement plus artistique qu’aucune des sérigraphies de Warhol. Paradoxe, car on peut conjecturer que Miles ne souhaitait pas produire une photographie de ce type, mais qu’il a voulu “informer”, témoigner. Bien sûr que la mort, en tant que sujet, caractérise à travers toute l’Histoire la représentation que l’on s’en fait, des momies égyptiennes jusqu’à la photographie.
Celle de presse, décidément, semble plus dans son champ que l’art proprement dit pour capter la présence de la mort dans notre monde contemporain (si tant est que Warhol puisse indiquer quelque chose ici, quoiqu’en dise le discours officiel). La photographie de Mérillon dégage une intensité très forte. Elle fait immanquablement penser à une peinture, mais parce que c’est la peinture qui, historiquement, certes avec la sculpture, a représenté la mort. Mais tout change avec la venue de la photographie. Bien sûr que le cadrage, la chromie, jouent pour beaucoup dans les effets de la photographie de Mérillon ; cependant, les personnes ici ne sont pas en train de poser ; elles sont plongées dans la tristesse la plus terrible. Cette photographie est tellement intense qu’on en oublie les signes de mouvement, que la vitesse d’obturation n’a pas arrêté, ce qui a donc pour effet, on peut le dire, d’ajouter du temps dans l’instant photographique, et qui aurait pu faire, d’un autre côté, que cette image manquât d’apparaître dans la presse, puisque, bien souvent — si ce n’est toujours —, les photos de presse ne présentent aucun élément flou (le flou étant contraire justement à l’information). Mais l’image ci-dessus est tellement, on peut le dire, belle et forte, qu’elle surpasse ces défauts. Le cadrage est parfait, avec un effet de hauteur qui rendrait presque la prise de vue objective (à la Sirius), et les lumières et les ombres sont tout à fait extraordinaires, même encore davantage avec le mur en coin, qui est blanc d’un côté et noir de l’autre, antinomique du côté où à lieu la scène, puisqu’on associe bien plus la mort aux ténèbres qu’à la lumière. Comme dans La Leçon d’Anatomie du Docteur Nicoales Tulp (Rembrandt), personne ici ne regarde dans la même direction, comme si la mort pouvait (aussi) produire une certaine forme de dynamique des corps regardants, une dynamique de la perdition ; on est perdu, dans tous les sens du terme. Certains on pu chercher ce qui pouvait avoir été rehaussé à la postproduction, mais Mérillon l’infirmera plus tard : il n’a rien ajouté, l’image était telle. Pendant que Mérillon photographiait, un cameraman de France 2 filmait les mêmes vues et, curieusement, les images télévisuelles sont inesthétiques, la chromie est délavée et le grain est épais, cependant que, il faut le redire, Mérillon ne cherchait pas à faire de l’esthétisme, il avait son appareil chargé d’une pellicule 36 poses, qui allait partir “blindée”, comme on dit, pour Paris. Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’il verra les tirages.
Ref. Linda Bolton, Artists in Their Time. Andy Warhol, Franklin Watts, 2002
LM
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Vivre de ses écrits ? / To live from writing?
L’écriture est un art. Chacun peut en convenir. Pourtant, un écrivain ne dit jamais qu’il est un “artiste”, et jamais on ne dit qu’un écrivain est un artiste. Néanmoins, l’écrivain comme l’artiste partagent un point commun, un idéal : vivre de ses productions. Des artistes se sont étonnés que je ne “gagne pas ma vie” avec mes écrits. Je rappelle que je ne suis ni salarié, ni rentier. Je ne me plains pas, je précise ma situation. Je ne suis pas une victime, je n’en veux pas à la société, ni à personne. Maintenant, j’ai essayé, de temps en temps, plutôt rarement que souvent, de faire acheter un article. Ça n’a jamais fonctionné. Même à 0,50 €. Je me suis dit que je pourrais procéder par abonnement, comme le font tous les journaux et magazines. Mais depuis la mise en ligne du premier article sur Article, le 03 juillet 2016, nous en sommes aujourd’hui à 718 articles en ligne ; et afin de proposer une “formule” abonnement , il faudrait que je refonde tout le site. C’est un travail énorme, que je n’ai pas du tout la force de faire, ni les moyens de le faire faire. Alors, je me dis, ce jour, plein d’optimisme candide (à mon âge, c’est touchant) : « Tiens ! je vais proposer au lecteur de me financer, à hauteur d’1 Euro par mois…». Cela peut paraître bien dérisoire, mais, sur ces derniers vingt-huit jours, Article a reçu
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